Les traces de l’évolution du statut des compositrices
au début du XXe siècle dans la revue Musica
Sylvain Caron
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Résumé
Au début du XXe siècle, en France, rares sont les femmes qui osent s’aventurer professionnellement dans le domaine de la composition. Les pionnières franchissent des obstacles sociaux et institutionnels importants, au prix de luttes et de stratégies que nous avons aujourd’hui peine à imaginer. La revue Musica, publiée mensuellement entre 1902 et 1914 à l’intention d’un lectorat principalement féminin, offre une vitrine incomparablement riche sur cette réalité, non seulement par ses textes, mais également par les nombreuses photographies qu’elle contient. Dans cet article, une attention particulière est portée à Lili Boulanger qui, en 1913, sera la première femme à remporter le premier grand prix de Rome.
Mots clés : composition musicale ; critique musicale ; études de genre ; musique française ; prix de Rome.
Abstract
At the beginning of the twentieth century, in France, few women dared to venture professionally into the field of music composition. The pioneers overcame important social and institutional obstacles, at the cost of struggles and strategies that we can hardly imagine today. The journal Musica, published monthly between 1902 and 1914, especially for women, offers a very rich showcase of this reality, not only through its texts, but also through the many photographs it contains. In this article, particular attention is devoted to Lili Boulanger who is the first woman to win the Premier Grand Prix of Rome in 1913.
Keywords: French music; gender studies; music composition; music criticism; Prix de Rome.
En août 1913, Lili Boulanger ouvre une ère nouvelle pour les femmes en remportant le premier grand prix de Rome en composition. L’arrivée d’une femme dans un métier jusqu’alors réservé aux hommes, et sa reconnaissance par une institution aussi prestigieuse que l’Académie des Beaux-Arts, déclenche une série d’articles. Certains signataires y voient une victoire, mais d’autres ressentent une défaite, voire un signe de l’affaiblissement de l’art. Avec une ironie qui cerne bien cette tension, le critique et chroniqueur musical Émile Vuillermoz tenait alors ces propos concernant la place croissante des femmes dans le monde musical : « Les esthéticiens misogynes en tirent de funestes présages. Ils nous font remarquer avec aigreur les défauts naturels, les tares originelles de l’interprétation féminine des arts. Ce sera le triomphe de la mièvrerie, de la fadeur, de l’élégance conventionnelle et de la sensiblerie » (Musica, no 114, 1912, p. 45). Parce que de tels mots sont aujourd’hui choquants, ils nous permettent de mesurer le chemin accompli en un siècle par les femmes musiciennes. D’un point de vue musicologique, l’exploration de la critique des femmes compositrice est intéressante. Elle permet de cerner un cadre de représentation symbolique et de pratiques sociales, et ainsi de mieux comprendre le contexte musical entourant Lili Boulanger et sa conquête du prix de Rome.
L’étude de la représentation des femmes compositrices dans la critique en France n’est pas nouvelle et a déjà fait l’objet de quelques publications depuis 20 ans. Dans deux articles, Annegret Fauser (1998 et 2007) avait fait valoir que Lili Boulanger s’inscrivait dans une lignée de femmes ayant tenté de remporter le premier grand prix de Rome : Juliette Toutain, Hélène Fleury et Nadia Boulanger. Fine observatrice, Lili Boulanger avait su tirer profit des erreurs passées et donner l’image d’une femme fragile, donc non menaçante pour un jury que Vuillermoz n’hésitait à qualifier de misogyne. Dans un collectif de 2007 dirigé par Alexandra Laederich, on trouve aussi un texte de Florence Launay sur la « Carrière de compositrices au tournant du siècle. L’exception Lili Boulanger », qui explique à quel point l’idéal de la femme au foyer était ancré dans les mentalités bourgeoises de la France au début du XXe siècle, et que cette contrainte forçait celle qui voulait devenir compositrice à naviguer à contre-courant de la société1Cette situation changera radicalement lors de la Première Guerre, avec l’afflux des femmes dans les classes de compositions, plus particulièrement celles des institutions indépendantes. Sur deux photos de la classe de composition de Vincent d’Indy à la Schola cantorum, prise en 1917 et en 1925, on peut voir une proportion importante de femmes. Voir : https://www.google.ca/search?q=femmes+classe+vincent+d%27indy+Schola&rlz=1C1CHBD_frCA756CA759&tbm=isch&tbo=u&source=univ&sa=X&ved=0ahUKEwjM9Ifp15_WAhUr74MKHdlxCxQQsAQIJQ&biw=1536&bih=895#imgrc=cIZR3mkg7c-ktM (consulté le 2 octobre 2017).. D’abord écartées de l’enseignement institutionnel de la composition, puis acceptées mais marginalisées, les femmes apprenaient surtout la musique au foyer, en cours privés, avec des professeurs qui souvent étaient les mêmes que ceux qui enseignaient au conservatoire (Sassanelli 2007). Malgré sa santé fragile – ou peut-être grâce à elle, puisqu’étant déjà condamnée, elle ne pouvait pas être menaçante –, Lili Boulanger a su franchir ces nombreux obstacles et remporter la récompense convoitée par tous les jeunes compositeurs : le premier grand prix de Rome. Ce prix ouvrait toutes grandes les portes d’une carrière : il venait avec un contrat de 10 ans attribué par les éditions Ricordi. Il était accompagné d’une rente et il ouvrait la possibilité d’être joué sur les plus grandes scènes. Si Lili Boulanger n’était pas morte prématurément en 1918, à l’âge de 24 ans, elle aurait pu terminer l’opéra qui l’occupait dans les trois dernières années de sa vie, La princesse Maleine2Cet opéra, composé sur la pièce du même nom de Maurice Maeterlinck, était presque terminé, mais il a mystérieusement été perdu., et peut-être recevoir le privilège extrêmement rare pour une femme d’être jouée à l’Opéra de Paris3C’est une probabilité mentionnée par Florence Launay (2007, p. 297)..
