Benjamin-Constant et le lien à la musique.
Un art entre citation et vision personnelle1Cet article est en lien avec une conférence présentée le 29 avril 2015 dans le cadre de la journée d’étude Représenter l’Orient en France au début du XXe siècle de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM) au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). Nous avons délibérément omis les informations présentes dans le catalogue associé à l’exposition pour mettre de l’avant une documentation inédite. Voir à ce propos : Bondil 2014.
Samuel Montiège
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Résumé
Dans l’œuvre de Jean-Joseph Benjamin-Constant, la musique est omniprésente – tant par la représentation d’instruments que l’éloge accordé aux grands compositeurs tels Beethoven ou Camille Saint-Saëns. Du tableau de chevalet aux grands décors peints, nous suivons l’hypothèse selon laquelle l’artiste joue de la correspondance des arts, entre peinture et musique. Nous percevons le quatrième art comme un fil conducteur pertinent pour aborder l’œuvre de Benjamin-Constant avec pour objectif d’analyser les stratégies utilisées par l’artiste pour évoquer la musique dans son œuvre et renouveler le rapport à Eugène Delacroix.
Mots clés : Benjamin-Constant ; Eugène Delacroix ; beaux-arts ; musique ; orientalisme ; XIX-XXe siècles.
Abstract
In Jean-Joseph Benjamin-Constant’s work, music is everywhere—in his representations of instruments and his homages to great composers, be they Beethoven or Camille Saint-Saëns. From easel to large wall paintings, the artist plays on the relationship between painting and music. We perceive the fourth art as a relevant thread to discuss Benjamin-Constant’s work with the objective to analyze the strategies used by the artist to evoke music in his work and renewal the link to Eugène Delacroix.
Keywords: Benjamin-Constant; Eugène Delacroix; Fine Art; music; Orientalism; 19th-20th centuries.
La musique et sa représentation occupent une part importante dans la production de Jean-Joseph Benjamin-Constant mais se voient reléguées au second plan dans les rares études consacrées à son œuvre. L’axe qui prévaut à cet article prend un parti inverse et suit l’idée selon laquelle la musique serait un fil conducteur pertinent pour la compréhension du peintre et de son œuvre. Les questions qui sous-tendent la réflexion visent à établir le rapport entre musique et peinture chez Benjamin-Constant au travers des tableaux et des écrits de l’artiste qui abordent ce thème. Nous suivons l’hypothèse selon laquelle Benjamin-Constant pense la musique sous forme de « citations » puisque tour à tour elle lui permet d’évoquer une atmosphère, un langage plastique, renforce le lien avec Eugène Delacroix et affiche le goût du peintre pour l’art de la scène musicale en général. À croire que la musique permettrait de rattacher les œuvres de la production orientaliste à celle des portraits en passant par les grands décors peints par l’artiste.
Benjamin-Constant (figure 1) est essentiellement connu pour ses toiles orientalistes puis pour sa production de portraitiste mondain. L’artiste est au XIXe siècle un peintre à la mode, qualifié par les marchands et la critique comme un maître au carnet de commande bien rempli. « Superstar » de son vivant, il tombe rapidement dans l’oubli à sa mort pour n’être que récemment mis sur le devant de la scène avec l’exposition Merveilles et mirages de l’orientalisme organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM, 31 janvier-31 mai 2015) et le musée des Augustins de Toulouse. Les mémoires universitaires de Régine Cardis (1985) et de Stéphanie Prenant (2014) apportent des informations sur l’artiste mais n’abordent pas le thème abordé dans cet article2Ces deux études offrent une approche du peintre que vient compléter le catalogue d’exposition (Bondil 2014)..
Le rapport de Benjamin-Constant à la musique transparaît de façon intuitive encore aujourd’hui, comme le démontre la publicité (figure 2) mise en place pour promouvoir l’exposition Merveilles et mirages de l’orientalisme du MBAM. La favorite de l’émir (vers 1879 ; National Gallery of Art, Washington), qui sert de toile de fond au support de diffusion commercial évoque à elle seule l’univers clos du harem fantasmé où de belles femmes se prélassent au son de la musique. La technique utilisée (dite de « peinture animée ») renforce l’érotisme inhérent à l’œuvre : l’ondulation de la tenture évoque la brise rafraîchissante du grand large tandis que le mouvement des mains associe le son à la caresse pour traduire l’exotisme et sa langueur. Soucieux de créer une atmosphère envoûtante qui évoquerait le Maroc et ses intérieurs, les concepteurs utilisent en trame sonore un extrait de Taqseen de l’album Arabian Soundscapes (2012) du compositeur et producteur de musique du monde Glenn Sharp dont la production est utilisée pour des films, la télévision et d’autres médias3Nul besoin d’associer l’œuvre de Benjamin-Constant à une composition musicale de la fin du XIXe siècle. 133 ans séparent la toile de la trame sonore utilisée dans la publicité..
La stratégie utilisée pour capter l’attention du spectateur est efficace : la publicité comme support de l’image donne à voir le musicien, crée l’ambiance, ajoute à la sensualité de la scène présentée et permet d’évoquer un univers oriental plus vrai que nature. L’artifice n’est pas loin cependant. Il est suggéré à la fois dans le choix de faire bouger les personnages (pour évoquer la vie), mais aussi par un décor (en carton-pâte, pourrait-on dire) qui ouvre l’arrière-plan de la toile sur la baie de Tanger4Dans le cas de Benjamin-Constant, rares sont les œuvres produites in situ lors des séjours marocains du peintre, qui pour l’essentiel composera son œuvre en atelier une fois de retour à Paris. Deux œuvres, À l’étal du boucher et Cour marocaine, conservées au musée du quai Branly, ainsi que Le caïd marocain Tahamy (1883 ; musée d’art et d’histoire de Narbonne), furent cependant réalisées à Tanger.. L’idée sous-jacente au contenu promotionnel de l’exposition est toutefois en accord avec l’œuvre de Benjamin-Constant qui simplifie son répertoire de formes à quelques poses et évoque en atelier l’architecture mauresque (balcon, fenêtre) pour structurer ses compositions. Par une forme géométrique épurée, l’artiste parvient à suggérer les remparts ou les toits-terrasses de Tanger à l’exemple de ceux de Soir sur les terrasses (1879 ; figure 3) ; une œuvre emblématique de l’artiste conservée dans la collection du Musée des beaux-arts de Montréal et choisie pour faire la page de couverture du catalogue.
