Entre musique, nature et technologie.
Biophilia de Björk, une œuvre d’art totale
Benjamin Lassauzet
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Résumé
Au fil de ses albums, dont les modes de diffusion se renouvellent constamment et intègrent les technologies les plus récentes à sa disposition, Björk développe et approfondit une philosophie qui consiste à mettre à bas les conceptions qui opposent l’humain au vivant, le vivant à la technologie, et la pureté à l’hybridation. L’album Biophilia (2011), à ce jour son projet le plus ambitieux, a pour but de réaliser la fusion entre la nature et la technologie, mais aussi de surmonter les frontières physiques et culturelles. Pour ce faire, en plus de collaborer avec des scientifiques, des ingénieurs, des musiciens, une musicologue, un naturaliste et des pédagogues, Björk recourt à une nouvelle facture instrumentale, une nouvelle forme de notation musicale, et surtout, de nouveaux procédés de création interactive, puisqu’il s’agit du premier app-album. À bien des égards, Biophilia est une œuvre d’art totale, reposant aussi bien sur une synthèse des arts que sur la formulation de l’utopie d’une transformation fondamentale de la société.
Mots clés : app-album ; art total ; Biophilia ; Björk ; écologie.
Abstract
Over the course of her albums, whose distribution methods are continually updated to incorporate the latest technologies at her disposal, Björk is developing and deepening a philosophy that consists of overturning conceptions that set the human against the living, the living against technology, and purity against hybridity. The album Biophilia (2011), to this day her most ambitious project, aims to achieve fusion between nature and technology, but also to overcome physical and cultural boundaries. In addition to collaborating with scientists, engineers, musicians, a musicologist, a naturalist, and pedagogues, she uses new instrumental construction, a new form of musical notation and, above all, new processes of interactive creation, as this is the first app-album. In many respects, Biophilia is a total work of art, based as much on a synthesis of the arts as on formulating the utopia of a fundamental transformation of society.
Keywords: app-album; Biophilia; Björk; ecology; Gesamtkunstwerk.
Björk, artiste totale pour une œuvre-monde
Bien qu’elle soit surtout identifiée comme chanteuse, l’Islandaise Björk (née en 1965) est aussi autrice-compositrice, musicienne, arrangeuse, productrice et actrice. Sa musique se situe à la croisée des chemins entre une pop qui puise ses influences dans des genres particulièrement variés, et une musique savante contemporaine volontiers expérimentale. Cette association se trouve représentée dans une formule utilisée par Björk à destination de ses collaborateurs1Dans cet article, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte. lors de l’élaboration de l’album Medúlla : « It’s very simple. […] A little Justin [Timberlake], a little Karlheinz [Stockhausen] » (Ross 2004).
Cette recherche d’une forme de synthèse dans les expressions musicales vise aussi à mêler les formes artistiques en associant notamment la musique au visuel. Ainsi, chaque album n’est pas seulement conçu comme une succession de chansons, mais aussi comme le portrait d’un nouveau personnage qui est en fait une partie de Björk elle-même. Debut (1993) présente une jeune fille timide débarquant en ville, tandis que l’album suivant, Post (1995), suggère une fille plus confiante qui « consomme la ville2« consuming the city ». Toutes les traductions sont de l’auteur. » (Walker 2002) tout en étant consommée par elle ; le personnage de Homogenic (1997) est une guerrière « qui veut se battre avec (l’)amour3« who wants to fight with love ». » (ibid.) ; Vespertine (2001) est un « album introverti » qui traite « de la façon dont [elle s’]occupe d’[elle] et de [son] corps4« an introvert album […] about how I deal with me and my body ». » (ibid.)… Chaque portrait fait l’objet d’une mise en image sur les pochettes (d’une manière qui évoque les cartes de tarot) (Björk 2022), à travers les clips, sur scène lors de tournées internationales, et à travers une identité visuelle qui passe notamment par l’aspect vestimentaire.
L’un des exemples les plus éloquents est la fameuse robe-cygne conçue par Marjan Pejoski que Björk porte sur la pochette de Vespertine, un album qui dépeint une relation amoureuse, intime et érotique protégée par le cocon domestique. Cette robe fait directement référence au mythe de Léda qui, après avoir été séduite par Zeus transformé en cygne, pondra deux œufs contenant, l’un Hélène et Pollux, et l’autre Clytemnestre et Castor. La posture de Björk, le bras replié sur son visage et les yeux fermés, n’est pas sans rappeler quelques représentations picturales classiques de cet épisode mythologique5Une position similaire se trouve dans les tableaux Léda et le cygne de Georg Pencz (c. 1530), François Edouard Picot (1829), Charles A. Holland (1910), ou encore Paul Matthias Papua (1939).. Or, Björk porte également cette robe lors de la cérémonie des Oscars 2001 dans le cadre de la promotion du film Dancer in the Dark – non sans une certaine irrévérence teintée d’humour – et, à la manière de Léda, pond des œufs sur le tapis rouge. Ce faisant, elle transforme le défilé des stars d’Hollywood en un véritable happening artistique.
Il y a donc dans la démarche de Björk une volonté de s’inscrire dans une sorte d’art total qui ne se décline pas seulement au sein de l’objet artistique lui-même (l’album) et ses corollaires (les clips, les tournées), mais aussi en dehors, quitte à transformer l’acte de promotion en acte artistique à part entière.
Dans ses fondements qui remontent au XIXe siècle et notamment au Gesamtkunstwerk wagnérien, l’art total vise non seulement à créer une synthèse harmonieuse des différentes formes artistiques afin de susciter une expérience esthétique et émotionnelle profonde, mais aussi, en transcendant le simple divertissement ou la contemplation esthétique, à provoquer chez le spectateur une transformation significative au niveau émotionnel, intellectuel, voire spirituel. Cette approche immersive et participative nourrit l’utopie d’une épreuve initiatique, d’un impact profond sur la façon dont une personne perçoit le monde, réfléchit sur elle-même et interagit avec la réalité ; elle peut également inciter à l’action, à la transformation personnelle, voire à la remise en question des structures sociales et culturelles existantes (Picard 2006 ; Lista 2006).
