Théâtre musical (XXe et XXIe siècles).
Formes et représentations politiques,
dirigé par Muriel Plana, Nathalie Vincent-Arnaud, Ludovic Florin et Frédéric Sounac
Besançon, PUFC, 2019, 228 pages
Katia-Sofia Hakim
PDF | CITATION | AUTEURE |
Mots clés : esthétique ; musique ; politique ; théâtre ; théâtre musical.
Keywords: aesthetics; music; musical theater; politics; theater.
À nous de dessiner les territoires politiques et esthétiques des « théâtre-musical-small-scale-opera-New-Op-peu-importeront-alors-les-dénominations », si nous voulons que ce dont il s’agit ait non seulement une cartographie, mais aussi une histoire1Michel Rostain ([1994]1999), « Impossible histoire du théâtre musical », Archives du Théâtre de Cornouaille, https://www.yumpu.com/fr/document/read/16964000/limpossible-histoire-du-theatre-musical-theatre-de-cornouaille, p. 14, consulté le 22 février 2021..
Dans nos mains, un rectangle de noir et de blanc. Sur la couverture du livre apparaît une photographie prise par Jean-Pierre Estournet, spécialiste de la photographie de scène. C’est la capture d’un spectacle du Cirque du Docteur Paradi, Love Love Circus (2005), avec chansons et mise en piste de Pascaline Herveet2Une erreur s’est glissée dans l’ouvrage : contrairement à ce qui est indiqué dans l’ours, la photo n’a pas été prise lors d’une représentation du spectacle Les petits bonnets (2016), autre pièce de Pascaline Herveet interprétée par la compagnie du Cirque du Docteur Paradi. Plusieurs photos du spectacle Love Love Circus sont disponibles en cliquant ici.. On y voit trois personnages se détacher d’un fond sombre, les pieds bien ancrés dans le sable d’une arène de cirque. À gauche, une silhouette en chemise et tutu enlace une contrebasse amplifiée. À droite, une marionnette humaine, tête décoiffée, décolleté plongeant, articule son corps au son percussif des ghost notes de contrebasse.
Photo : Love Love Circus, Cirque du Docteur Paradi, chansons et mise en piste de Pascaline Herveet. © Jean-Pierre Estournet, 2005.
Cet ouvrage collectif publié aux Presses universitaires de Franche-Comté (PUFC) s’inscrit dans la série « Mousikè » créée en 2019 par Laurence Le Diagon-Jacquin. Il est dirigé par quatre chercheurs3Dans cet article, l’emploi du genre masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte. de l’Université Toulouse-Jean Jaurès – Muriel Plana, Nathalie Vincent-Arnaud, Ludovic Florin et Frédéric Sounac –, qui sont responsables scientifiques du programme de recherche dédié aux relations entre théâtre et musique à l’ère contemporaine au sein de l’Institut de Recherche Pluridisciplinaire en Arts, Lettres et Langues (IRPALL – FED 4098). L’originalité de cette étude pluridisciplinaire du théâtre musical des XXe et XXIe siècles est d’envisager cette forme artistique hybride, dans ses dimensions tant esthétiques que politiques. Chaque article contribue ainsi à l’examen critique d’une « politicité » des formes et des représentations du théâtre musical.
Ce terme de « politicité », employé dès les premières lignes de l’introduction (p. 13-17), inscrit le théâtre musical dans une dynamique, dans un processus. En effet, l’idée n’est pas de proposer une définition figée du théâtre musical dont une des caractéristiques essentielles serait d’être politique. Définir, au sens étymologique du terme, c’est poser des limites, dessiner des frontières. C’est envisager l’objet dans sa permanence. Or, le théâtre musical est un genre éminemment plastique qu’il est difficile de penser de manière ontologique. Plus qu’un livre informatif qui délivrerait une information toujours-déjà-là, Théâtre musical (XXe et XXIe siècles). Formes et représentations politiques est un livre performatif dont le discours vise à agir directement sur l’objet étudié. Ce n’est pas un hasard si le dernier chapitre de l’ouvrage, aux allures de manifeste et signé par Muriel Plana, s’intitule « Pour un théâtre musical contemporain » (p. 195-216).