Cette toile exposée au Salon de 1879 (Paris) est l’une des plus célèbres du peintre qui multiplie ce thème à grande échelle dans les années 1880 alors que l’orientalisme perd déjà de son attrait au Salon. En dehors de l’alcôve du sérail, Benjamin-Constant illustre ici un espace de détente, de jeu et de repos où les femmes se rencontrent, se prélassent chantent au son de la musique ou écoutent le concert alentour car même si l’artiste attire l’attention du spectateur sur un seul groupe, c’est toute une communauté de femmes qu’il suggère à l’arrière-plan. Au même titre que le narguilé, le tapis, les plateaux de cuivre martelés, les aiguières ou les caftans multicolores rapportés de voyage – ou achetés dans la boutique Au Pacha, 24 boulevard des Italiens à Paris –, l’instrument de musique sert à valider la véracité de la scène peinte5Dans Le soir sur les terrasses (Maroc) (figure 4), la femme assise les pieds dans le vide tient dans une main un tambourin alors que ce dernier n’apparaît pas dans l’étude préparatoire du personnage publiée en 1886 dans le recueil de poèmes Les maîtresses (Floux 1886)..
Dans le rapport entre fond et forme, Benjamin-Constant structure sa composition autour du jeu scénique de l’étagement des toits-terrasses avec un premier plan affirmé tandis que le second, à peine suggéré, évoque l’idée de la ville posée sur la mer6Nous restons là cependant, plus proches du décor pastiche et des conventions académiques où le modèle prend la pose, que de la vérité de l’in situ. La scène récréée en atelier une fois de retour à Paris laisse place au souvenir et à la réinterprétation des faits.. Le lien à la musique et aux chants tient vraisemblablement compte d’une coutume difficilement observée par l’artiste mais s’inscrit par extension dans la logique du peintre qui multiplie les métaphores musicales pour évoquer la blanche Tanger. Outre la « confusion de bruits et de couleurs » des scènes de marchés aux alentours du socco, décrit par Benjamin-Constant dans « Tangier and Morocco. Leaves from a Painter’s Note-book » (Benjamin-Constant 1889), la ville et ses toits sont métaphoriquement associés par l’artiste à l’ivoire des touches d’un piano et c’est avec une verve toute poétique que le maître orientaliste aborde la question de la couleur et de ses effets changeants comme s’il s’agissait d’une mélodie sous-jacente à l’œuvre en devenir.
Oh, la délicatesse de cette couleur qui chante comme des notes de musique ! Le spectacle féerique idéal des transitions et des passages ! S’asseoir devant ce clavier vibrant de tons et de lumières, et, la palette à la main, fixer sur la toile l’image de la minute fugitive qui ne change, déplace ses effets que pour en produire de nouveaux, inlassable et incessante dans sa création (ibid., p. 755).
Entre séduction, mirages et mensonges, l’artifice est au premier plan dans l’œuvre de Benjamin-Constant et (comme dans la publicité de l’exposition, avouons-le) la musique n’est semble-t-elle là que pour évoquer le monde oriental et les codes de lecture qui lui sont associés.
Le rapport à la musique – mis à part l’élan poétique qui inspire Benjamin-Constant – ne serait qu’un élément formel de l’image, introduit pour traduire l’atmosphère mauresque de la toile. La critique de l’époque n’aborde pas ce thème mais la récurrence avec lequel les instruments apparaissent dans l’œuvre de l’artiste tend à mettre en évidence qu’il s’agit d’un prérequis attendu par le public et les collectionneurs. Benjamin-Constant, en habile homme d’affaires, répond à cette attente comme l’attestent deux œuvres de la collection du MBAM.
Le harem au riche intérieur est pour Benjamin-Constant un prétexte aux débordements colorés pour évoquer le faste et la somptuosité des odalisques (et de leurs servantes) couvertes de riches broderies et de bijoux chatoyants. À bien y regarder l’artiste fait œuvre de décorateur en privilégiant le motif au détriment de la forme. Dans Le flamant rose (1876 ; figure 4), la femme du premier plan ne semble pas avoir de corps ; simplement suggérée par sa tête (telle une pantomime), elle tient dans sa main droite une orange et dans l’autre un tambourin posé sur le sol. La servante à l’arrière-plan est traitée à l’identique et il est difficile de savoir comment les deux femmes tiennent la pose, à croire que l’artiste ait pensé son œuvre en termes de copier/coller avec pour seul souci l’élément décoratif de l’ensemble. Sur un jeu de couleurs et de regards, la scène prend vie et raconte l’instant de la pause : après avoir laissé l’éventail et le tambourin, les femmes s’amusent à attirer un flamant rose craintif mais gourmand. L’instrument de musique comme l’éventail autorise le lien narratif qui précède ce jeu espiègle et concourt à « meubler » l’espace de la composition.
Benjamin-Constant coloriste n’est que rarement reconnu pour ses aptitudes en dessin et ce malgré plusieurs prix remportés lors des concours à l’École des beaux-arts de Toulouse7Benjamin-Constant est décrit comme un bon élève et obtient différents prix de dessin à l’École des beaux-arts de Toulouse en 1859, 1861, 1863, 1864 et 1865.. Les œuvres de petits formats chercheraient à séduire l’œil du spectateur. La toile se doit avant tout d’être charmante et même si les accessoires permettent le récit (comme nous l’avons évoqué ci-haut) ils traduisent avant tout une ambiance.