En outre, dans une volonté totalisante, l’union des arts vise à refléter l’unité de la vie. Cette idée doit être reliée chez Björk à la manière holistique dont elle considère le monde et la position de l’humain en son sein. Cette philosophie nourrit des affinités avec, notamment, le paganisme, le soufisme et la pensée écologique de Timothy Morton, tous trois ayant en commun de ne pas envisager de séparation sujet/objet mais de les aborder plutôt dans une relation de transformation réciproque (Lassauzet 2022). En ce qui concerne Morton, avec qui Björk a entretenu une conversation par courriels aux alentours de 2014 (Merry 2015), la pensée écologique consiste à postuler qu’aucune personne n’est une île, et à aborder le monde comme coexistence, comme un maillage en interconnexion non seulement des êtres humains entre eux mais également de tout ce qui existe, vivant ou non, animé ou inanimé. L’interconnexion implique également une transformation commune par l’expérience de la relation. En d’autres termes, il s’agit ici de considérer les interactions avec les animaux, les végétaux et les minéraux comme on considérerait celles qui ont lieu entre les humains (Morton 2019).
Concevoir le monde de cette manière conduit à repenser des concepts comme ceux d’environnement ou de nature. L’environnement, par essence, est ce qui m’entoure mais ne m’inclut pas : il est placé à distance plutôt qu’en fusion entre sujet et objet, ce qui correspond davantage à la pensée écologique de Morton. De même, le recours au concept de nature suppose qu’une fois nommée, celle-ci est circonscrite, fétichisée, objectivée. En somme, toute forme de pensée qui évite la totalité fait partie du problème (ibid., p. 18).
L’interconnexion mortonienne trouve une éloquente mise en œuvre chez Björk par le biais de l’hybridation, visant à remettre en cause les oppositions binaires en vue d’une forme de synthèse : en d’autres termes, l’être humain Björk incorpore littéralement des caractéristiques animales, végétales ou minérales. Cette idée de continuité entre l’humain et le naturel apparaît clairement dans certaines paroles de chansons : « i will take the sun in my mouth » (« Sun in My Mouth », 2001) ; « i’m a path of cinders burning under your skin » (« Bachelorette », 1997) ; « my snakeskin cold in the dark but warms up in the light » (« Courtship », 2017) ; « this forest is in me » (« Claimstaker », 2017) ; « the moss i’m made of » (« Body Memory », 2017) ; « our hearts are coral reefs » (« Atom Dance », 2015) ; « my heart is enormous lake » (« Black Lake », 2015) ; « the tectonic plates in my chest6Nous avons choisi de représenter les paroles de chansons sans majuscules afin de respecter la graphie utilisée par Björk. À la manière de e. e. cummings dont elle a mis plusieurs poèmes en musique, elle n’utilise jamais de majuscules lorsqu’elle écrit, et cela concerne notamment le pronom personnel à la première personne (i plutôt que I) : la remise en cause d’une séparation hiérarchisée entre sujet et objet est ainsi intégrée jusque dans sa graphie. » (« Mutual Core », 2011)…
Les vidéoclips relayent également cette idée, puisque Björk incarne tour à tour l’océan (« Oceania », 2004), une chenille (« Cocoon », 2002), un champignon (« Atopos », 2022), une mite (« Human Behaviour », 1993), un volcan (« Mutual Core », 2012), un piranha (« Alarm Call », 1998), ou encore une méduse (« Notget », 2017). Dans le clip de « Hunter » (1998), une Björk chauve (déstabilisation de la distinction masculin-féminin) se transforme progressivement en ours polaire (déstabilisation de la distinction humain-animal) conçu de manière numérique (déstabilisation de la distinction nature-technologie). Dans celui de « All is Full of Love » (1999), Björk prête ses traits à deux cyborgs (déstabilisation des distinctions soi-autrui et humain-machine), qui s’embrassent et font l’amour (déstabilisation de la distinction nature-technologie). Il s’avère qu’« All is Full of Love » est le premier single qui soit vendu accompagné d’un DVD (un support dont la commercialisation est alors très récente) (One Little Indian 2013). On constate donc une volonté manifeste de la part de Björk d’associer étroitement le sonore et le visuel et d’utiliser les technologies les plus avancées du moment à cet effet.
Le projet qui pousse le plus loin cette tendance s’intitule Biophilia (2011). Le huitième album de Björk est à ce jour son projet le plus ambitieux ; c’est du moins ainsi qu’il est reçu à sa sortie dans la presse spécialisée (Jacobson 2011 ; Phares 2011 ; Pytlik 2011 ; Richards 2011). Dans cette œuvre, son but est à nouveau de réaliser la fusion entre la nature et la technologie, mais aussi de surmonter les frontières physiques et culturelles humaines. Pour ce faire, elle recourt à une nouvelle facture instrumentale, une nouvelle forme de notation musicale et de nouveaux procédés technologiques (les applications pour tablette), elle collabore avec des scientifiques, des ingénieurs, des facteurs d’instruments, des musiciens, une musicologue, un naturaliste et des pédagogues.
Si de nombreuses publications consacrées à l’artiste prennent cet album pour sujet d’étude, et si la notion d’art total y est souvent posée comme postulat, la plupart n’abordent qu’un aspect particulier du projet, qu’il s’agisse de sa dimension écologique (Dibben 2017), féministe (Susdorf 2017), technologique (Keazor 2018 ; Daly 2015) ou éducative (Krístinsdóttir 2018 ; Vågsholm Husby 2016). Il en va de même dans la récente publication de la revue Circuit pourtant consacrée à « Björk, une artiste totale » (2021), et faisant suite à une journée d’étude intitulée « Wanderlust. L’art total de Björk » : là encore, la totalité artistique est davantage approchée par la somme de ses parties que de manière holistique, de telle sorte que le Gesamtkunstwerk björkien se dessine pour ainsi dire sous la forme d’un puzzle (Guerpin et Tosser 2021).