Par rapport à ces recherches antérieures sur la question des femmes compositrices en France au début du XXe siècle, ma contribution consiste à revisiter le sujet à la lumière de Musica, la première revue française moderne illustrée qui soit entièrement dédiée à la musique. Plus particulièrement, cet article approfondira la question du discours et de la représentation photographique des femmes, faisant écho à un sujet que Michel Duchesneau a traité de manière plus globale dans « Composer avec l’image. Les compositeurs dans Musica (1902-1914) » (2017). De fait, comme source sur les compositrices, sur Lili Boulanger et sur le prix de Rome, la revue Musica est une véritable mine d’informations. Maintenant numérisée par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) et disponible sur le web par la base de données AGORHA4Les numéros peuvent être téléchargés en pdf depuis le site AGORHA (Accès global et organisé aux ressources en histoire de l’art), à l’adresse suivante : http://agorha.inha.fr/inhaprod/jsp/reference.jsp?reference=INHA__METADONNEES__19 (consulté en avril-mai 2016). Cliquez sur « Ouvrages numérisés », puis « Revue Musica » dans la colonne de gauche. L’article se réfère à cette version numérisée consultée entre avril et mai 2016., la revue Musica est une source de documentation essentielle pour la compréhension du rôle des femmes et de son évolution dans les pratiques musicales au début du XXe siècle. La revue a déjà été étudiée globalement par Marie-Pier Leduc, dans l’un des chapitres du mémoire de maîtrise en musicologie qu’elle a rédigé à l’Université de Montréal (2016).
La revue Musica paraît mensuellement entre 1902 et 1914, pour un total de 143 numéros comportant entre 20 et 24 pages. Son tirage se situe autour de 45 000 exemplaires, ce qui est plutôt important pour l’époque. Le principal fondateur est l’homme d’affaires Pierre Lafitte. Il est à l’affût des préoccupations sociales de l’époque, non seulement en tirant profit de l’aura des grands interprètes et compositeurs, mais aussi en prenant en compte du rôle croissant des femmes dans la société. Comme l’observe Duchesneau (à paraître), la revue Musica vise plutôt un public large, bourgeois, fait d’amateurs tout autant que de professionnels, alliant culture musicale, mondanité, modernité avec une dextérité remarquable. Mais la principale caractéristique de la revue est de viser un lectorat féminin. Par cet amalgame, la femme au foyer est rejointe dans ses intérêts et préoccupations, et peut s’associer aux grands interprètes et être éduquée sur les grands compositeurs. Pierre Lafitte bâtit tout un dispositif en fondant également la revue Femina, en faisant construire la « salle des fêtes de Femina-Musica », qui ouvre ses portes le 19 mars 1907, et en s’associant étroitement aux activités du Conservatoire Femina-Musica, que dirige Xavier Leroux et dont les activités seront étroitement suivies dans la revue Musica.
Le premier numéro de Musica s’ouvre par un article intitulé « Notre programme », qui décrit les grandes orientations de la revue. Signé Musica, ce programme n’est pourtant pas explicite, ni même encore clair dans les buts visés. Les rédacteurs souhaitent surtout donner à la musique la place qui lui revient dans l’univers médiatique qui émerge :
Il manquait jusqu’à ce jour, en France, une publication musicale de conception attrayante, illustrée, documentée, et susceptible de plaire à la masse sans cesse croissante des professionnels et des amateurs. Alors que les autres arts, les sports et les corporations possèdent depuis longtemps leurs organes spéciaux illustrés, n’est-il pas curieux de constater que, seule, la musique n’ait pas encore le sien. Cependant chacun sait que la musique a pris depuis vingt ans un tel essor et une telle extension qu’elle est pour ainsi dire entrée dans nos mœurs au point de faire partie intégrante de toute éducation moderne. La publication que nous présentons aujourd’hui au public a la prétention de combler cette étrange lacune, et son titre en résume d’un mot l’esprit et le but : MUSICA » (Musica, no 1, 1902, p 1).
La socialisation musicale à laquelle se destine alors explicitement la revue est claire : assurer une visibilité à la musique, lui donner toute la place qu’elle mérite dans la culture de l’époque, former et informer ceux qui participent à la vie musicale, tant comme amateur que comme professionnel. L’arrivée de Leroux en 1910 comme rédacteur en chef permettra de donner plus d’importance à la musique dite d’avant-garde, dont la présence est croissante sur la scène parisienne. C’est dans ce contexte que Lili Boulanger et le prix de Rome – institution conservatrice s’il en est une – s’inscriront dans le discours de la revue. La place croissante des femmes dans la vie musicale sera présentée comme un facteur de progrès social, et lorsque les critiques s’opposant au féminisme seront nommées et expliquées, ce sera sur le mode ironique, pour mieux s’en moquer. Sur ce point, ma lecture des deux articles de Vuillermoz sur « Le péril rose » et « La guerre en dentelles » diffère sensiblement de celle proposée par Fauser. J’y reviendrai plus loin.
L’accès au prix de Rome pour les femmes
Dès la fondation du Conservatoire de Paris, en 1795, les classes de contrepoint et de fugue étaient exclusivement réservées aux hommes. La première femme à s’y inscrire et à y obtenir un prix est Charlotte Eques-Jacques, en 1861. Elle doit toutefois se contenter d’un second accessit. D’autres la suivent jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais seulement sept d’entre elles remportent les premiers prix de contrepoint et de fugue (voir Launay 2006, p. 62-63). Or, l’épreuve de fugue est un préalable pour l’admission au prix de Rome. Ce n’est qu’en 1905 que Gabriel Fauré, devenu directeur, réformera l’enseignement au conservatoire et séparera les classes de fugue de celles de composition.