La stratégie mise en place n’est pas isolée dans l’œuvre du peintre. Nathalie Bondil affirme à propos de Beauté orientale (avant ou vers 1880 ; figure 5) que l’artiste prend une certaine distance avec la réalité pour offrir une image convenue d’un « exotisme de charme où désormais importe peu l’authenticité8Nous renvoyons le lecteur à la notice détaillée de Beauté orientale dans Bondil 2014, p. 234. ». Dans cette toile, la jeune femme richement vêtue, assise dans une position d’attente rêveuse, est à n’en pas douter un modèle d’atelier reconnaissable dans plusieurs œuvres de l’artiste. Le rapport à la musique apparaît semble-t-il secondaire dans cette œuvre mais transparaît toutefois par une anecdote d’époque qui illustre la récurrence avec laquelle le peintre utilise le thème dans sa production. Ce dernier est tellement lié à la production de Benjamin-Constant que le public de la fin du XIXe siècle voyait des instruments partout. Ainsi, la toile initialement présentée lors des expositions de l’Art Association of Montreal (AAM) sous le titre de Tambourine Girl serait associée à cette jeune beauté9La parenté entre les deux toiles semble valider un tel rapprochement. Voir à ce propos : Brooke 1989, p. 181., après que l’on eut découvert lors d’une restauration que ce que l’on prenait pour un tambour à droite de la composition n’était autre qu’un coussin.
Il est cependant réducteur de penser la musique dans l’œuvre de Benjamin-Constant comme seul accessoire décoratif ou élément de récit. Nul besoin que l’instrument soit représenté pour illustrer le thème musical. Cette idée plus abstraite quant à la musicalité de la peinture est évoquée dans les notes manuscrites du peintre conservées par ses descendants. Ces documents, témoins des discours ou des articles écrits par l’artiste, permettent de laisser place à la pensée du peintre et renforcent l’hypothèse quant à la réelle portée de la musique dans son œuvre.
Benjamin-Constant aborde la question de la « sonorité de la couleur » (Benjamin-Constant 1901, f. 4) dans ses écrits et cherche à s’inscrire dans le courant intellectuel de son époque lorsqu’il s’interroge sur la correspondance entre les arts. Le peintre pourfendeur de la déferlante impressionniste (qu’il ne cesse de critiquer dans la presse ou dans sa correspondance) n’apparaît pas uniquement comme un académique défenseur des seuls principes de l’École des beaux-arts et reste ouvert en homme de son temps à certaines « idées nouvelles ». L’article intitulé « Les comparaisons entre la musique et la peinture » du théoricien et philosophe Georges Léchalas, paru dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger (Léchalas 1885) aborde spécifiquement le sujet soulevé par Benjamin-Constant et en donne une synthèse plus explicite. Léchalas aborde la question des sensations auditives et visuelles pour établir le lien entre son et lumière, musique et couleur. Il cite dans son argumentation L’esthétique (1878) d’Eugène Véron sur l’analogie entre vibrations sonores et vibrations lumineuses pour expliquer la parenté entre sons et couleurs mais privilégie, en accord avec Philippe Gauckler (Le beau et son histoire, 1873), l’idée de « timbre » pour cheminer vers celle de la « hauteur » qui autorise la comparaison entre mélodie et dessin, couleur et harmonie.
Benjamin-Constant n’ayant pas approfondi (sauf nouvelle découverte) son positionnement sur ce point semble faire quelques emprunts à ces théories en vogue à la fin du XIXe siècle et intègre, croyons-nous, dans son art cette « sonorité » par la tension entre dessin et couleur. Une œuvre comme Tête de Maure (vers 1875 ; figure 6) permettrait un tel rapprochement.
Dans ce portrait, le dessin du visage du Maure est poussé à l’extrême – dans une veine quasi naturaliste qui autorise à penser qu’il s’agit là d’une des rares études in situ du peintre au Maroc – tandis que la coiffe esquissée laisse place aux gestes et à l’expression des tons colorés. Le choix d’une palette éclatée (composée de rouge, bleu, vert et blanc) et d’une facture animée intensifie le contraste avec le dessin (dit « léché ») du modèle à la peau noire, ce qui confère au personnage une profondeur psychologique rare dans l’œuvre d’un Benjamin-Constant partagé entre le dessin classique et le romantisme de la couleur.
Le peintre par sa formation académique adopte les principes du dessin selon Jean-Auguste-Dominique Ingres, tandis que son goût immodéré pour la couleur le pousse davantage vers Eugène Delacroix. Pour affirmer cet héritage antinomique, Benjamin-Constant associe opportunément les deux peintres dans le rapport qu’ils entretiennent avec la musique10Ces propos hagiographiques connus des contemporains de Benjamin-Constant permettent à l’artiste d’étayer la thèse selon laquelle la musique aurait une influence décisive sur le peintre en devenir et irait jusqu’à transformer son approche de la peinture elle-même.. Suivant cette idée, il affirme que les deux artistes hésitèrent à leurs débuts entre ces deux arts et souligne à ce propos que « Ingres n’entra dans l’atelier de David qu’après avoir, tant bien que mal, tenu sa place dans l’orchestre d’un théâtre de province » (Benjamin-Constant 1901, f. 2) et que « Delacroix, à un certain moment de son enfance, s’était cru destiné à devenir un musicien, et, si sa mère ne s’y fut pas opposée, il eût, pendant quelque temps au moins, tenté l’aventure » (ibid.).
L’anecdote qui rallie les deux peintres dans une communauté d’intérêts axée autour de l’élément musical cherche à renforcer la place de Benjamin-Constant dans l’histoire de l’art et à rattacher ces deux montres sacrés à sa biographie personnelle. Dans son rapport à Toulouse, le peintre entretient la référence avec le peintre de Montauban, grand amateur de musique pour avoir été deuxième violon de l’Orchestre national du Capitole11Cette activité parallèle est évoquée par l’expression « violon d’Ingres » qui réfère à un loisir. et dit pratiquer lui aussi le violon lorsqu’il ne peint pas. Benjamin-Constant revendique ici la part méridionale de son enfance et de ses premières études à l’École des beaux-arts de Toulouse, terreau fertile en artistes sans lequel il affirme qu’il n’aurait pu s’engager dans cette voie. La ville de Paris où il est né n’est toutefois pas reléguée au second plan et c’est à Eugène Delacroix, originaire de Charenton-Saint-Maurice (région parisienne), que Benjamin-Constant s’identifie le plus.