L’objet de cet article est ainsi d’analyser la manière dont Biophilia s’inscrit dans le sillage de l’œuvre d’art totale telle qu’elle se déploie sous des formes diverses depuis le XIXe siècle, mais en employant des moyens technologiques nouveaux ayant pour effet d’actualiser ce concept, par le développement de nouveaux modes de participation active pour l’auditeur. Pour ce faire, nous mettrons d’abord en évidence les fondements politico-philosophiques de l’album, puis leurs manifestations dans les chansons de cet album qui se présente comme une œuvre-monde, avant d’aborder l’apport technologique inédit de Biophilia et la manière dont celui-ci nourrit l’aspect totalisant du projet.
Fondements politico-philosophiques de Biophilia
Le néologisme donnant à l’œuvre son titre, dont l’étymologie signifie l’« amour du vivant », provient d’ouvrages rédigés par Edward O. Wilson (1984) et Stephen R. Kellert (Kellert et Wilson 1993), où ces auteurs développent l’hypothèse de biophilie. Cette dernière consiste à considérer le lien entre les êtres humains et les autres systèmes vivants comme inné voire génétiquement instinctif, dans la mesure où la survie humaine est nécessairement liée aux autres formes de vie.
Pour créer cet album, Björk s’inspire de ce concept en s’appuyant également sur l’idée qu’il est vain d’opposer nature et technologie. Une thèse courante de l’écologie politique, que l’on peut considérer comme technocritique, aborde les développements techniques (nucléaire, OGM, nanotechnologies, industries fossiles…) comme généralement nuisibles à l’environnement, au point d’être la cause d’un changement d’ère géologique nommé anthropocène (Flipo, Dobré et Michot 2013). Selon cette conception développée par John Ruskin dès le XIXe siècle, puis notamment par Jacques Ellul, Ivan Illich ou Günther Anders, le progrès technique apparaît comme incompatible avec la soutenabilité écologique. À l’inverse, des penseurs comme Bruno Latour affirment qu’il n’y a pas lieu de combattre les développements technologiques : tous sont légitimes mais doivent trouver leur juste place (Cérézuelle 2019, p. 9). Plus proche d’une telle démarche, Björk souhaite montrer que la technologie peut révéler notre relation intime avec et dans la nature, mais aussi que la technologie est naturelle. Elle rappelle par exemple que l’électricité n’a pas été une invention du XXe siècle mais qu’elle a toujours existé au niveau macro (dans la foudre) comme au niveau micro (dans les connexions neuronales), et que le XXe siècle s’est contenté de domestiquer ce matériau naturel comme on avait auparavant domestiqué le bois pour fabriquer des violons (Walker 1997). Björk ne se sent donc pas concernée par une opposition qu’elle juge réactionnaire entre une musique acoustique qui serait naturelle et une musique électronique qui ne le serait pas et n’aurait pas d’âme : « If I hear one more person saying that there is no soul in computer music I will puke. The reason there is no soul in it is because no one put it there. It’s like looking at a guitar and asking it to write a song » (Sigurðsson 1995, p. 29).
Cette orientation peut en partie être favorisée par l’origine culturelle islandaise de Björk. La christianisation du pays aux alentours de l’an mille n’a pas effacé les mythes païens (Byock 2001), lesquels postulent l’immanence du divin dans chaque élément, y compris dans l’électricité : ainsi, Mjöllnir, le marteau du dieu Þór (Thor), a le pouvoir de transporter la foudre. Or, l’Islande a connu une révolution industrielle extrêmement rapide en l’espace de quelques décennies à partir de son indépendance en 1944, qui a conduit à la coexistence de conceptions traditionnelles persistantes et du développement des technologies modernes (Jakobsson et Hálfdanarson 2016). Ainsi, sont encore vivantes en Islande des personnes qui ont connu des conditions de vie extrêmement rustiques et rudimentaires dans leur jeunesse et évoluent aujourd’hui dans la modernité technologique et industrielle la plus avancée. Ceci semble expliquer la facilité de Björk à conjuguer tradition et modernité, et le fait que cette association puisse sembler moins évidente dans les pays industrialisés occidentaux, qui ont fait l’objet d’une évolution beaucoup plus graduelle, s’accompagnant d’un abandon progressif des conceptions traditionnelles au profit de la modernité. Or, si considérer nature et technologie comme opposées, voire contradictoires, apparaît moins évident pour les Islandais, il en va de même en somme pour la majeure partie des peuples du globe, si l’on en croit Björk :
A lot of literature from South America or a lot of films from Asia, they’re talking about having one foot in nature, in the mud, in mythology, and the other foot in mobile phones. I used to think that was so special for Iceland. But I realized that the U.S.A. and [other industrialized Western countries] are the minority, and the rest of the world has gone through the same in the last 100 years : an outrageous change. Talking in my music about mountains but also talking about ghetto blasters, and talking about the wind in my hair but being in a club disco dancing, it seems like I’m the odd one out, but actually…. I think my music is world music. (MacDonnell 1997, p. 24)
C’est pourquoi, à l’inverse d’une démarche technophobe, le positionnement politico-philosophique de Björk la conduit à utiliser pleinement les technologies modernes pour représenter l’amour du vivant de manière à obtenir un résultat qui ne consiste ni à technologiser la nature, ni à naturaliser la technologie, mais à créer un espace où la nature et la technologie peuvent coexister en interconnexion.
Cette démarche apparaît dès le début du processus créatif, puisque Björk commence à élaborer ses chansons grâce à deux outils :
- des manettes Wiimote, destinées à l’origine à la console de jeux vidéo Wii, et qui reproduisent les mouvements effectués dans l’espace. Détournées de leur usage habituel, les manettes font ici correspondre les mouvements du bras à différentes hauteurs ;
- le Lemur développé par l’entreprise française Jazzmutant : il s’agit d’un écran tactile, précurseur de l’iPad, destiné à la composition musicale et utilisé entre autres par Nine Inch Nails et Daft Punk.