À l’antithèse d’une démarche encyclopédiste, on peut lire ici un véritable programme d’action, en totale cohérence avec l’esprit d’utopie qui caractérise le théâtre musical. La contribution de Karine Saroh consacrée à Luigi Nono est d’ailleurs centrée sur cette question de l’utopie (« De l’utopie esthétique à l’utopie politique. Le théâtre musical de Luigi Nono », p. 103-118). Le théâtre musical n’existe pas en soi. Il est à construire, dans un mouvement de perpétuelle réactualisation et d’altération constante des sociétés, des langages, des matériaux, des imaginaires. Ainsi, la méthodologie adoptée dans cet ouvrage n’est pas sans rappeler la praxis marxiste telle qu’elle est développée par Ernst Bloch dans Le principe espérance4Ernst Bloch ([1954]1976), Le principe espérance, tome I, trad. de l’allemand par Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard..
Dans le théâtre musical, les rapports entre théâtre et musique se caractérisent par une tension dialectique qui s’oppose au modèle fusionnel de l’opéra. Ici, chacune des deux disciplines garde son autonomie. La séparation des éléments est d’ailleurs un des principes fondateurs du théâtre de Bertolt Brecht qui apparaît comme une figure tutélaire. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur un autre article de Saroh qui lui est consacré (« Eisler et Brecht. Les songs dans La Décision », p. 19-35). Cette autonomie des disciplines instaure une relation dialogique entre musique et théâtre, pour reprendre un concept bakhtinien5Michaïl Bakhtine ([1929]1998), La poétique de Dostoïevski, trad. du russe par Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil.. Appliqué à l’origine à la théorie du roman, le concept de dialogisme est redéfini ainsi par Muriel Plana, qui l’applique au domaine des arts :
Qu’est-ce qu’une relation dialogique ? J’ai déjà suggéré qu’elle impliquait autonomie des arts dans la relation, égalité des arts dans la relation, et effectivité de la relation.
L’autonomie signifie qu’il ne se produit pas de fusion entre les arts, qu’ils demeurent séparés, distincts, reconnaissables ; qu’il n’y a pas indétermination des identités artistiques. Le théâtre musical relèverait alors bien d’une esthétique de l’hybridation plutôt que du métissage. Chaque art tiendrait son discours, en déplaçant ses rituels ou ses conventions, mais en conservant sa spécificité technique et formelle, et travaillerait avec l’autre art à la réalisation de l’œuvre scénique ou de représentation commune […].
L’égalité, qui prolonge l’idée d’autonomie au sein d’un collectif, signifie qu’il n’y a pas d’asservissement, de rapport d’instrumentalisation entre un art et l’autre ni, bien entendu, de rapport d’illustration simple, car, dans ce cas, l’art illustré domine l’art qui l’illustre. […] C’est ainsi que la musique n’accompagne pas la dramaturgie ou la mise en scène, ne sert pas, n’exprime pas, mais « commente6Bertolt Brecht ([1948]2000), « Petit organon pour le théâtre, dans Écrits sur le théâtre, éd. Jean-Marie Valentin, Paris, Gallimard, p. 42. », critique, tient son propre discours sur le plateau.
L’effectivité de la relation, enfin, […] implique que l’œuvre ne tienne plus si on lui retire un des éléments qui la constitue, la dramaturgie, la mise en scène ou la musique… Les arts sont autonomes mais solidaires, en relation réelle, ils ne sont pas juxtaposés : musique et théâtre agissent l’un sur l’autre, se transforment l’un l’autre, s’adaptent l’un à l’autre tout en continuant d’exister. L’autre art les influence et les modifie mais sans les instrumentaliser ni les faire disparaître par absorption (Plana, p. 211-213).