Il classe le maître romantique parmi « les plus grands symphonistes de la peinture12Entrée des croisés à Constantinople (1840) d’Eugène Delacroix et Les noces de Cana (1562-1563) de Paul Véronèse sont les deux plus grandes symphonies dans cette musique de la peinture ! Jamais l’œil ne ressentit de plus vibrantes sonorités ; la lumière colorée ayant des vibrations comme les cordes d’un orchestre (Benjamin-Constant 1901, f. 4). » et cite en exemple Entrée des croisés à Constantinople (1840) qu’il réinterprétera quelques années plus tard au salon de 1876 avec Entrée du sultan Mehmet II à Constantinople le 29 mai 145313Cette œuvre vaut à l’artiste une médaille de deuxième classe, ce qui le place « hors concours » et le dispense dorénavant de soumettre ses œuvres au jury. Émile Zola comme la plupart des critiques de l’époque souligne l’influence du maître romantique dans l’œuvre de Benjamin-Constant et reste lucide quant au fossé qui sépare les deux artistes. Il décrit en ce sens Entrée de Mehmet II qu’expose Benjamin-Constant au Salon de 1876 comme « le fruit des efforts d’un bon élève de Cabanel que doit hanter la grande ombre de Delacroix ».. Le peintre, sa vie durant, multiplie le parallèle entre la passion musicale et l’attrait pour le Maroc qu’il partage avec Delacroix. Sa démarche prolonge en certains points celle de son prédécesseur, puisque 40 ans après Delacroix et la délégation du comte de Mornay, Benjamin-Constant dit découvrir le Maroc dans le cadre d’une expédition diplomatique avec le ministre plénipotentiaire Charles Tissot.
L’histoire veut qu’à l’origine Eugène Delacroix ne devait pas faire le voyage au Maroc qui influencera par la suite une large part de son œuvre et marque l’engouement de plusieurs générations d’artistes pour l’orientalisme en peinture. Le peintre Eugène Isabey en renonçant au voyage laisse la place à Delacroix. Ainsi, le 11 janvier 1832 la corvette La Perle quitte le port de Toulon vers Tanger la blanche avec parmi l’équipage Delacroix et le comte de Mornay. La découverte de Tanger et ses ruelles est l’occasion pour le peintre de multiplier les croquis dans son carnet. Durant ce séjour, il rencontre le sultan du Maroc à Meknès et se lie d’amitié avec le traducteur de la légation européenne, Abraham Benchimol, qui ouvrira au peintre les portes de sa maison et permettra à l’artiste de prendre pour modèles sa nièce, sa femme et ses filles en plus de le convier à une noce juive que l’artiste réinterprète en peinture lors de son retour à Paris.
L’aventure et le récit de voyage de Delacroix passionnent le jeune Benjamin-Constant et c’est sur invitation d’un ami d’enfance de son père, l’archéologue et ministre plénipotentiaire Charles Tissot, qu’il traverse la méditerranée en 1871 pour un séjour de 18 mois au Maroc. Sur place, le peintre commence à créer sa légende : il marche sur les traces de son prédécesseur, s’imprègne de ce qu’il avait pu voir et commence alors sa production orientaliste. Le rapprochement entre les deux artistes est cependant pleinement orchestré. Comme son illustre prédécesseur, il affirme n’avoir fait qu’un seul voyage. L’information est fausse cependant : Benjamin-Constant passe sous silence un premier séjour en 1870 où il rejoint pour deux semaines ses amis et confrères Henri Regnault et Georges Clairins dans leur maison atelier de Tanger. De même, il apparaît qu’il soit retourné au Maroc à plusieurs reprises puisqu’en 1883 Maurice Paléologue, en mission à la légation de France, visite à Tanger l’atelier de Benjamin-Constant qui vient d’achever Le caïd marocain Tahamy pour l’envoyer au salon.
Le peintre donne à ses contemporains une hagiographie à l’historicité douteuse pour créer le lien avec Eugène Delacroix et son œuvre. L’artiste à même son atelier revisite la peinture d’histoire en incluant les instruments du spectacle et connaît au Salon une certaine consécration avec des œuvres comme Les derniers rebelles, scène d’histoire marocaine (1880 ; figure 7) acquise par l’État pour le Musée du Luxembourg. Benjamin-Constant, soucieux d’être perçu comme un grand peintre de l’histoire de l’art, choisit d’aborder le plus haut degré dans la hiérarchie des genres et se place dans la lignée directe d’Eugène Delacroix lorsqu’il évoque la toile du musée des Augustins (Toulouse) Moulay Adb-Er Rahman, sultan du Maroc sortant de son palais de Meknès, entouré de sa garde et de ses principaux officiers (1845 ; figure 8). Le critique Gustave Larroumet fait l’éloge de Benjamin-Constant lorsqu’il reconnaît que l’idée première de Delacroix est « singulièrement fécondée » avec un choix de composition plus large et plus dramatique que son prédécesseur (Larroumet 1896, p. 1). Le sujet des deux toiles n’est toutefois pas le même puisque l’œuvre de Delacroix commémore la signature d’un traité de paix non ratifié (1832) tandis que Benjamin-Constant présente l’anecdote de la violence d’un Maroc divisé. Les qualités de Benjamin-Constant coloriste sont manifestes dans cette œuvre qui oppose le bleu du ciel à l’immense muraille brun-rouge sur laquelle se détache les protagonistes qui entourent le sultan et le peintre utilise toute la palette de ses accessoires (instruments compris) pour rendre avec majesté cette mise à mort officielle. La toile est appréciée du public et entre rapidement au Musée du Luxembourg, considéré alors comme l’antichambre du Louvre. C’est la consécration pour l’artiste !
