À propos du livre Le grand espace tonal, de Cyril Achard
Laurent Cugny
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Résumé
Le grand espace tonal de Cyril Achard, un ouvrage très intéressant et original, se situe à la croisée des chemins entre théorie et pratique, traité et manuel pédagogique, et également entre musique savante d’écriture et musiques audiotactiles – jazz, pop, rock, musiques populaires brésiliennes. Il propose un modèle général d’interprétation de la tonalité sous le nom de « grand espace tonal » qui se distancie radicalement de la chord-scale theory et de ses simplifications, lesquelles ont marqué la pédagogie du jazz depuis les années 1970 et la montée dans cette musique d’une culture de la partition auparavant inconnue, favorisée par la circulation croissante des fake books et l’explosion du nombre des institutions d’enseignement du jazz. Si cette construction n’est pas exempte de critiques (comme l’est toute entreprise de cette envergure), elle n’en constitue pas moins une contribution à la théorie harmonique contemporaine d’un grand intérêt.
Mots clés : harmonie ; jazz ; pédagogie ; théorie ; tonalité.
Abstract
Cyril Achard’s Le grand espace tonal is a very interesting and original book that lies at a crossroads between theory and practice, treatise and pedagogical handbook, and also between written concert music and audiotactile music—jazz, rock, pop, Brazilian popular music. It proposes a general interpretative model of tonality called “extended tonal area”, far removed from chord-scale theory and its simplifications that have marked jazz pedagogy since the seventies and contributed to the rise within this music of a formerly unknown scored music culture, fostered by the growing circulation of fake books and the explosion in the number of jazz teaching institutions. While the extended tonal area structure is not without its critics (as is any undertaking of this scope), it is nevertheless a valuable contribution to contemporary harmonic theory.
Keywords: harmony; jazz; pedagogy; theory; tonality.
Le grand espace tonal de Cyril Achard1Le grand espace tonal. Essai didactique d’harmonie moderne et jazz : pour l’étude et la pratique, Vénissieux, In Nomine, collection Musicologie, 2019, 300 pages., qui propose rien moins qu’une nouvelle approche de l’harmonie tonale, est original à plus d’un titre et pourrait se révéler d’une grande importance dans les domaines de la réflexion théorique sur l’harmonie et de son enseignement. Il est en tout état de cause unique en son genre par la place inédite qu’il prend dans la littérature actuelle sur le sujet. Il faut d’abord savoir que son auteur est guitariste de jazz et enseignant depuis de nombreuses années dans une des nombreuses institutions françaises dédiées à cette musique, l’Institut musical de formation professionnelle (IMFP), établi à Salon-de-Provence. On pourrait dès lors s’attendre à l’une de ces multiples méthodes qui fleurissent chez tous les éditeurs spécialisés où les principes les plus généraux de l’harmonie du jazz sont exposés de façon succincte et souvent mal fondée théoriquement. Il s’agit ici de toute autre chose. L’auteur place pourtant bien son livre sur ce créneau de la pédagogie :
Cet ouvrage […] vise un objectif purement pratique, entièrement au service du lecteur : l’analyse harmonique, la composition et l’arrangement en seront d’autant plus facilités. (Achard 2019, p. 7)
Le lecteur ne trouvera pas là un traditionnel manuel d’harmonie, basé sur l’étude progressive des fondamentaux théoriques, mais plutôt une perspective d’approche différente, une relecture de certains points théoriques présentés sous un jour nouveau. (Ibid., p. 9)
Et, en effet, c’est peut-être autant une méditation théorique originale sur la tonalité que l’on voit se déployer, sous la forme d’un manuel pédagogique avec force exemples et progressivité des chapitres.
Sur le terrain pédagogique, le livre n’est donc pas un ouvrage d’initiation, mais bien de perfectionnement, à un niveau élevé, supposant un grand nombre d’acquis de la part du lecteur2Dans cet article, l’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire.. Il se trouve ainsi dans un espace particulier entre pédagogie et théorie. Mais c’est encore une autre localisation originale qui le rend plus intéressant : si la pensée de son auteur s’ancre dans la pensée et la pratique du jazz, il emprunte largement à la théorie classique de l’harmonie et, pour ce qui concerne les exemples, non seulement aux répertoires du jazz, mais également de la musique savante de toutes les époques et encore à d’autres musiques audiotactiles comme le rock, la pop et les musiques populaires brésiliennes notamment3Un certain nombre de chercheurs ont pris le parti de ne plus regrouper ces musiques sous l’étiquette « musiques populaires » ou « musiques actuelles », problématiques à bien des égards, en leur préférant celle de « musiques audiotactiles ». Pour plus d’information sur l’audiotactilité on peut se reporter à la Revue d’études du jazz et des musiques audiotactiles..