Si les technologies contemporaines sont présentes dès le départ dans l’élaboration de l’album, Björk n’exclut pas les instruments acoustiques, incluant à la production un orgue, une harpe, un chœur de femmes et des cuivres. Ce métissage de l’électronique et de l’acoustique est du reste au cœur de l’identité musicale de Björk et se retrouve sous des formes toujours variées dans chaque album. Ainsi, elle associe par exemple à l’électronique un octuor à cordes dans Homogenic (1997), les cordes, le célesta, la harpe, la boîte à musique et un chœur féminin dans Vespertine (2001), la voix dans Medúlla (2004), les cuivres, la kora et le pipa dans Volta (2007), un orchestre à cordes dans Vulnicura (2015), les flûtes dans Utopia (2017) et les clarinettes dans Fossora (2022). Mais dans Biophilia, elle ne se contente pas de faire appel à une lutherie existante : elle est à la source d’une collaboration avec des facteurs pour la création de trois nouveaux instruments (tous trois étant actionnés par un contrôleur MIDI). L’idée présidant à cette démarche est de faire correspondre la facture instrumentale avec la thématique développée dans la chanson qui l’emploie.
Biophilia : Un album
L’album Biophilia comprend 10 chansons, chacune étant liée à un élément naturel et à un procédé musical (Wired 2013). Elles couvrent un champ extrêmement vaste, allant du niveau microscopique (aux dimensions de la cellule) au niveau macroscopique (à celles de l’univers), en passant par l’échelle terrestre.
Deux chansons portent sur le plan microscopique. « Hollow » (piste 6, 05:49) évoque l’ADN, et par corollaire la notion de lignée. Le lien à l’Islande est ici fort puisque la totalité des Islandais sont inscrits dans un registre adn créé par l’entreprise decode Genetics, et qui porte le nom d’Íslendingabók (littéralement « livre des Islandais »), en référence à la saga médiévale du même nom qui raconte l’arrivée des premiers colons sur l’île. L’ADN est donc ici lié musicalement à la question du temps, et ce dernier est représenté se rétractant et se dilatant sur un mouvement perpétuel joué à l’orgue, figurant le ruban de la macromolécule.
« Virus » (piste 7, 5:26) porte sur la manière dont les virus attaquent les cellules. Paradoxalement, il s’agit en réalité d’une chanson douce et délicate à la manière d’une chanson d’amour évoquant celui qui unit le virus et la cellule. Mais cet amour est toxique parce que le virus finit par retirer toute vie à la cellule. Cela se manifeste sur le plan musical sous la forme d’une rencontre entre deux instruments : un hang qui représente la cellule, et un « gameleste », instrument créé par Björgvin Tómasson et Matt Nolan, dont le nom est un mot-valise mêlant le gamelan balinais et le célesta. Il s’agit ainsi d’une sorte de célesta numérique dont le timbre, plus métallique et plus sec, se rapproche de celui d’un gamelan. Cela implique donc pour le projet Biophilia une association de différentes traditions et sphères culturelles. Dans « Virus », le gameleste représente le virus prenant progressivement l’ascendant en étouffant le hang qui, lui, est de moins en moins audible jusqu’à disparaître complètement.
En renversant la perspective, on trouve trois chansons portant sur le niveau macroscopique. « Moon » (piste 1, 05:45) représente les phases de la lune, ce que Björk relie musicalement sous la forme de séquences mélodiques de harpes répétées et subtilement variées, notamment dans leur longueur, qui peut aller de 3 à 17 notes.
Figure 1 : Principale séquence génératrice de « Moon ».
« Cosmogony » (piste 4, 05:00) se réfère, comme le suggère le titre, aux récits de la création de l’univers. Cette chanson comporte ainsi quatre strophes portant chacune sur l’un des récits émis sur chaque continent, tour à tour miwok (peuple autochtone du nord de la Californie), hindou, aborigène d’Australie, pour terminer avec la théorie du Big Bang. Avec cette dernière strophe, Björk considère l’approche positiviste des sociétés occidentales modernes comme l’une des explications possibles de la naissance du monde, et refuse de se positionner en faveur d’une conception plutôt qu’une autre.
Enfin, « Dark Matter » (piste 5, 03:22) aborde la matière noire, qui constitue manifestement environ 84,5 % de la matière dans l’univers, qu’on n’arrive cependant pas à voir ou à détecter. Pour représenter cela, Björk a composé une musique atonale et non pulsée, sur laquelle elle chante dans un langage non signifiant.
Entre les niveaux micro et macro, on trouve un niveau qu’on pourrait qualifier de méso, et qui concerne les phénomènes terrestres, animaux ou minéraux. La moitié des chansons de Biophilia entrent dans cette catégorie. « Thunderbolt » (piste 2, 05:15) se rapporte à la foudre et à l’électricité. Leur représentation musicale prend la forme des arpèges : ces accords égrenés apparaissent comme une analogie de la trajectoire des éclairs qui n’est pas rectiligne, d’autant plus qu’ils sont interprétés par une bobine Tesla. Avec cet instrument créé par le facteur Aron Koscho pour l’occasion, à chaque note jouée correspond un éclair différent placé dans une cage de Faraday, un bouclier utilisé pour bloquer les champs électromagnétiques.
Figure 2 : Bobine Tesla utilisée dans « Thunderbolt ».
« Crystalline » (piste 3, 05:08) représente les cristaux, qui ont des formes complexes de polygones qui peuvent avoir des dizaines voire des centaines de côtés. Le relais musical de cette idée consiste à mettre en valeur l’idée de structure : chaque section de la chanson possède ainsi une identité sonore propre. En outre, la métrique variée des couplets en 17/8 et des refrains en 4/4 évoque la composition géométrique changeante des cristaux. Cette chanson utilise par ailleurs le gameleste, qui fournit une traduction sonore de la matière des cristaux.