Paradoxalement, l’hommage détourné de Benjamin-Constant à Delacroix passe presque inaperçu dans les critiques du Salon. Désireux d’être reconnu à l’égal du maître romantique, il réitère la citation avec le harem pour thème. Le sujet des femmes orientales, bien connu dans l’œuvre de Delacroix, découle d’une observation in situ : le 21 janvier 1832, l’artiste avait assisté à une noce juive et rempli son carnet de croquis pour ne pas oublier la scène. Le tableau réalisé neuf ans plus tard à Paris subit le processus de recréation et doit certainement beaucoup aux souvenirs du peintre. C’est toutefois avec un certain refus de l’anecdote orientale que Delacroix choisit de disposer ses personnages sur le fond neutre du mur blanc d’une cour intérieure et saisit avec un souci du détail évident la variété des costumes et des attitudes des différents personnages qui évoquent la danse, le chant et la fête. L’œuvre actuellement conservée au musée du Louvre est considérée comme un des chefs-d’œuvre du peintre et se voit rapidement reproduit en gravure (figure 9), notamment à l’époque de Benjamin-Constant qui, en fidèle admirateur, propose une variante du thème au Salon de 1878 (figure 10).
Avec Intérieur de harem au Maroc (1878 ; figure 10), l’artiste cite Delacroix et cherche par la musique à traduire l’exotisme non du mariage mais du sérail marocain. Les critiques notent la citation du peintre mais avouent que le sujet de la toile ne méritait pas une telle ampleur. Le tableau recadré illustre certes la virtuosité de Benjamin-Constant coloriste mais la composition reste quelque peu maladroite car tout semble être trop calculé. Le rayon de soleil qui tombe sur le tambourin n’a en effet rien de naturel est disparaîtra dans l’estampe du tableau recadré publiée dans L’Illustration en 1879 (figure 11).
Dans Intérieur de harem au Maroc, le concert ne traduit que difficilement l’idée de la fête. Il s’agit plutôt d’un passe-temps pour des femmes enfermées et en perpétuelle attente. L’image séduisante pour le spectateur du Salon des artistes français de 187814Nous renvoyons le lecteur à la notice détaillée d’Intérieur de harem au Maroc dans Bondil 2014, p. 230-233. est décrite comme un prétexte au déploiement d’étoffes, de boiseries sculptées et de cuivres en tout genre, en plus d’être visuellement un sujet de fantasme, comme l’évoque avec brio Christelle Taraud dans le catalogue associé à l’exposition du MBAM15Ibid., p. 213-223.. Le peintre, contrairement à Delacroix, multiplie l’artifice et ne cherche pas à traduire un type précis à ses personnages. Benjamin-Constant n’a pu voir le harem peuplé de ces femmes. Il dit toutefois l’avoir entraperçu lors d’une visite chez le chérif de Ouezzan, mais choisit de ne pas tout représenter.
Dans la description du harem qu’il propose dans le Harper’s New Monthly Magazine, les éléments principaux de la toile sont là : « étendues sur des sofas ou des nattes, appuyées sur des coussins de brocart ou sur des tabourets incrustés de nacre, elles s’éventaient ou dormaient, pendant que les esclaves, drapés dans de longues chemises blanches, jouaient de la mandoline ou du tambourin » (Benjamin-Constant 1889, p. 762). Le peintre ajoute avoir vu un piano, un orgue de barbarie et une horloge (affirmant que ce sont les seules merveilles que l’Orient ait consenti à recevoir de l’Occident et qu’il conserve amoureusement dans ses demeures), mais choisit de ne pas les représenter pour ne garder que les stéréotypes associés au monde oriental.
Dans ce lien à Delacroix, le critique d’art Ary Renan (1894, p. 43) classe volontiers Benjamin-Constant parmi les derniers romantiques et salue élogieusement la maîtrise qu’il a de la couleur. L’étiquette accolée au peintre est flatteuse et répond pleinement aux stratégies de valorisation de carrière mise en place dans le rapprochement avec celui qu’il considère comme son mentor. La comparaison entre les deux maîtres, bien que recherchée, n’est cependant pas en faveur de Benjamin-Constant, comme le soulignent certains de ses contemporains lorsqu’ils affirment que l’artiste parvient à séduire sans convaincre (Bondil 2014, p. 230-232). Benjamin-Constant emprunte la composition de ses toiles les plus importantes à Eugène Delacroix mais en transforme le sujet pour mettre à profit les stéréotypes du monde oriental autour du harem ou des scènes de massacre. Le peintre se réclame aussi de son confrère dans le lien à la musique mais ne parvient pas à égaler son prédécessseur. Alors que Delacroix évoque le son par le mouvement et la couleur, tout est statique dans l’œuvre de Benjamin-Constant. L’instrument de musique perçu comme accessoire ajoute un élément de réalité à la scène peinte et cherche à séduire et capter l’attention du spectateur/voyeur alors que chez Delacroix, il participe de la scène ou en devient le sujet16Dans l’œuvre de Benjamin-Constant, la musique est principalement associée au monde des femmes..
Avec la volonté de se présenter comme un grand peintre et dans la continuité de l’orientalisme, Benjamin-Constant aborde la question des grandes héroïnes de l’histoire, Judith, Hérodiade, Salammbô, mises en scène dans des opéras – que l’on songe à Hérodiade (1881) ou Sapho (1897) de Jules Massenet – ou au théâtre – dans la pièce Dalila (1973) d’Octave Feuillet, ou Cléopâtre (1870) et Théodora (1884) de Victorien Sardou, dont le rôle principal est joué par Sarah Bernhardt17Nous renvoyons le lecteur à la notice détaillée de L’impératrice Théodora dans Bondil 2014, p. 80-85. Benjamin-Constant réalise une toile qu’il dédie à la dixième muse, aujourd’hui non localisée, mais dont la reproduction appuie les liens que le peintre entretient avec Sarah Bernhardt. Voir à ce propos : Collectif 1886.. Le rapport de Benjamin-Constant aux arts de la scène est similaire à celui que porte Delacroix pour le théâtre (italien, qu’il caricature au début des années 1820, puis britannique qu’il peint à son retour d’Angleterre, en 1825), et même si Benjamin-Constant n’aborde pas le sujet dans ses manuscrits, l’attachement qu’il porte au maître romantique autorise ce lien qui dépasse l’orientalisme et permet d’évoquer chez Benjamin-Constant la réalisation de grands décors.