Mais pourquoi les classes de contrepoint et fugue sont-elles restreintes aux hommes ? Nous n’avons pas de réponse certaine à cette question, mais les sources relatent que cette association est assez ancienne5Henri Blanchard écrit que « madame Farrenc, compositeur féminin, qui a toutes les grâces de son sexe par la mélodie, et toute la vigueur du nôtre par son savoir comme contrepointiste [sic] » (Anonyme 1841, p. 570)., et nous pouvons constater que les cours de contrepoint et de fugue sont d’une approche très intellectuelle, relayés par des traités avec de nombreuses règles et exceptions, souvent présentées de manière abstraite et scolastique. Or, même dans une revue progressiste comme Musica, et à plus forte raison dans les milieux conservateurs, on considère souvent l’activité intellectuelle comme l’apanage de la gent masculine, par opposition à la patience et à la douceur, qui seraient des qualités féminines. La composition fait également partie des activités qui, par leur haut degré d’érudition, seraient exclusives aux hommes !
Socialement, une proportion trop élevée de filles dans les classes du conservatoire – non seulement en écriture, mais même de manière générale – est perçue comme une menace pour les hommes. Cela s’est vérifié lorsqu’il y a eu une augmentation du nombre de femmes dans les classes de cordes. En 1904, un arrêté ministériel fixa des quotas au nombre d’élèves féminins dans les classes d’instruments : « le nombre d’élèves-femmes dans les classes d’instruments à archet […] ne pourra désormais s’élever à plus de quatre au maximum par classe » (Anonyme 1904, p. 148). Mais toutes les décisions ne sont pas défavorables aux femmes. En avril 1902, la revue Femina publie les résultats de son enquête où était posée la question suivante : « les femmes peuvent-elles être admises au prix de Rome ? » L’enjeu était de taille car, par son rayonnement et par ses retombées, le prix ouvrait les portes à un début carrière flamboyant. La réponse massivement favorable à la question est révélatrice d’un nouveau consensus social. En 1903, le ministre Joseph Chaumié autorise pour la première fois la participation des femmes au prix de Rome, mais à condition qu’elles ne soient pas mariées (voir Fauser 1998, p. 86-87). Car selon la mentalité de l’époque, le mariage trouve son épanouissement dans la maternité, ce qui exclut de facto une activité professionnelle retenant trop la femme à l’extérieur du foyer.
Le prix de Rome dans la revue Musica
La participation des femmes à la vie musicale professionnelle s’appuie sur un modèle social progressiste, qui va de pair avec le souhait de réformer plus globalement les vieilles institutions. Ayant dû se plier à des règles qu’il avait jugé arbitraires lorsqu’il s’était présenté au prix de Rome, Claude Debussy profite de sa notoriété, après Pelléas et Mélisande, pour dénoncer l’artificialité du genre cantate ainsi que l’absence de reconnaissance des grands genres instrumentaux, comme la symphonie ou la musique de chambre (Musica, no 8, 1903, p. 118). En présentation de l’article « Considérations sur le Prix de Rome du point de vue musical », la rédaction prend la peine de préciser que « Musica étant une tribune ouverte, nous avons cru plus piquant de charger M. Claude Debussy, l’auteur applaudi de Pelléas et Mélisande, dont la pensée, l’esthétique et la facture musicales s’éloignent sensiblement des formes académiques – de donner sur cette question son opinion personnelle ». De fait, Debussy va assez loin dans sa critique. Pour lui, la survalorisation du prix de Rome
a le grave défaut d’éloigner les jeunes musiciens de la musique pure ; cette maudite « cantate » leur donnant précocement le goût du théâtre (théâtre qui dans beaucoup de cas n’est que l’agrandissement exaspéré de la cantate). […] Lorsqu’on se plaint du peu de symphonies que la France peut opposer aux autres pays, faut-il en accuser le prix de Rome ? Si j’avais le goût de la statistique, je démontrerais facilement que toute la musique symphonique, ou à peu près, ne porte aucune estampille officielle (Musica, no 8, 1903, p. 118).
Deux femmes se présentent au prix de Rome dès que cela est autorisé : Juliette Toutain et Hélène Fleury. Mais comme l’écrira Vuillermoz (Musica, no 114, 1912, p. 45), neuf ans plus tard, elles auront à affronter un jury misogyne. Même si les femmes peuvent désormais concourir, la pression sociale demeure une force dissuasive assez puissante. En juin 1903, l’attention est portée sur une candidate qui n’a pas pu concourir parce que le règlement n’a pas pu être adapté. Première femme admise en loge, Juliette Toutain6Fille d’une riche famille bourgeoise parisienne, Juliette Toutain est récipiendaire d’un premier prix de composition dans la classe de Gabriel Fauré et d’un premier prix de piano dans la classe de Raoul Pugno. Elle n’est pas encore mariée au moment où elle concourt pour le prix de Rome. Elle épousera le peintre Julien Grün l’année suivante, en 1904. Voir Fauser (1998) et Clark (2008). écrit un article (Musica, no 9, 1903, p. 140) où elle explique les circonstances de son retrait forcé. Elle demandait l’autorisation d’être surveillée par une femme du Palais de Compiègne et non par un homme. Elle n’a pas pu obtenir cette autorisation à temps, dans des circonstances qui demeurent obscures. Une femme de sa condition ne pouvait pas prendre le risque d’être compromise en étant entourée seulement par des hommes. Elle a dû se retirer pour des raisons de convenance et de réputation. L’année suivante, elle n’a pas pu se représenter parce qu’elle s’était mariée.
Quant à Nadia Boulanger, la sœur de Lili, elle n’obtiendra qu’un deuxième second grand prix, en 1908, pour sa cantate La sirène. Il faut dire que Nadia s’était attiré la suspicion des membres du jury par son refus de se plier aux conventions. Elle avait composé une fugue instrumentale et non vocale, ce qui n’était pas permis par le règlement. À sa défense, lorsque l’on regarde le sujet de fugue composé par Saint-Saëns7Ce sujet de fugue a été reproduit par Fauser (1998), p. 115, à partir du document Ms. 2896, conservé à la Bibliothèque nationale de France., on a peine à y voir un sujet vocal, et l’on doit admettre le bien-fondé de la décision de Nadia d’avoir fait sur ce thème une fugue pour quatuor à cordes. Malgré tout, dans la chronique qu’accorde la revue au prix de Rome (Musica, no 71, 1908, p. 13), il n’est fait mention que brièvement du fait que Nadia Boulanger a remporté le deuxième second grand prix. On ne voit même pas sa photo. Par contre, le premier grand prix, André Gailhard8Il est le fils de Pierre Gailhard, qui a été directeur de l’opéra de Paris jusqu’en 1907. André Gailhard dirigera le théâtre Femina-Musica., y est abondamment louangé pour sa version de La sirène.