Pour bien saisir l’originalité du propos, il faut passer par une mise en perspective de l’histoire de l’enseignement et de la théorie du jazz4Dont je précise qu’elle est de mon fait et non celle de l’auteur.. La qualification de musique d’oralité à propos du jazz est plus que contestable (essentiellement parce que la phonographie en est un déterminant constitutif), mais il est certain, en revanche, que la culture théorique des musiciens de jazz des périodes passées a longtemps été orale. En effet, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et même au-delà (aujourd’hui, parfois encore), la théorie musicale s’apprenait sur le terrain et de façon empirique. On ne connaît pas de traité d’harmonie reconnu dont l’étude aurait nécessairement précédé la pratique.
Les choses ont commencé à changer au cours des années 1970 avec deux mutations d’importance. D’une part, la multiplication exponentielle des lieux d’enseignement avec pour conséquence un développement accéléré d’une littérature pédagogique à destination des étudiants, et, d’autre part, le début d’une circulation qui devait s’accélérer à une vitesse vertigineuse de ce qu’on appelle les fake books5Cette dénomination provient du fait que ces publications sont de fait illégales, puisque les droits de reproduction ne sont pas respectés (ou du moins ne l’étaient pas à l’origine, la situation ayant pu évoluer pour certains d’entre eux)., c’est-à-dire les recueils de transcriptions synthétiques sous forme de lead sheet : mélodie sommairement retranscrite accompagnée d’une harmonie chiffrée, non réalisée. Le premier modèle, baptisé ironiquement The Real Book, consistait en la réunion de transcriptions faites par deux étudiants du Berklee College of Music6Sur le Real Book, voir McCavana 2021., l’une des premières écoles de jazz, ouverte à Boston en 194571945 est la date de la création de la Schillinger House, rebaptisée Berklee School of Music en 1954, puis Berklee College of Music en 1970..
La conséquence principale de ce double mouvement fut que l’usage de partitions, lesquelles se limitaient jusque-là à celles que certains musiciens de jazz compositeurs mettaient sous les yeux de leurs sidemen pour jouer des inédits ou à celles des big bands, s’est accru considérablement. Il est ensuite devenu courant, dans le sillage des fake books, d’apprendre le répertoire des standards par les partitions et non par l’audition directe ou par les disques. Il devenait ainsi possible d’apprendre un standard sans n’avoir jamais entendu aucune version. Il faut ajouter à cela que, grâce à la multiplication des institutions d’enseignement, il devenait beaucoup plus facile d’apprendre la théorie musicale de façon académique, alors qu’auparavant la seule solution était de prendre un cours particulier, une pratique relativement peu usitée – la plupart des musiciens s’initiaient à la théorie en même temps qu’ils apprenaient le répertoire à partir des disques et par la pratique directe en groupe. L’autodidactisme était donc plutôt la règle, laquelle s’est progressivement inversée à partir des années 1980. Cette mutation a eu des conséquences très profondes sur la musique elle-même et pas seulement sur sa sociologie. Les musiciens pouvaient sembler plus éduqués du fait des cours et des manuels à leur disposition, mais pas nécessairement mieux éduqués, ou en tout cas différemment, l’irruption d’une culture de la partition ayant profondément transformé la situation, et ce avant tout dans la cognitivité mise en œuvre dans une musique audiotactile8La notion d’audiotactilité repose précisément sur cette distinction. La cognitivité mise en œuvre n’est plus « visive » comme dans les musiques d’écriture (le contact avec la musique se fait d’abord par une représentation visuelle, via la partition), mais précisément « audiotactile », c’est-à-dire, en l’absence de partition, directement en situation par l’audition et la « tactilité », laquelle désigne tous les processus d’incorporation des données musicales. Le meilleur exemple de cette cognitivité est l’acquisition du swing, laquelle ne peut en aucun cas se faire par la lecture d’une quelconque représentation visuelle, mais seulement par son … Continue reading. Jouer un standard en ayant mémorisé la grille harmonique et la mélodie ou en lisant une partition (papier ou numérique) n’est pas du tout la même chose. L’écoute collective en particulier s’en trouve transformée, de même que l’entraînement de la mémoire et l’acquisition du répertoire.