« Sacrifice » (piste 8, 04:02) porte sur l’interaction entre les sexes, et notamment le fait que les femmes sont contraintes de sacrifier leurs désirs, leurs projets, leurs envies et leurs besoins pour se conformer à ceux de leur conjoint. Björk y voit une analogie avec l’écriture musicale puisque la notation occidentale sur partition lui apparaît du même ordre que la domination de l’homme sur la femme : il s’agit non seulement d’une forme de domestication de la musique (avec des notes ayant une hauteur précise, des rythmes ayant une durée précise…), mais aussi une forme de domination conceptuelle sur d’autres cultures qui n’utiliseraient pas la notation ou qui en utiliseraient d’autres formes.
« Mutual Core » (piste 9, 05:06) porte sur les plaques tectoniques, que Björk relie musicalement à la formation des accords. Un accord, en tant que superposition de plusieurs sons qui forment un tout, est effectivement analogue au sol qui est constitué d’une superposition de couches sédimentaires. En outre, lorsque deux accords se rencontrent, l’association est plus ou moins harmonieuse (représentée par l’écriture verticale de l’accompagnement à l’orgue des deux couplets), comme la tension plus ou moins grande entre deux plaques tectoniques provoque plus ou moins de remous (figurés par l’agitation de la rythmique électronique dans les deux refrains de style dubstep–glitch hop).
Enfin, « Solstice » (piste 10, 04:41) aborde l’inclinaison de la terre et la gravité, une idée qu’on retrouve dans les harpes pendulaires utilisées pour accompagner la voix de Björk dans cette chanson. Créées par le facteur Andy Cavatorta, elles visent ici à produire la métaphore du mouvement de balancier du jour et de la nuit (si marquée en Islande du fait de sa position septentrionale provoquant des jours sans fin en été et des nuits sans fin en hiver). Ainsi, quatre harpes pendulaires se balancent d’avant en arrière, et leurs cordes sont pincées par un plectre quand le balancier arrive en bas. Un boîtier contenant les cordes tourne au gré des changements de notes, de manière à ce que le plectre pince la bonne corde. Notons que lors des concerts, Björk se place au milieu de l’instrument, ayant deux harpes pendulaires de chaque côté d’elle, ce qui donne une manifestation physique de l’interconnexion, comme une fusion avec cette métaphore des éléments7Notons qu’outre la bobine Tesla, le gameleste et les harpes pendulaires, un quatrième instrument de nouvelle facture a été employé pour la tournée qui a accompagné la sortie de l’album. Comme le gameleste, le « sharpsichord », créé par le facteur Henry Dagg, est un hybride, cette fois-ci entre une harpe et une gigantesque boîte à musique..
Figure 3 : Björk, entre deux harpes pendulaires, interprétant « Solstice ».
Figure 4 : Tableau des correspondances entre les composantes naturelles et musicales des chansons de Biophilia (Wired 2013).
En somme, l’album Biophilia se présente comme une œuvre-monde, où il est question de la nature dans toutes ses manifestations, du niveau microscopique de la cellule et de l’ADN au niveau macroscopique de l’univers, et de la manière dont tout cela est lié en une totalité synthétique grâce à la musique.
Biophilia : Un app-album
La portée de l’album s’élargit encore alors qu’il se déploie sous la forme complémentaire d’une application. En effet, au moment où elle est en train de composer Biophilia, Björk recherche une manière de rendre les auditeurs actifs dans leur appréhension de l’album, afin qu’ils ne soient pas seulement dans une démarche de réception passive, mais puissent avoir accès eux aussi à la façon dont elle a elle-même élaboré les chansons. Au même moment, en 2010, Apple annonce la sortie de l’iPad, première tablette tactile grand public. Étant donné qu’en utilisant le Lemur, Björk s’est appuyée sur son prédécesseur dédié à la création musicale, elle se tourne très logiquement vers l’iPad pour nourrir une extension à son idée d’œuvre d’art totale. C’est ainsi que Biophilia devient le premier « app-album » de l’histoire de la musique.
Ce n’est en réalité pas la première fois que des applications sont conçues à des fins musicales. Ainsi, par exemple, Brian Eno a proposé en 2008 l’application pour smartphones Bloom, conçue par le programmeur Peter Chilvers, qui permet aux utilisateurs de créer de la musique en manipulant des bulles colorées8Cette démarche est assez semblable à celle qui sera développée par Scott Snibbe pour l’application de « Thunderbolt » (cf. supra) : les bulles sont ici remplacées par des éclairs.. Parmi les autres artistes issus des musiques populaires qui ont déployé leur œuvre sous forme d’applications, on peut citer Weezer, Coldplay, Death Cab for Cutie, Bruce Springsteen, Lady Gaga, Soulja Boy ou encore Nine Inch Nails.
Prenons l’interface créée en 2009 pour ce dernier groupe comme exemple. Intitulée nin: access, elle fonctionne comme le mélange d’un site Web officiel, d’un site de streaming et d’un réseau social. On y trouve les dernières infos et mises à jour sur le groupe Nine Inch Nails, des photos, des musiques, des vidéos, des fonds d’écran, et il est également possible d’interagir avec d’autres utilisateurs de l’application par un forum ou d’utiliser la géolocalisation pour visualiser les endroits où le groupe se produit. En l’occurrence, l’application remplit surtout une fonction de communication et de diffusion, et n’a pas vocation à faire partie intégrante de l’œuvre elle-même.