À Paris, la peinture murale de la chapelle des Saint-Anges de l’église Saint-Sulpice ou le cycle à l’Assemblée nationale célèbrent l’art de Delacroix et encouragent Benjamin-Constant à aborder la question des grands ensembles décoratifs, auxquels il consacrera les 15 dernières années de sa vie. En 1886, il reçoit sa première commande officielle pour la salle du Conseil académique de la Nouvelle Sorbonne, composé de cinq panneaux auxquels s’ajoutent en 1893 six médaillons. Le panneau dédié aux Belles-lettres (1888) présente parmi les différentes personnifications la Poésie lyrique, assise, avec un instrument de musique, et la Tragédie qui tient en sa main un hommage à Hérodote, Tacite et Montesquieu. La critique de l’époque n’apprécie guère la modernité avec laquelle Benjamin-Constant campe des personnages non idéalisés et utilise la couleur vive a contrario du modèle de l’époque (Pierre Puvis de Chavannes) qui prônait l’utilisation de tons rabattus. Comme le souligne François de Vergnette, c’est à la peinture vénitienne et à Delacroix que Benjamin-Constant se réfère avant tout18Nous renvoyons le lecteur au texte de François de Vergnette « Benjamin-Constant et la peinture monumentale » dans Bondil 2014, p. 92.. Le premier succès et les connexions du peintre aidant, Benjamin-Constant obtient en 1889 la commande pour le panneau central de l’Hôtel de Ville de Paris pour lequel l’artiste propose une mince allusion à la musique dans les maquettes préparatoires, qui ne seront cependant pas retenues. C’est avec la commande du plafond central de l’Opéra Comique (figure 12) que l’artiste aborde directement le thème.
Le 27 février 1887, l’État commande au peintre une allégorie pour la coupole du nouvel Opéra Comique. Dans une esquisse en grisaille intitulée Glorification de la musique, puis dans la version finale du plafond de l’Opéra (1898), Benjamin-Constant place différents personnages célèbres : les allégories contemplent le cortège de personnages des opéras comiques français contemporains, donnés dans l’institution parisienne, que ce soit Lakmé brandissant sa coupe de Léo Delibes, Carmen ornée d’une fleur dans les cheveux de l’opéra de Georges Bizet, Mignon en chaise à porteurs de Jules Massenet ou Basile avec sa coiffe étrange du Barbier de Séville.
Comme dans le décor réalisé pour la Sorbonne, Benjamin-Constant avait souhaité donner à certains personnages le visage de grandes chanteuses de l’époque qui s’étaient illustrées dans leur rôle19Nous renvoyons le lecteur au texte de François de Vergnette « Benjamin-Constant et la peinture monumentale » dans Bondil 2014, p. 92.. Ainsi Sybil Sanderson devient Manon ; Mignon est représenté par Célestine Galli-Mariè et Carmen sera Emma Calvé, dont l’artiste réalise par ailleurs un portrait en pied à l’égal des aristocrates qu’il portraiture (figure 13).
S’il n’existe pas d’autres exemples de grands décors où Benjamin-Constant fasse référence à la musique, c’est dans une œuvre non datée, Dalila et les Philistins (collection particulière) que l’artiste cite explicitement l’œuvre de Camille Saint-Saëns. Un portrait du compositeur (figure 14) illustre le lien fort qui les unit. L’orientalisme en peinture et en musique se présente comme un rapport possible entre les deux hommes qui affichent une communauté d’intérêts indéniable. C’est cependant revêtu du costume d’académicien que Benjamin-Constant choisit de représenter Saint-Saëns. L’artiste comme le musicien sont tous deux membres de l’Institut de France et il semblerait que le compositeur ait posé à contrecœur pour ce tableau que Benjamin-Constant présente le 27 mai 1899 dans la galerie de la Fine Art Society de Londres (voir Cardis 1985, p. 276).
De par ses commandes, son réseau mondain et celui des collectionneurs – que l’on songe au portrait de la comtesse Von Derwies dont le mari était féru de musique et organisait des concerts à la Villa Valrose à Nice –, Benjamin-Constant fut amené à fréquenter des directeurs de théâtres et d’institutions culturelles comme Eugène Bertrand, directeur de l’Opéra de Paris dont le portrait est connu aujourd’hui par une estampe. Le lien dont se réclame Benjamin-Constant avec Delacroix transparaît dans la création des grands ensembles dont le plus important pour aborder le thème musical est sans conteste le plafond de l’Opéra Comique. L’exécution de cette commande et le rapport à Camille Saint-Saëns permettent de rattacher le peintre au réseau musical, affirmé par l’hommage qu’il consacre à Beethoven dans les années 1880.
L’hommage rendu à Beethoven est certainement l’un des plus forts que Benjamin-Constant ait pu rendre à la musique. Des photographies prouvent que l’artiste avait en sa possession le moulage du visage de Beethoven réalisé par Franz Klein. Dans Salon de 1892, Arthur Hustin reproduit une photographie de l’atelier de Benjamin-Constant qui pose pour son public (figure 15). Le masque de Beethoven est accroché sur la tapisserie à l’arrière-fond et un tableau d’une Théodora nue semble reposer sur un chevalet de présentation. La palette de peinture et les pinceaux posés sur le sol témoignent de l’activité de l’artiste en dehors de cet instant de pause. Il ne faut pas s’y tromper cependant, l’atelier ici mis en scène est une image commerciale, diffusée à large tirage par la photographie et la gravure.