Le développement de la littérature pédagogico-théorique sur l’harmonie du jazz a eu une conséquence peu prévisible au départ, mais qui pourrait gagner en cohérence avec l’émergence d’une culture de la partition. En l’espèce, une conception particulière appelée la chord-scale theory s’est progressivement imposée comme l’approche privilégiée de l’improvisation dans le jazz. Pour la résumer très brièvement, l’idée générale est qu’une succession harmonique est donnée par la composition sous forme d’accords (généralement de quatre sons, parfois plus, rarement moins). Si l’on est capable d’associer à chacun de ces accords un certain nombre de gammes – elles-mêmes issues de modes –, alors on dispose d’un catalogue général qui permet d’improviser sur n’importe quelle séquence d’accords.
Cette théorie s’est développée à la suite de l’apparition de la modalité dans le jazz au tournant des années 1950 et 1960. Comme méthode, elle a l’immense avantage de la simplicité d’appréhension, ce qui, en revanche, n’implique pas, loin de là, une facilité d’usage. En effet, manier couramment une dizaine de modes dans les 12 tons demande beaucoup de temps et de travail. Cette approche semble éliminer toute zone d’obscurité : je sais toujours quoi jouer sur n’importe quel accord puisque j’ai un catalogue à portée de main qui permet statistiquement d’affronter toutes les situations possibles. Elle a en revanche un très grave défaut : il s’agit d’une appréhension entièrement verticale qui efface toute la dimension horizontale. Or, la tonalité classique, qui fournit son principal fondement harmonique au jazz, est précisément fondée sur l’horizontalité, les rapports hiérarchiques entre les sons et les phénomènes d’attraction qui en découlent, dimension également importante dans le blues et la modalité, mais moins dans la non-fonctionnalité9Pour la description des quatre situations harmoniques rencontrées dans le jazz, on peut se reporter à Cugny 2009, p. 183-267..
Pour donner un exemple très simple, si l’on souhaite improviser sur la formule canonique de l’harmonie tonale du jazz qu’est la séquence vi-ii-V-I, soit en do majeur Am7 – Dm7 – G7 – C, la chord-scale theory nous dit que l’on peut jouer successivement la éolien, ré dorien, sol mixolydien et do ionien. Si notre catalogue est bien rempli, on pourra jouer d’autres modes que ceux-ci – les plus immédiats puisque ne faisant apparaître aucune note altérée. On dispose donc de choix multiples, à partir de cette première solution, la plus simple, jusqu’aux plus complexes si l’on a recours à des modes éloignés. Le problème est que cette solution est fausse théoriquement, et donc musicalement, car il s’agit précisément d’une situation harmonique tonale et pas modale ou non fonctionnelle (dans lesquelles les accords n’entretiennent pas en principe de relation fonctionnelle entre eux). En effet, cette séquence harmonique n’est rien d’autre que la fin du cycle des quintes dans la tonalité de do majeur. Il n’y a donc qu’une gamme à jouer – celle qui a produit cette séquence harmonique10C’est le cœur de la discussion (et peut-être du malentendu). La chord-scale theory part du postulat que les accords sont donnés et les gammes s’y connectent, alors que la théorie tonale postule l’inverse : des gammes (les tons) produisent des accords., en l’occurrence ici do majeur – en tenant compte des fonctions (au sens riemannien) des différents accords, en l’occurrence tonique ou sous-dominante pour le vi, sous-dominante pour le ii, dominante pour le V et tonique pour le I. L’utilisation de la sensible et son enchaînement (ou non) avec la tonique, par exemple, pourront être déterminés par le moment où l’on se trouve dans la séquence avec des choix divers d’emploi (la sensible sur l’accord de dominante et la tonique sur l’accord de tonique) ou de contre-emploi (jouer mélodiquement à contre-harmonie). Quant aux altérations, plutôt que de les penser à travers des modes, il est plus conforme à la théorie de les envisager comme des altérations des accords, si possible de façon dynamique, c’est-à-dire horizontale. Si, par exemple, le pianiste choisit de relier le la de Dm7 au sol de C par un la bémol dans G7, ce chromatisme produit par un mouvement horizontal d’attraction altère l’accord de dominante sous la forme G7(%9). Le soliste saura alors qu’il faut jouer un la bémol et non un la, sans avoir à penser à un hypothétique mode produisant la gamme do – ré – mi – fa – sol – la% – si – do. Cette hégémonie progressivement acquise de la chord-scale theory, outre les conséquences incalculables sur le jeu de l’ensemble des musiciens du jazz, représente en tout état de cause une rupture avec la tradition de l’harmonie tonale dont le trait principal est la dissolution du lien horizontal, évidemment fondamental dans la théorie tonale, comme on vient de le voir sur un exemple très schématique.