C’est le cas, en revanche, pour Biophilia app. Björk a travaillé avec sept développeurs qui ont conçu une dizaine d’applications interactives. La structuration finale fait apparaître une application-mère (« Cosmogony »), renfermant un ensemble de neuf sous-applications correspondant aux neuf autres chansons de l’album. L’interface s’ouvre sur cette application-mère et sur la voix de Sir David Attenborough, le présentateur star de documentaires de la bbc sur la nature et les animaux :
Welcome to Biophilia: A love for nature in all her manifestations. From the tiniest organism, to the greatest red giant floating in the farthest realm of the universe. With Biophilia comes a restless curiosity, an urge to investigate and discover the illusive places where we meet nature—where she plays on our senses with colours, forms, perfumes and smells; the taste and touch of salty wind on the tongue. But much of nature is hidden from us, that we can neither see, nor touch, such as the one phenomenon that can be said to move us more than any other in our daily lives: sound. Sound harnessed by human beings delivered with generosity and emotion is what we call ‘music’ and just as we use music to express parts of us that would otherwise be hidden, so too can we use technology to make visable much of natures invisible world. In Biophilia, you will experience how the three come together: nature, music, technology. Listen, learn, and create. […] Remember, you are a gateway between the universal and the microscopic—the unseen forces that stir the depths of your innermost being and nature who embraces you and all there is. We are on the brink of a revolution that will reunite humans with nature through new technological innovations. Until we get there, prepare, explore Biophilia.
On trouve dans ce texte d’accueil tout le fondement philosophique, voire idéologique, que nous évoquions plus haut au sujet de la pensée écologique et de la technophilie qui caractérisent ce projet. En outre, l’avant-dernière phrase se place nettement dans une tradition utopique liée à l’idée d’œuvre d’art totale comme on peut la trouver par exemple de Wagner (Wagner 1898) à Scriabine (Victoroff 2014), et qui consiste à la fois en une œuvre qui fait la synthèse des arts, une œuvre-monde, et une œuvre que l’on souhaite à la base d’une transformation fondamentale de la société (Picard 2006). Pour cette raison, Björk ne pouvait pas se contenter de proposer comme à l’accoutumée un album, des clips et une tournée : il s’agit ici de permettre à l’auditeur/spectateur de devenir acteur et créateur grâce aux applications. On a ainsi ici affaire à une œuvre transmédiale. Dans le sens où l’entend Henry Jenkins (2006), la transmédialité s’applique aux œuvres de fiction dont les éléments sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. Chaque fragment peut être appréhendé de manière indépendante ou générale, et propose un point d’entrée dans l’univers transmédiatique de l’œuvre. Si l’on excepte de cette description la dimension fictionnelle et narrative, c’est un concept qui s’applique éloquemment au cas de Biophilia, dont chaque support (disque, concerts, vidéoclips, applications) propose une expérience qui se suffit à elle-même mais qui ne devient complète que lorsque tous ces supports sont combinés dans l’expérience de l’art total. En outre, l’œuvre transmédiatique au sens où l’entend Jenkins repose sur la création d’un monde, chose que propose littéralement Björk avec l’app-album, à travers la galaxie de l’écran d’accueil.
Figure 5 : Capture d’écran de l’application-mère « Cosmogony ».
En trois dimensions et en rotation, cette dernière bouge lentement d’elle-même mais peut également se déplacer en réaction aux mouvements tactiles, permettant à l’utilisateur de choisir d’appuyer sur l’un des neuf astres. Invariablement, on débouche alors sur un menu qui contient notamment une analyse de la chanson par Nicola Dibben, une musicologue spécialiste de la musique de Björk (voir Dibben 2007). Un bouton « Score » permet d’ouvrir une partition qui utilise la notation savante occidentale de manière stylisée. La partition se déroule au tempo, tandis que résonne une version MIDI de la chanson à la manière d’un karaoké : en effet, la partie vocale n’est pas incluse dans la piste sonore. Il est également possible de couper le son et de jouer la partition soi-même sur son propre instrument. D’un mouvement du doigt, on peut aussi revenir en arrière, aller en avant ou arrêter le curseur. Mais comme Björk considère la notation par partition comme une forme d’oppression, on peut aussi s’en passer en appuyant sur « Animation ». On a ici une représentation graphique musicale moins traditionnelle conçue par le développeur et musicien américain Stephen Malinowski sous le nom de Music Animation Machine, que Björk et ses musiciens utilisent volontiers en concert et où chaque son est représenté par un cercle coloré dans l’espace. Là encore, le curseur avance dans le temps de gauche à droite, au tempo, et il est possible de circuler à sa guise avec son doigt. En appuyant sur « Lyrics », on a accès aux paroles de la chanson, ce qui permet de se concentrer sur son aspect poétique et conceptuel. Enfin, chaque menu comprend un espace « Crédits ».
Mais l’essentiel de chaque application se trouve derrière le bouton « Play », qui fait entrer dans l’animation interactive liée à la chanson, qui consiste bien souvent en une élaboration dans un cadre musical d’un jeu classique. On remarquera que l’aspect vidéoludique de l’application n’est pas sans lien avec la genèse de Biophilia, dont la composition s’est initiée sur des manettes de Wii. Détaillons-en le fonctionnement en nous concentrant sur quatre des applications de Biophilia.
« Thunderbolt » (Scott Snibbe)
Figure 6 : Capture d’écran de l’application « Thunderbolt ».
L’application « Thunderbolt » est un jeu, mais c’est aussi un contrôleur MIDI qui permet à son utilisateur de jouer d’un instrument de musique en manipulant l’image d’un éclair. Il s’agit sans doute de prime abord de l’application la plus mystérieuse parmi celles de Biophilia, parce qu’elle s’ouvre sur un écran complètement noir. Ce n’est qu’une fois qu’on pose son doigt sur l’écran qu’il se passe quelque chose : une étincelle apparaît. Cela se présente alors comme une application de dessin assez basique (des formes correspondant aux mouvements des doigts glissant sur l’écran apparaissent), mais l’image dessine un éclair tout en produisant un son. De manière plus poussée, quand on écarte deux doigts, on obtient plusieurs notes, et plus on écarte les doigts, plus il y a de notes, ce qui forme des arpèges (l’élément musical choisi pour être au cœur de cette chanson). On peut aussi créer des formes géométriques avec 3, 4 ou 5 doigts, de manière à obtenir des motifs d’arpèges différents. En se déplaçant sur l’axe gauche-droite, on change la hauteur des notes, et sur l’axe haut-bas on change le tempo.