La représentation de Beethoven est un sujet à la mode repris par différents artistes. En 1880, le graveur Bernard Rico reproduit deux dessins de Mariano Fortuny où le masque du compositeur est à l’honneur. Raymond Bouyer du Ménestrel souligne dans ces mêmes années le regain d’intérêt pour Beethoven en même temps que la difficulté de bien le représenter (voir Bouyer 1901).
Avec ce Masque mortuaire de Beethoven (figure 16), Benjamin-Constant relève brillamment le défi. Un journaliste du Gil Blas raconte avoir vu lors d’une soirée-concert du 18 décembre 1886 (date anniversaire du compositeur) « une toile reproduisant le masque du grand maître allemand, moulé après sa mort et peint par le pinceau vigoureux de M. Benjamin Constant, [qui] se trouvait au grand salon encadré dans un bouquet de lauriers, éclairé par cinq cents bougies. » (Le diable boîteux 1886, p. 1). La toile de Benjamin-Constant frappe par la simplicité de sa composition et son refus du trompe-l’œil. Le masque évoque les vanités de la peinture hollandaise du XVIIe siècle.
En 1889, Benjamin-Constant aborde de nouveau la figure de Beethoven et lui consacre un tableau grand format atypique dans son œuvre (figure 17). L’artiste privilégie une palette ternie qui place le compositeur dans la pénombre. La toile que l’artiste voulait garder pour lui seul dans son atelier est toutefois présentée au Salon l’année suivante. La critique fort mitigée considère ce tableau comme une œuvre technique mais n’en comprend pas la poésie. Avec cette toile, le peintre s’inscrit dans la veine des portraits collectifs à la manière de Fantin Latour et son hommage à Wagner (Autour du piano, Salon de 1885). Bien que la critique de l’époque ne souligne pas cette référence, le tableau évoque certainement Delacroix et son Frédéric Chopin et George Sand (1838), aujourd’hui disparu, dont il ne subsiste que deux portraits dissociés20Le tableau est dans l’atelier de Delacroix jusqu’à sa mort. Un marchand d’art peu scrupuleux découpe les deux portraits pensant ainsi obtenir plus d’argent que pour un seul tableau. Le portrait de Chopin est conservé au Louvre, à Paris, et celui de George Sand au Ordrupgaard museum de Copenhague.
L’immense tableau du Palais des Beaux-Arts de Lille, Beethoven, la sonate au clair de lune, garde certainement en mémoire l’engouement autour du maître à la fin du XIXe siècle et se voit reproduit en gravure pour le marché anglo-saxon. L’œuvre atypique dans la production de Benjamin-Constant se porte comme l’écho direct de la sonate, sans doute la plus connue du musicien21Nous renvoyons le lecteur à la notice détaillée de Beethoven, la sonate au clair de lune dans Bondil 2014, p. 44-47..
Le rapport de Benjamin-Constant à la musique oscille entre intérêt personnel et commercial. L’artiste désireux d’être reconnu par le public et ses pairs comme une figure du grand art français cherche à inscrire son œuvre dans la continuité d’Eugène Delacroix dont il multiplie les allusions tant au niveau de sa production orientaliste que des grands décors peints jusqu’à son hommage à Beethoven. Même si l’artiste s’essaie aux nouvelles théories dans le rapprochement entre peinture et musique, il est difficile de quantifier la part visible que cette dernière occupe dans son œuvre. Le rythme qu’imposent la couleur ou la représentation des instruments eux-mêmes participe de la construction du récit mais bien souvent, seuls des stéréotypes éculés traduisent le thème musical. Le rapport de Benjamin-Constant à la musique est multiple, comme nous l’avons mis en évidence. Il dépasse le simple accessoire dans l’œuvre orientaliste du peintre pour s’affirmer comme un intérêt sincère et une connaissance de ses acteurs dans les grands décors peints et l’art du portrait. L’intérêt de Benjamin-Constant pour le quatrième art dépasse l’art de la citation et témoigne d’un intérêt réel pour la scène tant au théâtre qu’à l’opéra. Dans Le Ménestrel. Musique et théâtres (16 juin 1895, p. 192), Benjamin-Constant est cité à plusieurs reprises parmi les membres de la commission chargée de préparer l’organisation des représentations dramatiques et lyriques au théâtre antique d’Orange. Parmi les personnes associées au projet, nous retrouvons des intimes du peintre, que ce soit Camille Saint-Saëns ou le sculpteur Jean-Antoine Injalbert, et c’est par le biais du groupe des félibres et de celui des cigaliers, auquel Benjamin-Constant appartient aussi, que l’événement se voit longuement décrit dans le pages de ce journal. Benjamin-Constant rédige dans ses notes manuscrites une « esquisse » des « Derniers échos des fêtes d’Orange » et c’est aux éditions Chamerot et Renouard que son discours d’allocution du 11 août 1894 est publié22Voir Benjamin-Constant 1894.. Au théâtre antique d’Orange, le peintre préside aux spectacles des Érinnyes (1873), une tragédie antique mise en scène par Lecomte de Lisle, avec une musique de Jules Massenet, et d’Antigone de Sophocle, mise en musique par Camille Saint-Saëns en 1893.
Le cadre du harem propice au concert intimiste se prolonge avec la peinture monumentale de Benjamin-Constant sur l’évocation des plus grands opéras de la fin du XIXe siècle. Touche-à-tout passionné, ce « chef d’orchestre » de la couleur évoque en peinture une musique ancrée dans la mémoire acoustique de ses contemporains qui nous échappe pour une large part aujourd’hui dans sa production. Il reste encore à découvrir dans le rapprochement entre peinture et musique chez Benjamin-Constant. L’apparition récente de lettres adressées à sa maîtresse – une pianiste de renom rencontrée lors d’un voyage transatlantique – promet de nombreuses découvertes23Axel Hémery a cité ces lettres à notre attention et participe à leur édition prochaine..