Ce long détour historico-théorique permet enfin de revenir au livre de Cyril Achard. Sa très grande force est précisément de rompre avec ces approches simplistes faussement empiriques et de restaurer dans toute sa complexité ce lien horizontal en procédant à une synthèse très virtuose entre les acquis de la théorie tonale « classique », dite savante, et le contexte musicalement particulier du jazz. L’auteur entreprend donc de procéder à une description de ce qu’il appelle le « grand espace tonal », qui donne son titre au livre et qu’il présente de la façon suivante :
[La tonalité] se définit par un ensemble de forces dynamiques, d’acteurs qui tendent à en affirmer le sentiment tonal. Sa perception est induite par la stabilité de l’accord qui siège en son cœur et autour duquel gravite un nuage d’éléments reliés par un principe unique d’affirmation tonale. Cette organisation s’établit selon une hiérarchie de proximité relationnelle, par rapport à l’accord central. S’instaure dès lors un rapport totémique entre l’accord de tonique et les éléments qui s’agitent autour. En tant que concept phénoménologique, on parlera ici de centre tonal plutôt que de tonalité. (Achard 2019, p. 9)
Ainsi se définit un « grand espace tonal ». Cette présentation pourra paraître aller relativement de soi à un lecteur familier de la théorie tonale, mais elle est tout sauf inutile dans le monde de l’enseignement du jazz.
Après une présentation générale dans les deux premiers chapitres, l’auteur déploie sa description en 13 chapitres ainsi déclinés : harmonie majeure (III), harmonie mineure (IV), différents cadres d’expression du penser modal (V), espace tonal mineur (VI), super-tonalité majeure (VII), accord de 13e mineure de dominante (VIII), accord de 5te superflue (IX), accords de 7e de dominante (X), accord de 7e diminuée à usage mélodique (XI), Grand espace tonal ou Espace tonal majeur (XII), Étude de cas particuliers du Mode majeur (XIII), applications (XIV). Pour juger de la pertinence de ce développement, il serait indispensable de se pencher sur l’ouvrage pour son étude approfondie et d’entrer dans le détail des développements, ce que l’on ne peut faire ici. Mais, indiscutablement, la matière est présente, dense et consistante.
Cependant, comme tout travail d’envergure, il peut susciter certaines critiques. On s’étonne, par exemple, que l’auteur ne se soit pas rangé à l’usage aujourd’hui consensuel consistant à chiffrer les accords à tierce majeure à l’aide d’une majuscule (I, IV, V) et les autres avec une minuscule (ii, iii, vi, vii). Mais ce n’est là rien de grave. Une question d’une portée plus grande consiste à se demander s’il était indispensable de créer une terminologie spécifique nouvelle (pour l’auteur de ces lignes en tout cas, qui pèche, peut-être, par ignorance). Dans un chapitre préliminaire, Cyril Achard résume les conventions de langage. À la rubrique de la qualification des modes, on lit par exemple :
Pour des raisons de spatialisation tonale, les modes et échelles de modes (chord-scale) seront nommés suivant la région tonale définie par leur finale, comme suit : dorien Tonique, mineur naturel Sus-Tonique, mineur harmonique Médiante, mineur mélodique Sus-Dominante, etc. Il s’agit d’indiquer précisément le référentiel à partir duquel envisager l’origine scalaire de l’accord (emprunt). Cela a pour effet de proposer une vision plus horizontale, relationnelle et harmonique au cœur d’un complexe tonal donné. Par opposition à la considération verticale privant le degré de son rapport à l’espace tonal (mode dorien, mode lydien, etc.). (Achard 2019, p. 12)
Des exemples sont donnés (ibid.) :
- Mineur harmonique Sus-Tonique : l’échelle est celle de ré mineur harmonique. Le plus souvent à la place du mode de la phrygien majeur avec VI7 ;
- Mineur mélodique Sus-Dominante : l’échelle est celle de la mineur mélodique, pour ré Bartók avec II7#11, pour fa# locrien 9 avec #IVm9/%5, etc. ;
- Dorien Tonique : l’échelle est celle de do dorien. Le plus souvent à la place du mode de fa mixolydien avec IV7.