Au-delà de l’aspect ludique qui consiste à dessiner des formes et créer des motifs d’arpèges se trouve une dimension créative assumée : pour peu qu’on prenne le temps de se l’approprier, cette interface devient un véritable outil compositionnel. Il ne s’agit donc plus pour Björk de faire entendre sa chanson, éventuellement avec un habillage visuel différent, mais de donner les moyens à chaque utilisateur de devenir créateur et de composer pour bobine Tesla, mais aussi d’exporter la ligne de basse MIDI créée pour l’utiliser dans un Digital Audio Workstation (DAW, ou station de travail audionumérique) comme Ableton, GarageBand ou autre.
« Dark Matter » (Max Weisel)
Figure 7 : Capture d’écran de l’application « Dark Matter ».
De même que « Thunderbolt », l’application « Dark Matter » se présente comme un jeu célèbre, en l’occurrence le Simon, un jeu de société électronique de mémorisation créé dans les années 1970, où le joueur doit reproduire une séquence sonore donnée en appuyant sur des boutons colorés. Ici, l’écran présente treize points colorés (soit le total chromatique sur une octave), puis un motif utilisant trois ou quatre de ces points est joué et il s’agit de le reproduire. Si la réponse est juste, est révélée la partie de la chanson qui est basée sur l’accord ainsi créé. Mais la chanson s’arrête au prochain changement d’harmonie et il s’agit alors de trouver les notes du prochain accord de la même manière, et ainsi de suite.
Mais il est également possible de l’utiliser en mode « instrument » pour créer des accords complexes librement. Chaque point sur lequel on appuie est relié aux autres utilisés par différents chemins de couleurs, qui indiquent sur quel type d’échelle on se trouve lorsque sont utilisées ensemble les notes choisies. Près d’une centaine d’échelles sont répertoriées, ce qui n’inclut pas seulement des modes occidentaux mais aussi des échelles hongroises, balinaises, éthiopiennes, mongoles, chinoises, japonaises, byzantines…
Les applications sont toujours conçues en écho avec la manière dont la chanson elle-même a été créée : s’agissant ici d’une chanson atonale à l’occasion de laquelle Björk a exploré différentes échelles musicales, l’application nous permet à notre tour d’expérimenter la même démarche que la chanteuse. Une limite apparaît cependant : avec une division en douze demi-tons égaux, l’application déforme nombre d’échelles extra-occidentales répertoriées dans cette application. Dans la mesure où le tempérament égal est éminemment occidental, ce choix entraîne des conséquences malheureuses sur le plan de la représentation des différentes cultures musicales. Alors que Björk la souhaiterait non hiérarchisée (ainsi qu’elle le présente dans les paroles de « Cosmogony », dans la notation musicale utilisée pour « Sacrifice », ou dans la création du gameleste, instrument culturellement hybride), l’application introduit un important biais ethnocentriste.
« Virus » (Scott Snibbe)
Figure 8 : Captures d’écran de l’application « Virus ».
L’idée de l’application « Virus » – de même que de la suivante, « Crystalline » – est de permettre à l’utilisateur d’interagir avec le déroulement de la chanson elle-même. L’application propose une représentation microscopique des cellules et des virus qui veulent les attaquer. À nouveau, l’interface est basée sur l’idée d’un jeu classique : les virus attaquent et il s’agit de les retirer à l’aide des doigts. Mais le principe de base du jeu est détourné puisque pour gagner, il faut accepter de perdre. En effet, si tous les virus sont retirés avant qu’ils aient eu le temps d’attaquer la cellule, la chanson se trouve bloquée au deuxième couplet et n’avance plus. Il va donc falloir laisser le virus attaquer pour que la chanson puisse aller jusqu’à son terme. Le virus va pouvoir entrer dans la cellule, y envoyer son ADN, puis attaquer le noyau lui-même et asphyxier la cellule, avant d’aller en attaquer d’autres. Le fonctionnement de l’application offre ainsi un éloquent équivalent au contenu conceptuel de la chanson portant sur un amour toxique, tout en permettant le transfert d’une situation très humaine à un cadre naturel.
En outre, comme pour « Dark Matter », il est aussi possible de passer en mode « instrument », où on peut manipuler les cellules et les virus pour faire des notes de hang et de gameleste. Là encore, il est possible d’exporter le résultat obtenu sur un DAW. L’application devient alors un outil de composition.
« Crystalline » (Luc Barthelet, Touch Press)
Figure 9 : Capture d’écran de l’application « Crystalline ».
L’application « Crystalline » vise à mettre en évidence les analogies entre la croissance des cristaux et la structure des chansons. Comme dans les autres cas, elle rappelle le fonctionnement d’un jeu classique : on circule dans un tunnel alors que la chanson se déroule. Pendant ce temps, on peut essayer d’attraper des morceaux de cristaux en inclinant la tablette, pour former un cristal de plus en plus complexe. Lorsqu’arrive la fin d’une section, différents tunnels se présentent. Chaque tunnel comporte une entrée de l’une des couleurs des cristaux ramassés, et selon le tunnel dans lequel on se dirige, on se rend vers une autre section de la chanson (qui ne correspond pas forcément à son ordre de déroulement sur le disque). Ce qui, de prime abord, ressemble à un jeu permet ainsi de recombiner, recomposer, réorganiser une chanson à sa guise.
En somme, la philosophie au cœur de ce projet, qui est d’utiliser la technologie pour nous rapprocher de la nature, s’applique également par ricochet à la musique. En effet, avec cette application, n’importe qui peut devenir créateur, compositeur, musicien. Puisqu’on se passe de la grammaire de la théorie musicale classique, quiconque n’a pas reçu de formation musicale peut jouir pleinement des différentes fonctionnalités.