L’image de la femme à travers les textes et les photographies
Pour comprendre le caractère exceptionnel de la médiatisation des femmes compositrices, il faut le comparer avec l’image habituellement dévolue à la femme. Même si Musica est une revue progressiste, elle n’en est pas moins représentative des images sociales qui prévalent. Dans le premier numéro de Musica, André Gedalge – qui a enseigné l’harmonie à Lili – ouvre la rubrique des « Cours d’enseignement musical » par un article sur « L’enseignement de la musique par la mère de famille » (Musica, no 1, 1902, p. 2). Ce qui est implicite, c’est qu’il revient à la mère d’assurer l’éducation musicale des enfants en bas âge. L’article n’est pas condescendant, et aborde la question de manière à la fois pratique et esthétique : « la leçon des choses musicales », les dispositions naturelles chez l’enfant, le répertoire pour enfant, la compréhension de la notation musicale.
On pourrait penser que l’image de la femme est uniquement le fruit de propos masculins. Or, il existe dans la revue quelques textes rédigés par des femmes. Néanmoins, ces textes viennent conforter l’image des attributs féminins traditionnels. Dans l’article de Paula Barillon-Bauché, « Les trois patiences » (Musica, no 113, 1912, p. 27), l’auteure note que :
Les femmes qui s’égarent tant sur leur propre cause, ont vis-à-vis autrui l’intuition exacte de mille choses dont les hommes ne s’aviseraient pas, à moins d’y arrêter spécialement leur esprit ; elles possèdent une finesse innée leur rendant sensible ce qui est supérieur et, bien mieux que l’homme, elles devinent, pressentent les intentions, les sentiments dissimulés, sans passer du temps en analyses, pour lesquelles, d’ailleurs, elles ne montrent que peu d’aptitudes et de patience.
Patience du cœur, patience des doigts (couture), patience de l’esprit : voilà un type de discours comparatiste homme-femme qui traduit la quête d’une identité spécifiquement féminine.
Si les descriptions de la femme par l’image littéraire sont révélatrices des mentalités, les nombreuses photographies de musiciennes sont une source documentaire d’une richesse non moins grande. Les photos de Juliette Toutain, associées à la lettre qu’elle a publiée, contribuent à renforcer le message. Elle apparaît dans un dans un portrait en pied (figure 1a)9Appliqué normalement à une peinture où le sujet est présenté de la tête au pied en grandeur nature, debout ou assis, l’appellation « portrait en pied » est ici transposé au domaine de la photographie puisqu’il en conserve l’esprit, la solennité et qu’il confère au sujet un prestige réservé aux personnages de condition., ou encore parée d’une robe somptueuse (figure 1b), mais pudique, appliquée à son travail de composition, assise à un piano qui déborde de fleurs, elle manifeste sa qualité de compositrice issue de la haute société, tout en demeurant empreinte de modestie. Sa féminité n’a rien de menaçant, elle bénéficie de la caution du père10Dans la notice placée sous le portrait, il est mentionné que son père, « un haut fonctionnaire, a demandé au Conseil d’État l’annulation de l’épreuve éliminatoire ou tout au moins l’autorisation pour sa fille de recommencer particulièrement, s’appuyant sur le fait que la lettre lui annonçant que toutes les difficultés étaient levées, lui était arrivée le lendemain de l’ouverture du concours » (Musica, no 9, 1903, p. 141)., et c’est bien au foyer qu’elle compose : voilà de quoi rassurer un futur prétendant !
Situé dans un autre registre, le grand portrait d’Augusta Holmès (figure 2) est tout aussi révélateur. Apparaissant sans doute pour souligner la mort subite de cette figure connue, le portrait est placé dans un monde d’hommes, juste après un article sur la Villa de Médicis et avant d’autres articles sur les organistes, représentants d’une autre chasse gardée masculine. Tout en faisant l’éloge de l’une des rares femmes compositrices, la notice éditoriale souligne non sans ironie que Holmès « compte, à juste titre, en raison même de la virilité de son talent, parmi les compositeurs les plus personnels de l’École française » (Musica, no 4, 1903, p. 55). Fallait-il être virile et perdre ses attributs féminins pour exister comme compositrice ? Et combien était-il ironique de masculiniser un personnage dont les succès répétés auprès de la gent masculine étaient notoirement connus. Serait-ce une manière subtilement pernicieuse de la punir, in fine, pour s’être prévalue de la prérogative masculine du libertinage ?
En 1907, Thomas-Salignac11Eustase Thomas-Salignac (1867-1943) est un ténor français dont la carrière internationale l’a mené à quelques reprises au Metropolitan Opera de New York. signe un article intitulé « Musique et maternité » (Musica, no 52, 1907, p. 14-15). Il y explique la carrière étonnante d’Ernestine Schumann-Heink (1861-1936), née Rössler, à Prague, qui mène une brillante carrière de contralto à New York malgré le fait qu’elle soit mère de 9 enfants. La notice du début précise que la cantatrice illustre le sort « à la fois glorieux et bizarre qui est fait aux chanteurs aux États-Unis ». Car c’est bien sous le couvert de l’américanité qu’est brossé le portrait de « cette grande artiste qui tient à honneur [sic] d’être une grande ménagère ». Les photos qui accompagnent le texte montrent Schumann-Heink entourée de ses enfants (figure 3), en train « de faire les comptes du ménage » (figure 4) ou encore lorsqu’elle range la literie dans une armoire (figure 5). Bien sûr, une quatrième photo la montre assise au piano (figure 6), pour témoigner tout de même de sa carrière de musicienne. Non sans ironie, l’article se termine en se demandant s’il est possible que « plus d’une cantatrice française, aussi élégante que peu maternelle, a parfois envié maman Schumann-Heink ».