On conviendra que, même pour quelqu’un de rompu à la dénomination des modes selon la chord-scale theory et à leur affiliation à certains accords, l’abord n’est pas aisé et la gymnastique mentale se révèle très coûteuse. Si l’on comprend la motivation théorique de ce réétiquetage d’envergure, on ne peut s’empêcher, dès l’entame du livre, de craindre le retour, redoublé en quelque sorte, des travers du « tout modal » introduit par la chord-scale theory et dont on cherche précisément à se laver.
Cette impression se confirme par certains exemples. Je n’en donnerai ici qu’un, soit l’analyse de la séquence harmonique d’ouverture de la composition d’Antonió Carlos Jobim « Wave », qui est présentée ainsi par l’auteur :
Figure 1 : Analyse de la séquence d’ouverture de « Wave » (« Vou te contar », Antonió Carlos Jobim, 1967) (Achard 2019, p. 31).
Le commentaire suivant l’accompagne :
Les mesures 2 et 3 sont polarisées vers le ton de la Sous-dominante. B%°7 (A#°7) est le substitut de F#7%9 s.f. (V/III) emprunté au ton de Si mineur (ton voisin de la tonalité passagère Sol majeur). On le voit, la mélodie est entièrement construite sur l’arpège de F#7%9. L’accord B%°7 est un accord d’approche de Am7 permettant une progression plus délicate vers l’accord cible que ne le pourrait F#7, tout en demeurant indispensable à l’harmonie. La progression ne procède pas par mouvement conjoint depuis l’accord précédent (Dmaj7) : B%°7 n’est donc pas un accord de passage. Le procédé mélodique s’apparente à une cadence secondaire évitée précédant par sensible descendante : A# (B%), sensible et 3ce de la dominante F#7, se résout ici exceptionnellement vers le bas (A# sur A,). (Achard 2019, p. 31-32)
L’accord formé par les quatre premières notes de la mesure 3 est bien connu : c’est l’accord diminué, formé de trois tierces mineures superposées (en admettant les enharmonies do# pour ré% et mi pour fa%). On sait encore que l’une des interprétations de cet accord consiste à le considérer comme un accord de septième avec neuvième mineure ajoutée dont on a supprimé la fondamentale, soit les degrés 3 – 5 – %7 – %9. Or, la construction régulière de cet accord (les trois tierces mineures superposées) autorise cette interprétation sur quatre accords de septième à neuvième mineure ajoutée, dans le cas présent sol – si% – do#(ré%) – mi(fa%). On peut dès lors l’envisager aussi bien comme E%7(%9), G%7(%9), A7(%9) ou C7(%9), tous sans leur fondamentale respective (une fois encore à la condition d’accepter une enharmonie généralisée). C’est ce raisonnement qui est appliqué, en choisissant l’option F#7(%9). La synthétisation de la formule résumant l’interprétation de l’auteur – « Sub. V/III (VII7%9 s.f.) » – s’explique donc de la façon suivante. Il faut d’abord savoir que les accords suivant le Am7 sont D7 et G. La thèse de la modulation à la sous-dominante (sol majeur à partir de ré majeur) est donc parfaitement avérée par le contexte. Si l’on raisonne dans cette nouvelle tonalité (sol majeur), F#7(%9) est bien le 7e degré transformé en accord de dominante (le 7e degré non altéré en majeur est un accord diminué) auquel on a ajouté une neuvième mineure, soit VII7%9. En supprimant sa fondamentale (s.f.), on obtient bien les notes si% – ré% (do#) – fa% (mi) – sol, soit un renversement de l’accord concerné. La deuxième partie de la formule – (VII7%9 s.f.) – est donc expliquée. Reste la première – Sub. V/III. En sol majeur, le degré iii est l’accord Bm7. Si l’on prend sa dominante (donc dominante secondaire en sol) V/III, on obtient bien un F#7. L’explicitation dépliée de la