Ce dialogisme du théâtre musical permet à l’œuvre de dialoguer avec elle-même, de montrer des points de vue contradictoires sans jamais les réduire à l’énoncé d’une seule thèse, d’une seule vérité. Le sens de l’œuvre étant toujours ouvert, c’est au public de rendre effective l’intensité critique de l’œuvre et de sa représentation, en d’autres termes, de la réaliser. Le dialogisme serait ainsi à l’origine de la « politicité » du théâtre musical, hypothèse que cherche à vérifier cet ouvrage en présentant différentes modalités d’interaction entre musique et théâtre.
Sont mises en perspective manifestations historiques de théâtre musical et manifestations de l’extrême contemporain. Pierre Longuenesse présente ainsi une étude approfondie de trois spectacles contemporains : deux spectacles de Simon McBurney, Shun Kin (2008), d’après une nouvelle de Jun’ichirō Tanisaki, et Le maître et Marguerite (2012), conçu à partir de fragments de Brecht et de Heiner Müller ; et un spectacle d’Alexis Forestier, Le dieu Bonheur (2015), d’après un roman de Mikhaïl Boulgakov. Il y expose deux « utopies poétiques » nées de l’éclatement du concept de représentation (« Le “nouveau” théâtre musical, entre opus occultum et “travail théâtral”. Simon MacBurney et Alexis Forestier », p. 165-181). Dans un autre chapitre, Longuenesse développe la notion de « poème théâtral » à travers l’exemple de la pièce en un acte The Dance of Death (1934), une production de l’équipe pluridisciplinaire du Group Theatre (« Le Modernisme théâtral en Angleterre. Auden / Murrill / Doone et la création de The Dance of Death », p. 35-56). Stefan Keym, lui, s’intéresse à l’Abstrakte Oper Nr. 1 (1953) de Boris Blacher et au Satyricon (1973) de Bruno Maderna. Il y analyse les rapports entre forme et sous-texte politique, et interroge le concept de Literaturoper (« De l’opéra abstrait à la forme mobile. Réflexions sur le rapport entre forme et sous-texte politique dans théâtre musical de Boris Blacher et de Bruno Maderna », p. 57-72). Dans un chapitre consacré à Sonant (1960) de Mauricio Kagel, Jean-François Trubert montre différentes modalités du théâtre instrumental à travers une réflexion sur la théâtralité propre au geste instrumental ; il explore aussi différentes modalités de notation musicale (« Avant-garde véritable ou préfabriquée ? Les (dé)compositions (in)formelles de Sonant de Mauricio Kagel », p. 73-101). Le texte de Jean-Michel Court interroge quant à lui le statut de la voix à travers l’étude d’une œuvre de Dieter Schnebel, annonçant l’avènement d’un « théâtre des sons » (« L’expression théâtrale comme extension du domaine musical », p. 137-147). Le travail de Lucie Lataste sur le théâtre musical en langue des signes enrichit cette réflexion sur la question du langage, et réactualise la dialectique entre le représentable et l’irreprésentable (« Théâtre musical en langue des signes », p. 183-194). C’est une musique visuelle qui naît d’un théâtre du corps, du geste. Olivier Class s’intéresse à l’interaction homme-machine sur scène. Il intègre à sa réflexion la question de nos relations d’intimité et d’addiction avec les nouvelles technologies. Pour illustrer son propos, il analyse des exemples empruntés à Georges Aperghis et à Karlheinz Stockhausen (« Représentation et personnification de l’interaction homme machine sur scène. Vision et relecture politiques », p. 119-135). Dans son étude sur le théâtre musical chilien, Paula Espinoza propose une redéfinition des catégories de « savant » et de « populaire » qui cohabitent dans le théâtre musical. Ces différents travaux réactualisent le dialogue entre les disciplines à la faveur d’une meilleure connaissance du théâtre musical dans toute sa diversité (« Le théâtre musical politique chilien. Des théâtres universitaires aux créations extrême-contemporaines », p. 149-164).