De fait, juste avant la guerre, les chanteuses qui font carrière commencent à bénéficier d’une émancipation dans leur image, pouvant afficher non seulement leurs attributs féminins, mais même commencer à apparaître dans une tenue plus osée. La photo de la soprano ukrainienne Maria Koustnezoff (figure 8) souligne la première mondiale du ballet La légende de Joseph, de Richard Strauss, présenté à l’Opéra de Paris au mois de mai 1914. Les Ballets russes, qui produisaient ce ballet, ont bousculé plusieurs habitudes socioculturelles, créant des scandales musicaux et chorégraphiques, notamment en raison de la représentation de l’érotisme et du rejet de conventions artistiques solidement établies. Malgré tout, le succès de cette institution au milieu du conservatisme de la société française peut s’expliquer par le recours à l’exotisme que représente encore la Russie, et par la distance dans le temps et dans l’espace où se joue la scène. Comme dans la peinture orientaliste – l’action se déroule dans l’Égypte pharaonique –, la femme fatale n’est pas menaçante lorsqu’elle est associée à un ailleurs. Ainsi dégagée du regard cru de la réalité, sous le couvert rassurant de l’art, elle peut mettre en scène un imaginaire érotique qui serait autrement interdit.
Deux articles « féministes » d’Émile Vuillermoz
En 1912 et 1913, le musicographe et critique musical Émile Vuillermoz fait paraître deux articles sur l’évolution du rôle des femmes dans la vie musicale : « Le péril rose » (Musica, no 114, 1912, p. 45) et « La guerre en dentelles » (Musica, no 131, 1913, p. 153). Dans le premier, il observe l’évolution de la femme dans la société, du point de vue de leur apparition dans des professions normalement réservées aux hommes. Il qualifie de féministe12Dans la revue Musica, le mot féministe désigne l’ensemble des revendications sociales faites par les femmes, que ce soit pour l’obtention du droit de vote (les suffragettes) ou pour l’accès à des professions d’où elles sont exclues. Le sens est différent de celui du féminisme d’après la Seconde Guerre mondiale, qui commencera à s’établir avec Simone de Beauvoir, notamment avec Le deuxième sexe (1949). l’accession des femmes à de nouveaux domaines professionnels, même les plus inattendus. Mû par une ambition d’affranchissement des stéréotypes du milieu du travail, ce féminisme fait « tomber » les plus extraordinaires professions, « de la suffragette à la femme-cocher, de la doctoresse à l’avocate, [il dénote] une soif de parvenir qui devrait donner à réfléchir aux mâles paresseux ». On peut interpréter ce propos de diverses manières. Est-ce par défaut, à cause de l’incurie des mâles paresseux, que les femmes devraient occuper les espaces devenus vacants ? Ou est-ce plutôt l’excellence des femmes, prise comme vertu, qui est mise en évidence afin de dénoncer l’ineptie des mâles ? Cette seconde interprétation semble vraisemblable lors qu’on lit la suite, qui fait l’éloge des capacités féminines : « Jamais la musique n’a fait appel plus tendrement qu’aujourd’hui à la sensibilité pure ; tout intellectualisme disparaît peu à peu de notre art, de nos goûts, de notre sensibilité harmonique. Sur ce terrain, qui donc oserait se mesurer à une femme ? » Ce n’est donc pas par compétition, mais plutôt par complémentarité des qualités que les femmes tirent la légitimité de leur accession aux domaines masculins, ou encore parce que leurs qualités propres sont plus adaptées au type d’expression artistique qui grandit. Car, comme nous le faisions remarquer au début de cet article, Vuillermoz qualifie de misogyne les protagonistes qui associent aux femmes des attributs tels que la mièvrerie, la fadeur, l’élégance conventionnelle ou la sensiblerie. Par contre, ce qui est implicitement critiquable dans le propos de Vuillermoz, c’est d’opposer la dimension intellectuelle masculine à celle de la sensibilité féminine, et ainsi de « genrer » ces deux pôles de l’activité artistique.
Le second article de Vuillermoz, « La guerre en dentelles », a été écrit à l’occasion de l’accession au premier prix de Rome par Lili Boulanger.
Il y a quelques mois, à cette même place, je dénonçais aux musiciens l’imminence du « péril rose » : les événements n’ont pas tardé à me donner raison. Une jeune suffragette, Mlle Lili Boulanger, vient de triompher, au dernier concours de Rome, de tous ses concurrents masculins et a enlevé, dès la première épreuve, le premier-grand-prix, avec une autorité, une rapidité et une aisance propres à inquiéter sérieusement les candidats qui, depuis de longues années, suent sang et eau pour se rapprocher laborieusement de ce but.
Dans son article, Fauser (1998, p. 83-129) avait critiqué Vuillermoz parce qu’il se concentrait sur la menace que la femme représente pour l’homme, et qu’il ne réservait dans son article que quelques bribes pour défendre la cause des femmes. En ce qui me concerne, j’interprète cet écrit de Vuillermoz au second degré, comme forme d’humour, puisqu’il se situe dans le cadre d’une publication à vocation ouvertement favorable aux femmes et qu’une prise de position contraire contredirait ses autres articles. Il s’agit d’une formule rhétorique, où l’exagération renforce le caractère ironique, voire comique du ton qu’il adopte13Sur le caractère satirique de certains écrits de Vuillermoz, voir Leduc 2016, notamment le discours imaginaire qu’il prononce en 1910 sur la remise de diplômes à la Faculté nationale de musique en 2012 (p. 102 de la thèse, qui cite la Revue musicale mensuelle sim, publiée par la Société internationale de musique [section de Paris], vol. 6, no 8-9, août-septembre 1910, p. 526 et 528)..