formule devient « en sol majeur, substitut de la dominante secondaire à neuvième mineure ajoutée du degré III – V/III (F#7%9) – sans fondamentale ». Cette explication est donc viable, parce que la thèse de l’accord de septième avec neuvième mineure ajoutée sans fondamentale l’est. La question est de savoir pourquoi avoir choisi l’option F#7(%9) parmi les quatre possibles [E%7(%9), F#7(%9), A7(%9) ou C7(%9)]. Si l’on opte pour la solution du A7(%9), l’explication est plus simple. En effet, en sol majeur, le A7(%9) est la dominante secondaire du degré ii, Am7, qui, de fait, suit l’accord considéré dans la séquence. C’est un cliché harmonique extrêmement courant dans les musiques audiotactiles : I – V7 – Vm7 – I7 – IV.
Avec la modulation I – [ton de la sous-dominante :] II7 – ii – V – I, l’explication est la même (accord de septième avec neuvième mineure ajoutée sans fondamentale), ainsi que pour la basse (qui permet « une progression plus délicate vers l’accord cible »). On peut également estimer qu’on procède à un retard de la note do#, septième majeure de l’accord DMaj7, qui se prolonge sur l’accord suivant, devenant ainsi provisoirement A7 avant de déboucher sur la note harmonique do et le véritable accord Am7 introduisant la modulation dans le ton de sol majeur. Cette explication est donc plus simple parce que plus proche de la logique tonale. Dans l’explication originale, le détour par le ton de si mineur, ton voisin de sol majeur ne correspond à aucune réalité dans cette séquence et n’a donc pas de justification. On pourra objecter que l’intérêt d’une théorie harmonique est d’ouvrir un éventail d’explications possibles plutôt que de chercher la « véritable » explication qui n’est qu’une facilité de pensée. Toutefois, l’argument du caractère économique des raisonnements paraît toujours justifié, en particulier dans des situations de tonalité simplifiée comme c’est le cas ici.
Ce que révèle cet exemple est peut-être le pari qui a été fait de ne pas revenir aux notions de base, supposées connues, et qui trouve ici sa limite. Ce qui manque en l’occurrence est une théorie des substitutions d’accords. S’il n’est en effet pas nécessaire de revenir sur la théorie élémentaire du système tonal et qu’il est louable de vouloir s’éloigner du prêt-à-penser et prêt-à-jouer de trop nombreuses méthodes d’apprentissage, l’impasse faite sur un niveau intermédiaire de connaissances n’est pas sans conséquences.
Il ne s’agit toutefois que d’un exemple, lequel ne doit pas masquer le grand intérêt de la théorie qui nous est proposée. Comme toute théorie, elle demande un examen approfondi pour la maîtriser et être en mesure d’en dévoiler les aspects éventuellement contestables, mais surtout ses apports. Celle qui nous est proposée ici a été longuement mûrie au cours d’années d’enseignement de la part de son auteur et elle mérite largement cet examen approfondi. Si elle n’évite pas quelques travers, on est bien au-delà du prêt-à-jouer rudimentaire de la chord-scale theory, avec notamment la réhabilitation de la dimension dynamique de l’horizontalité – en l’espèce, tout simplement, la notion d’attraction au cœur de la construction tonale. On ne peut donc que la recommander, aussi bien pour une réflexion théorique que pour ses applications pédagogiques, ne serait-ce que pour la multitude d’exemples proposés dans un large éventail de musiques.
Bibliographie
Caporaletti, Vincenzo (2018), « Une musicologie audiotactile », Revue d’études du jazz et des musiques audiotactiles, n° 1 (avril), www.nakala.fr/nakala/data/11280/06b0a325, consulté le 9 mai 2022.