Après lecture de cet ouvrage se dessinent donc un certain nombre de lignes de force. Le dialogisme propre au théâtre musical appelle une approche pluridisciplinaire, autant esthétique que politique. Pour mieux comprendre le théâtre musical, on ne peut se contenter d’une approche purement formaliste, descriptive et apolitique. L’apolitisme est un conservatisme qui ne dit pas son nom. Or : « Le théâtre musical doit être politique – ni à thèse, ni militant, ni engagé, mais politique, soit philosophique, critique, expérimental, dialogique et utopico-fantasmatique » (Plana, p. 215). Le mérite de cet ouvrage est d’articuler enjeux formels et idéologiques. Le caractère expérimental propre à toute œuvre de théâtre musical met en perspective les avant-gardes esthétique et politique. Si l’on devait situer les œuvres de théâtre musical dans l’échiquier politique, on dirait qu’elles sont « de gauche », cette tendance politique renvoyant à des réalités différentes en fonction des époques. Dans son texte, Plana reformule en note de bas de page une question qui a émergé lors d’une journée d’études sur le théâtre musical : « […] existe-t-il un théâtre musical sous-tendu par une idéologie “de droite”, qualifiable à l’époque de Brecht de fasciste ou de capitaliste par exemple et, à notre époque, de néo-libéral, de conservateur ou de réactionnaire et, si oui, ne devrait-on pas l’étudier ? » (ibid., p. 199). Cette question mériterait d’être approfondie dans de futurs travaux de recherche.
RMO_vol.8.1_Hakim |
Attention : le logiciel Aperçu (preview) ne permet pas la lecture des fichiers sonores intégrés dans les fichiers pdf.
Citation
- Référence papier (pdf)
Katia-Sofia Hakim, « Théâtre musical (XXe et XXIe siècles). Formes et représentations politiques, dirigé par Muriel Plana, Nathalie Vincent-Arnaud, Ludovic Florin et Frédéric Sounac », Revue musicale OICRM, vol. 8, no 1, 2021, p. 222-226.
- Référence électronique
Katia-Sofia Hakim, « Théâtre musical (XXe et XXIe siècles). Formes et représentations politiques, dirigé par Muriel Plana, Nathalie Vincent-Arnaud, Ludovic Florin et Frédéric Sounac », Revue musicale OICRM, vol. 8, no 1, 2021, mis en ligne le 30 juin 2021, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol8-n1/theatre-musical-politique/, consulté le…
Auteure
Katia-Sofia Hakim, Sorbonne Université/IReMus
Katia-Sofia Hakim est musicologue, poète, et traductrice littéraire de l’espagnol. Elle est membre du comité de rédaction de Place de la Sorbonne, revue internationale de poésie contemporaine éditée aux Sorbonne Université Presses (SUP). Professeur agrégée de musique et doctorante en musique et musicologie, elle enseigne à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université, ainsi qu’à l’Université de Grenade en Espagne. Ses travaux de recherche portent notamment sur le théâtre musical de Manuel de Falla et d’Igor Stravinsky, et sur la poésie de l’extrême contemporain. Elle est diplômée du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP).
Notes
↵1 | Michel Rostain ([1994]1999), « Impossible histoire du théâtre musical », Archives du Théâtre de Cornouaille, https://www.yumpu.com/fr/document/read/16964000/limpossible-histoire-du-theatre-musical-theatre-de-cornouaille, p. 14, consulté le 22 février 2021. |
---|---|
↵2 | Une erreur s’est glissée dans l’ouvrage : contrairement à ce qui est indiqué dans l’ours, la photo n’a pas été prise lors d’une représentation du spectacle Les petits bonnets (2016), autre pièce de Pascaline Herveet interprétée par la compagnie du Cirque du Docteur Paradi. Plusieurs photos du spectacle Love Love Circus sont disponibles en cliquant ici. |
↵3 | Dans cet article, l’emploi du genre masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte. |
↵4 | Ernst Bloch ([1954]1976), Le principe espérance, tome I, trad. de l’allemand par Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard. |
↵5 | Michaïl Bakhtine ([1929]1998), La poétique de Dostoïevski, trad. du russe par Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil. |
↵6 | Bertolt Brecht ([1948]2000), « Petit organon pour le théâtre, dans Écrits sur le théâtre, éd. Jean-Marie Valentin, Paris, Gallimard, p. 42. |