La formation de Lili Boulanger
Même si beaucoup de femmes ont suivi un enseignement privé pour faire de la musique, la maladie de Lili Boulanger vient accentuer cette différence par rapport à la formation des hommes – elle n’aurait pas pu assister aux cours régulièrement. Le conservatoire est souvent perçu comme un milieu dangereux pour les femmes. Florence Launay (2007, p. 290) relate que Mélanie Bonis est retirée du conservatoire par sa famille, l’année même du concours, en raison d’une idylle avec un étudiant. Avant que la chose ne s’ébruite trop, elle est rapidement mariée à un industriel parisien qui lui donne accès à un statut social respectable.
Lili Boulanger ne restera que peu de temps au conservatoire (1909-1912), dans la classe de composition de Paul Vidal, avant d’obtenir son prix. La rapidité de son passage témoigne de qualités musicales hors du commun, et du sérieux de la formation qu’elle avait déjà reçue, en leçons particulières, auprès de Georges Caussade. En fait, ce dernier connaît bien l’enseignement dispensé au conservatoire, puisqu’il y enseigne le contrepoint depuis 1905, et qu’il deviendra professeur de fugue en 1921. Il publiera en 1931 un traité en deux volumes, Technique de l’harmonie. Dans son contenu, la formation reçue par Lili Boulanger est donc similaire à celle du parcours institutionnel. Même s’il ne lui enseigne pas directement la composition14Caussade a produit quelques compositions, comme La dernière aurore de Jeanne d’Arc (1897) et La légende de Saint Georges (1910)., Caussade est pour elle un maître, qui inspire profondément sa science de l’écriture (Sassanelli 2007). Lili lui doit beaucoup pour l’obtention du prix de Rome (figure 9).
La couverture de Lili Boulanger lors du prix de Rome
La revue Musica fait mention de Lili Boulanger dans deux numéros. Le premier (no 129, 1913, p. 105), paru en juin 1913, annonce le nom des candidats retenus pour l’épreuve en loge, accompagné d’une photo qui fait une pleine page (figure 10). De gauche à droite, on y voit les quatre logistes : Marcel Dupré, Lili Boulanger (premier prix), Marc Delmas (second prix), Claude Delvincourt (premier prix également) et Édouard Mignan. Élégamment vêtue, posant dans une allure digne et fière, Lili offre l’image d’une femme déterminée. Cette image moderne de la femme contraste pourtant avec la publicité de la collection « Femina-bibliothèque » (ibid., première page intérieure), une encyclopédie en deux volumes dont les titres renforcent une image stéréotypée de la femme : 1) Pour bien tenir sa maison ; 2) Pour bien s’habiller ; 3) Pour bien connaître les usages ; 4) Pour bien se porter ; 5) Pour bien élever ses enfants ; 6) Pour bien faire du sport ; 7) Pour bien travailler chez soi ; 8) Pour bien manger ; 9) Pour bien s’initier aux arts ; 10) Pour bien gagner sa vie ; 11) Pour bien connaître ses droits ; 12) Pour être belle.
Les lauréats du prix de Rome sont annoncés dans le numéro d’août 1913 (no 131), et les deux premiers grands prix paraissent en photo sur la page couverture (figure 11). Le texte sous les lauréats mentionne que « l’an dernier, le premier Grand Prix de Rome n’avait pas été décerné. Les deux premiers Grands Prix étaient donc disponibles cette année ; ils échurent à Mlle Lili Boulanger, qui sera la première femme musicienne admise à la villa Médicis, et à M. Delvincourt ». Les attributs féminins de Lili sont manifestes, mais discrets : elle porte une robe sobre, toute blanche avec beaucoup de voilures, un éventail à la main, et un chapeau relativement discret pour l’époque. C’est dans ce numéro que prend place « La guerre en dentelles » de Vuillermoz. Non sans ironie, il fait du prix de Rome un véritable champ de bataille entre les sexes :
Et c’est là que la supériorité de l’éternel féminin apparut aux observateurs. Auprès de ses camarades exaltés et trop visiblement portés à croire que c’était arrivé, la jeune fille, qui avait droit à toutes les impatiences et à toutes les nervosités, fit apprécier le plus parfait sang-froid. Son maintien modeste et simple, ses yeux baissés sur la partition, son immobilité pendant l’exécution, son abandon absolu à la volonté de ses excellents interprètes à qui elle ne se permit pas une seule fois de battre la mesure ou d’indiquer une nuance, tout contribua à servir sa cause d’ailleurs excellemment défendue, et à faire remarquer la puérilité masculine (ibid., p. 153).
Pendant l’épreuve du prix de Rome, deux membres de l’Institut ont fait des croquis de Lili Boulanger lorsqu’elle dirigeait son ensemble pour l’épreuve finale. Il est révélateur d’observer à quel point leur expression témoigne d’une attitude de grande réserve de la part de la lauréate. Dans le croquis de Dagnan-Bouveret (figure 12), pour ne manifester aucune image d’autorité, Lili Boulanger n’emprunte aucun des gestes spectaculaires usuels pour un chef d’orchestre, son regard est penché vers le bas, ses attributs féminins sont à peine esquissés. L’androgynie serait-elle un attribut qui permet d’échapper aux catégories sexistes15Je reprends cette hypothèse avancée par Fauser (2007, p. 285-286) en lui ajoutant de nouveaux arguments. ? Par ailleurs, le croquis de Flameng (figure 13) jure par rapport au reste des deux pages illustrées : tous les autres personnages sont pris en photo, affichant ostensiblement leur superbe. La notice précise que l’artiste s’est « amusé à tracer ce délicat portrait », mais sans mentionner que Lili Boulanger est également premier grand prix, avec Delvincourt. Lili Boulanger est la seule lauréate à ne pas paraître accompagnée des interprètes da sa cantate, qui étaient Davis Devriès (Faust), Henri Albers (Méphistophélès) et Claire Croiza (Hélène). Jamais un homme n’aurait été traité de la sorte ! Par rapport au croquis lui-même, on remarque la même impassibilité dans l’expression, bien qu’ici s’ajoute une attitude de grande concentration, décelable par la fixité du regard. Sous le croquis, on lit le pointage attribué aux deux premiers grands prix : 31 pour Boulanger et 29 pour Delvincourt. C’est donc elle qui a remporté le plus haut pointage pour sa cantate. S’il n’y avait eu qu’un seul premier grand prix, le jury aurait-il osé lui attribuer ?