Cugny, Laurent (2009), Analyser le jazz, Paris, Outre mesure.
McCavana, Mikel (2021), « The Real Book », 99 % Invisible, episode 438, 6 avril, https://99percentinvisible.org/episode/the-real-book/?fbclid=IwAR0qc6FxkF_F5ydzghamUJZi7Hda-KxrOu2Lo2Xmgbi2t6SMiS4ZptN2b9c, consulté le 9 mai 2022.
RMO_vol.9.1_Cugny |
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Citation
- Référence papier (pdf)
Laurent Cugny, « À propos du livre Le grand espace tonal, de Cyril Achard », Revue musicale OICRM, vol. 9, no 1, 2022, p. 154-162.
- Référence électronique
Laurent Cugny, « À propos du livre Le grand espace tonal, de Cyril Achard », Revue musicale OICRM, vol. 9, no 1, 2022, mis en ligne le 27 juin 2022, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol9-n1/le-grand-espace-tonal/, consulté le…
Auteur
Laurent Cugny, Sorbonne Université/Institut de recherche en musicologie (IReMus)
Laurent Cugny est professeur à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université, spécialiste de jazz. Il est notamment l’auteur de Las Vegas Tango – Une vie de Gil Evans (P.O.L., 1989), Électrique – Miles Davis 1968-1975 (André Dimanche, 1993), Analyser le jazz (Outre Mesure, 2009), Recentrer la musique – Tome 1, Audiotactilité et ontologie de l’œuvre musicale : musique d’écriture, jazz, pop, rock (Symétrie, 2021). Comme musicien, il a joué et enregistré avec Gil Evans (1987), été directeur musical de l’Orchestre National de Jazz (1994-1997) et du Gil Evans Paris Workshop (2014-2018). Il a publié une dizaine d’enregistrements sous son nom et autant comme arrangeur.
Notes
↵1 | Le grand espace tonal. Essai didactique d’harmonie moderne et jazz : pour l’étude et la pratique, Vénissieux, In Nomine, collection Musicologie, 2019, 300 pages. |
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↵2 | Dans cet article, l’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire. |
↵3 | Un certain nombre de chercheurs ont pris le parti de ne plus regrouper ces musiques sous l’étiquette « musiques populaires » ou « musiques actuelles », problématiques à bien des égards, en leur préférant celle de « musiques audiotactiles ». Pour plus d’information sur l’audiotactilité on peut se reporter à la Revue d’études du jazz et des musiques audiotactiles. |
↵4 | Dont je précise qu’elle est de mon fait et non celle de l’auteur. |
↵5 | Cette dénomination provient du fait que ces publications sont de fait illégales, puisque les droits de reproduction ne sont pas respectés (ou du moins ne l’étaient pas à l’origine, la situation ayant pu évoluer pour certains d’entre eux). |
↵6 | Sur le Real Book, voir McCavana 2021. |
↵7 | 1945 est la date de la création de la Schillinger House, rebaptisée Berklee School of Music en 1954, puis Berklee College of Music en 1970. |
↵8 | La notion d’audiotactilité repose précisément sur cette distinction. La cognitivité mise en œuvre n’est plus « visive » comme dans les musiques d’écriture (le contact avec la musique se fait d’abord par une représentation visuelle, via la partition), mais précisément « audiotactile », c’est-à-dire, en l’absence de partition, directement en situation par l’audition et la « tactilité », laquelle désigne tous les processus d’incorporation des données musicales. Le meilleur exemple de cette cognitivité est l’acquisition du swing, laquelle ne peut en aucun cas se faire par la lecture d’une quelconque représentation visuelle, mais seulement par son incorporation en relation avec son audition en situation (sur ces questions, voir Caporaletti 2018. |
↵9 | Pour la description des quatre situations harmoniques rencontrées dans le jazz, on peut se reporter à Cugny 2009, p. 183-267. |
↵10 | C’est le cœur de la discussion (et peut-être du malentendu). La chord-scale theory part du postulat que les accords sont donnés et les gammes s’y connectent, alors que la théorie tonale postule l’inverse : des gammes (les tons) produisent des accords. |