Bibliographie
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Véron, Eugène (1878), L’esthétique. Origine des arts, le goût et le génie, définition de l’art et de l’esthétique, le style, l’architecture, la sculpture, la peinture, la danse, la musique, la poésie, Paris, C. Reinwald.
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Citation
- Référence papier (pdf)
Samuel Montiège, « Benjamin-Constant et le lien à la musique. Un art entre citation et vision personnelle », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 1, 2016, p. 115-136.
- Référence électronique
Samuel Montiège, « Benjamin-Constant et le lien à la musique. Un art entre citation et vision personnelle », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 1, mis en ligne le 22 février 2016, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol3-n1/benjamin-constant-et-le-lien-a-la-musique/, consulté le …
Auteur
Samuel Montiège, Muses&Arts
Samuel Montiège est docteur en Histoire de l’Art et commissaire associé à l’exposition Benjamin‐Constant, merveilles et mirages de l’orientalisme coproduite par le Musée des beaux‐arts de Montréal et le musée des Augustins, Toulouse.
Notes
↵1 | Cet article est en lien avec une conférence présentée le 29 avril 2015 dans le cadre de la journée d’étude Représenter l’Orient en France au début du XXe siècle de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM) au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). Nous avons délibérément omis les informations présentes dans le catalogue associé à l’exposition pour mettre de l’avant une documentation inédite. Voir à ce propos : Bondil 2014. |
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↵2 | Ces deux études offrent une approche du peintre que vient compléter le catalogue d’exposition (Bondil 2014). |
↵3 | Nul besoin d’associer l’œuvre de Benjamin-Constant à une composition musicale de la fin du XIXe siècle. 133 ans séparent la toile de la trame sonore utilisée dans la publicité. |
↵4 | Dans le cas de Benjamin-Constant, rares sont les œuvres produites in situ lors des séjours marocains du peintre, qui pour l’essentiel composera son œuvre en atelier une fois de retour à Paris. Deux œuvres, À l’étal du boucher et Cour marocaine, conservées au musée du quai Branly, ainsi que Le caïd marocain Tahamy (1883 ; musée d’art et d’histoire de Narbonne), furent cependant réalisées à Tanger. |
↵5 | Dans Le soir sur les terrasses (Maroc) (figure 4), la femme assise les pieds dans le vide tient dans une main un tambourin alors que ce dernier n’apparaît pas dans l’étude préparatoire du personnage publiée en 1886 dans le recueil de poèmes Les maîtresses (Floux 1886). |
↵6 | Nous restons là cependant, plus proches du décor pastiche et des conventions académiques où le modèle prend la pose, que de la vérité de l’in situ. La scène récréée en atelier une fois de retour à Paris laisse place au souvenir et à la réinterprétation des faits. |
↵7 | Benjamin-Constant est décrit comme un bon élève et obtient différents prix de dessin à l’École des beaux-arts de Toulouse en 1859, 1861, 1863, 1864 et 1865. |
↵8 | Nous renvoyons le lecteur à la notice détaillée de Beauté orientale dans Bondil 2014, p. 234. |
↵9 | La parenté entre les deux toiles semble valider un tel rapprochement. Voir à ce propos : Brooke 1989, p. 181. |
↵10 | Ces propos hagiographiques connus des contemporains de Benjamin-Constant permettent à l’artiste d’étayer la thèse selon laquelle la musique aurait une influence décisive sur le peintre en devenir et irait jusqu’à transformer son approche de la peinture elle-même. |
↵11 | Cette activité parallèle est évoquée par l’expression « violon d’Ingres » qui réfère à un loisir. |
↵12 | Entrée des croisés à Constantinople (1840) d’Eugène Delacroix et Les noces de Cana (1562-1563) de Paul Véronèse sont les deux plus grandes symphonies dans cette musique de la peinture ! Jamais l’œil ne ressentit de plus vibrantes sonorités ; la lumière colorée ayant des vibrations comme les cordes d’un orchestre (Benjamin-Constant 1901, f. 4). |
↵13 | Cette œuvre vaut à l’artiste une médaille de deuxième classe, ce qui le place « hors concours » et le dispense dorénavant de soumettre ses œuvres au jury. Émile Zola comme la plupart des critiques de l’époque souligne l’influence du maître romantique dans l’œuvre de Benjamin-Constant et reste lucide quant au fossé qui sépare les deux artistes. Il décrit en ce sens Entrée de Mehmet II qu’expose Benjamin-Constant au Salon de 1876 comme « le fruit des efforts d’un bon élève de Cabanel que doit hanter la grande ombre de Delacroix ». |
↵14 | Nous renvoyons le lecteur à la notice détaillée d’Intérieur de harem au Maroc dans Bondil 2014, p. 230-233. |
↵15 | Ibid., p. 213-223. |
↵16 | Dans l’œuvre de Benjamin-Constant, la musique est principalement associée au monde des femmes. |
↵17 | Nous renvoyons le lecteur à la notice détaillée de L’impératrice Théodora dans Bondil 2014, p. 80-85. Benjamin-Constant réalise une toile qu’il dédie à la dixième muse, aujourd’hui non localisée, mais dont la reproduction appuie les liens que le peintre entretient avec Sarah Bernhardt. Voir à ce propos : Collectif 1886. |
↵18, ↵19 | Nous renvoyons le lecteur au texte de François de Vergnette « Benjamin-Constant et la peinture monumentale » dans Bondil 2014, p. 92. |
↵20 | Le tableau est dans l’atelier de Delacroix jusqu’à sa mort. Un marchand d’art peu scrupuleux découpe les deux portraits pensant ainsi obtenir plus d’argent que pour un seul tableau. Le portrait de Chopin est conservé au Louvre, à Paris, et celui de George Sand au Ordrupgaard museum de Copenhague |
↵21 | Nous renvoyons le lecteur à la notice détaillée de Beethoven, la sonate au clair de lune dans Bondil 2014, p. 44-47. |
↵22 | Voir Benjamin-Constant 1894. |
↵23 | Axel Hémery a cité ces lettres à notre attention et participe à leur édition prochaine. |