Certes, Lili Boulanger a joué le jeu en se conformant à l’image que le jury masculin attendait d’elle, comme l’a démontré Fauser (2007) à propos des stratégies sociales, ou encore Cox-Williams (2014) pour les stratégies de composition de la cantate Faust et Hélène. Entre l’aigu adouci du ténor (Faust) et le grave suppliant de la mezzo (Hélène), la différence de timbre n’est pas très grande. Cette androgynie de la vocalité ne pouvait pas passer inaperçue pour le jury, puisqu’elle allait à contre-courant du duo d’amour type de l’opéra français, où l’on retrouve plutôt une soprano avec le ténor. A contrario, on peut observer que l’expression exacerbée de la cantate contraste avec l’impassibilité de sa compositrice. Cette dissociation du créateur avec son œuvre est d’ailleurs documentée par le témoignage de ceux qui ont assisté à l’épreuve, comme le mentionne Vuillermoz. Lili Boulanger est décrite comme imperturbable, en maîtrise de la situation, sans émotion visible. Il le fallait : la passion pouvait émaner de l’œuvre, mais sans appartenir à la femme qui lui avait donné vie. En aucun cas, la femme qu’elle était n’aurait pu faire une confession personnelle, s’identifier à la passion amoureuse. Seul l’homme, Faust, dans son jeu scénique, pouvait l’incarner symboliquement.
Le texte, la musique et l’image sont trois médiums qui, au sein de la revue Musica, se complètent et se renforcent pour converger vers une même image, celle d’une femme qui renvoie à l’homme l’image qu’il attend d’elle, qui ne le remet pas en cause, qui ne menace pas ses prérogatives16Ce jeu de miroir entre le regardant et la regardée est toujours d’actualité, comme en témoigne le récent essai de Nancy Huston, Reflets dans un œil d’homme (2012), ou, dans un registre plus extrême, King Kong Théorie (2006) de Virginie Despentes.. Mais en jouant le jeu, Lili Boulanger est tout de même parvenue à briser la glace, à faire entrer dans la chasse gardée masculine du prix de Rome une figure féminine, non pas à elle seule, mais grâce à de nouveaux dispositifs sociaux de pratique musicale associant l’image à l’idéologie « féministe » : revue, sociétés de concert, édition musicale, lieux de formation. Son rôle de précurseure ouvre la voie aux femmes qui, après elle au XXe siècle, feront entendre leur voix comme compositrice.
Bibliographie
Agorha (2011), Revue Musica (1902-1914), numérisation complète, Paris, Institut national d’histoire de l’art, http://agorha.inha.fr/inhaprod/jsp/reference.jsp?reference=INHA__METADONNEES__19, consulté en avril-mai 2016.
Anonyme (1841), « Deuxième concert de la Gazette musicale », Revue et Gazette musicale de Paris, no 64 (19 décembre), p. 570.
Anonyme (1904), « Actes officiels et informations », La Revue musicale, vol. 4, no 5 (1er mars), p. 148.
Caussade, Georges (1931), Technique de l’harmonie, Paris, Lemoine.
Clark, Linda L. (2008). Women and Achievement in Nineteenth-Century Europe, Cambridge, Cambridge University Press.
Cox-Williams, Briony (2014), « Helen’s Silences. The Gendering of Voice Pitch and Narrative Structure in Lili Boulanger’s Faust et Hélène », Publications of the English Goethe Society, vol. LXXXIII, no 2, p. 113-124.
Despentes, Virginie (2006), King Kong théorie, Paris, Grasset.
Duchesneau, Michel (à paraître), « Composer avec l’image. Les compositeurs dans Musica (1902-1914) », dans Laurence Brogniez, Clément Dessy, Clara Sadoun (dir.), L’Artiste en revues. Art et discours en mode périodique, Rennes, pur.
Fauser, Annegret (1998), « “La Guerre en dentelles.” Women and the “Prix de Rome” in French Cultural Politics », Journal of American Musicological Society, vol. 51, no 1, p. 83-129.
Fauser, Annegret (2007), « Les stratégies de Lili Boulanger et de ses contemporaines », dans Alexandra Laederich (dir.), Nadia Boulanger et Lili Boulanger. Témoignages et études, Lyon, Symétrie, p. 273-288.
Huston, Nancy (2012), Reflets dans un œil d’homme, Paris, Babel.
Launay, Florence (2006), Les compositrices en France au XIXe siècle, Paris, Fayard.
Launay, Florence (2007), « Carrière de compositrices au tournant du siècle. L’exception Lili Boulanger », dans Alexandra Laederich (dir.), Nadia Boulanger et Lili Boulanger. Témoignages et études, Lyon, Symétrie, p. 289-297.
Leduc, Marie-Pier (2016), « Artisans, génies et vedettes. Le statut des compositeurs dans la presse musicale française », mémoire de maîtrise, Université de Montréal, https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/14033, consulté le 13 septembre 2017.
Sassanelli, Fiorella (2007), « La formation musicale de Lili Boulanger. L’enseignement de Georges Caussade », dans Alexandra Laederich (dir.), Nadia Boulanger et Lili Boulanger. Témoignages et études, Lyon, Symétrie, p. 299-306.
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Citation
- Référence papier (pdf)
Sylvain Caron, « Les traces de l’évolution du statut des compositrices au début du XXe siècle dans la revue Musica », Revue musicale OICRM, vol. 4, no 2, 2017, p. 1-18.
- Référence électronique
Sylvain Caron, « Les traces de l’évolution du statut des compositrices au début du XXe siècle dans la revue Musica », Revue musicale OICRM, vol. 4, no 2, mis en ligne le 14 décembre 2017, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol4-n2/musica/, consulté le…
Auteur
Sylvain Caron, Université de Montréal
Professeur titulaire à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, Sylvain Caron est membre de l’équipe Musique française du laboratoire Musique histoire et société (LHMS) et directeur du Groupe de recherche en interprétation musicale, analyse et expression (GRIMAE). Ses recherches sont subventionnées par l’OICRM et le CRSH. Il est coéditeur de deux livres : Musique et modernité en France (PUM, 2006) ; Musique, art et religion (Symétrie, 2009). Il a dirigé le vol. 3, no 1 de la Revue musicale OICRM (février 2016), sur Musique et exotisme en France au tournant du XXe siècle. En 2017, il a présenté des conférences au sujet de mélodies composées sur des poèmes de Baudelaire, dont c’est le 150e anniversaire de décès : « Analyser l’expression musicale. Le cas des Hiboux de Baudelaire/Vierne/Delunch » (Euromac, Strasbourg); « Recueillement de Baudelaire/Vierne. Du signe au son » (Society of Dixneuviémistes, Canterbury) ; « Tempo et interprétation dans Le Balcon de Baudelaire/Debussy » (Colloque sur le tempo, Dijon).
Notes
↵1 | Cette situation changera radicalement lors de la Première Guerre, avec l’afflux des femmes dans les classes de compositions, plus particulièrement celles des institutions indépendantes. Sur deux photos de la classe de composition de Vincent d’Indy à la Schola cantorum, prise en 1917 et en 1925, on peut voir une proportion importante de femmes. Voir : https://www.google.ca/search?q=femmes+classe+vincent+d%27indy+Schola&rlz=1C1CHBD_frCA756CA759&tbm=isch&tbo=u&source=univ&sa=X&ved=0ahUKEwjM9Ifp15_WAhUr74MKHdlxCxQQsAQIJQ&biw=1536&bih=895#imgrc=cIZR3mkg7c-ktM (consulté le 2 octobre 2017). |
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↵2 | Cet opéra, composé sur la pièce du même nom de Maurice Maeterlinck, était presque terminé, mais il a mystérieusement été perdu. |
↵3 | C’est une probabilité mentionnée par Florence Launay (2007, p. 297). |
↵4 | Les numéros peuvent être téléchargés en pdf depuis le site AGORHA (Accès global et organisé aux ressources en histoire de l’art), à l’adresse suivante : http://agorha.inha.fr/inhaprod/jsp/reference.jsp?reference=INHA__METADONNEES__19 (consulté en avril-mai 2016). Cliquez sur « Ouvrages numérisés », puis « Revue Musica » dans la colonne de gauche. L’article se réfère à cette version numérisée consultée entre avril et mai 2016. |
↵5 | Henri Blanchard écrit que « madame Farrenc, compositeur féminin, qui a toutes les grâces de son sexe par la mélodie, et toute la vigueur du nôtre par son savoir comme contrepointiste [sic] » (Anonyme 1841, p. 570). |
↵6 | Fille d’une riche famille bourgeoise parisienne, Juliette Toutain est récipiendaire d’un premier prix de composition dans la classe de Gabriel Fauré et d’un premier prix de piano dans la classe de Raoul Pugno. Elle n’est pas encore mariée au moment où elle concourt pour le prix de Rome. Elle épousera le peintre Julien Grün l’année suivante, en 1904. Voir Fauser (1998) et Clark (2008). |
↵7 | Ce sujet de fugue a été reproduit par Fauser (1998), p. 115, à partir du document Ms. 2896, conservé à la Bibliothèque nationale de France. |
↵8 | Il est le fils de Pierre Gailhard, qui a été directeur de l’opéra de Paris jusqu’en 1907. André Gailhard dirigera le théâtre Femina-Musica. |
↵9 | Appliqué normalement à une peinture où le sujet est présenté de la tête au pied en grandeur nature, debout ou assis, l’appellation « portrait en pied » est ici transposé au domaine de la photographie puisqu’il en conserve l’esprit, la solennité et qu’il confère au sujet un prestige réservé aux personnages de condition. |
↵10 | Dans la notice placée sous le portrait, il est mentionné que son père, « un haut fonctionnaire, a demandé au Conseil d’État l’annulation de l’épreuve éliminatoire ou tout au moins l’autorisation pour sa fille de recommencer particulièrement, s’appuyant sur le fait que la lettre lui annonçant que toutes les difficultés étaient levées, lui était arrivée le lendemain de l’ouverture du concours » (Musica, no 9, 1903, p. 141). |
↵11 | Eustase Thomas-Salignac (1867-1943) est un ténor français dont la carrière internationale l’a mené à quelques reprises au Metropolitan Opera de New York. |
↵12 | Dans la revue Musica, le mot féministe désigne l’ensemble des revendications sociales faites par les femmes, que ce soit pour l’obtention du droit de vote (les suffragettes) ou pour l’accès à des professions d’où elles sont exclues. Le sens est différent de celui du féminisme d’après la Seconde Guerre mondiale, qui commencera à s’établir avec Simone de Beauvoir, notamment avec Le deuxième sexe (1949). |
↵13 | Sur le caractère satirique de certains écrits de Vuillermoz, voir Leduc 2016, notamment le discours imaginaire qu’il prononce en 1910 sur la remise de diplômes à la Faculté nationale de musique en 2012 (p. 102 de la thèse, qui cite la Revue musicale mensuelle sim, publiée par la Société internationale de musique [section de Paris], vol. 6, no 8-9, août-septembre 1910, p. 526 et 528). |
↵14 | Caussade a produit quelques compositions, comme La dernière aurore de Jeanne d’Arc (1897) et La légende de Saint Georges (1910). |
↵15 | Je reprends cette hypothèse avancée par Fauser (2007, p. 285-286) en lui ajoutant de nouveaux arguments. |
↵16 | Ce jeu de miroir entre le regardant et la regardée est toujours d’actualité, comme en témoigne le récent essai de Nancy Huston, Reflets dans un œil d’homme (2012), ou, dans un registre plus extrême, King Kong Théorie (2006) de Virginie Despentes. |