Par ailleurs, la dimension pédagogique assumée se prolonge lors de la tournée avec la mise en place de workshops en marge des concerts, où des groupes d’enfants sont invités à utiliser les tablettes avec l’application Biophilia, et à créer de la musique ensemble. En outre, la sortie de l’album est suivie par la réalisation d’un documentaire intitulé When Björk Met Attenborough, où l’artiste et le naturaliste évoquent ensemble l’intersection entre musique, nature et technologie, et abordent par exemple la cristallographie, le pouvoir du larynx, la musicothérapie, ou les chants des animaux (Hooper 2013). Derrière cette double initiative reparaît la dimension politique transformative de l’expérience artistique qui est présente dans le concept d’art total.
Plus encore, la pédagogie de Biophilia a même fait son entrée dans les programmes scolaires d’éducation musicale en Islande et dans quelques pays nordiques. Cela s’accompagne d’un fascicule intitulé Biophilia Learnteach, qui suggère un bouquet d’activités pédagogiques autour de chaque application. Le maître-mot ici est le décloisonnement : il s’agit non pas de séparer les enseignements des différentes matières mais de les mêler autour d’une expérience commune, ce qui prolonge sur le plan pédagogique l’idée de synthèse et d’union qui est omniprésente dans Biophilia. Ainsi, la chanson portant sur les éclairs « Thunderbolt » peut être abordée de bien des manières selon le fascicule : en expliquant la notion d’arpège ; en donnant une note à chanter à différents groupes de la classe et en les assemblant comme un arpège ; en expliquant le fonctionnement des éclairs ; en faisant l’expérience de l’électricité statique par le frottement d’un ballon de baudruche contre soi ; en expliquant le fonctionnement d’une bobine Tesla, de l’électricité, de l’ionisation ; en visitant une église pour entendre les arpèges créés par les cloches ; en écoutant d’autres musiques basées sur ce procédé (dans la musique savante comme chez Bach ou Debussy ; ou dans les musiques populaires comme dans « I Feel Love » de Donna Summer ou « Nothing Else Matters » de Metallica)… mais aussi en utilisant l’application « Thunderbolt ». Ainsi, cette dernière n’est que l’une des dix-neuf suggestions de ce bouquet pédagogique, et ne constitue donc pas une fin en soi mais plutôt un outil d’apprentissage parmi plusieurs autres.
En revanche, cet app-album se heurte à un problème de taille : l’obsolescence. Au moment où paraît cet article, l’application a treize ans ; la technologie a évolué entretemps et faute de moyens, elle n’a pas été actualisée, ce qui fait qu’aujourd’hui elle n’est plus disponible sur Google Play et n’a plus été mise à jour sur Apple Store depuis 20129Pour être tout à fait exact, une dernière mise à jour minime en 2017 a rendu possible l’application sur Apple Watch.. Il s’agit donc en quelque sorte d’une œuvre éphémère, qui se meurt peu à peu. Force est de constater que ce travail d’expérimentation artistique se heurte à un cadre qui ne lui est pas propice : en effet, les contraintes économiques sont trop importantes pour son actualisation. Ainsi, Björk a lancé en 2013 une décevante campagne de financement participatif sur Kickstarter afin de financer le développement des applications sur Android et Windows 8, la retirant dix jours après son lancement, faute d’avoir dépassé 4 % d’un objectif s’élevant à 375 000 livres (soit environ 435 000 euros).
En outre, une limite importante de l’app-album réside en un fonctionnement lié aux premiers développements de l’iPad, et reposant avant tout sur un emploi individualiste et une utilisation locale. Ainsi, l’application, qui est utilisée sans accès à Internet, ne permet pas une mise en réseau qui aurait pourtant été pleinement en phase avec la philosophie de maillage et d’interconnexion qui préside à son élaboration. Gageons que, si les contraintes économiques n’avaient pas été si pressantes, une évolution de l’application impliquant davantage le cyberespace aurait sans doute été prévue.
L’œuvre d’art totale de Björk après Biophilia
Avec Biophilia, Björk donne la pleine mesure de son ambition de réaliser la fusion entre la nature et la technologie, mais aussi de surmonter les frontières physiques et culturelles. Pour ce faire, l’artiste a conçu un projet rhizomatique à plus d’un titre : sur le plan du sujet, liant l’infiniment petit à l’infiniment grand ; sur le plan de son élaboration collaborative, mêlant artistes, scientifiques, ingénieurs et pédagogues ; et sur le plan de son usage, autour d’un app-album faisant de Biophilia une œuvre interactive. À bien des égards, Biophilia réactualise le concept d’art total, en reposant aussi bien sur une synthèse des arts – créant ainsi une œuvre-monde –, que sur la formulation de l’utopie d’une transformation fondamentale de la société, tout en faisant appel aux derniers développements technologiques.
Depuis Biophilia, Björk a sorti trois autres albums, où elle a renouvelé sous différentes formes cette volonté d’utiliser la technologie au service d’une immersion plus grande dans la musique, et notamment dans ses rapports avec le visuel. C’est ainsi qu’elle a conçu un clip à 360 degrés pour « Stonemilker » en 2015, une version de l’album Vulnicura en réalité virtuelle (2019), une exposition Björk Digital avec immersion dans l’univers visuel de l’artiste grâce à des casques de réalité virtuelle (ayant tourné dans le monde de 2016 à 2020). De même, la tournée Cornucopia (2019-2023) est une sorte de grand festival multisensoriel que Björk décrit comme un « théâtre numérique » (digital theatre) joué sur une scène analogique à l’ancienne. On y trouve notamment des vidéos numériques qui accompagnent chaque chanson, une scène avec des décors qui ressemblent à des champignons, des jeux de lumière, une chorale islandaise, un ensemble de flûtistes, un autre de clarinettistes, une harpiste, une section de percussions et électronique, et certains instruments conçus sur mesure (par exemple une grande flûte circulaire qui forme comme un grand cerceau autour de Björk, et qui est jouée par quatre flûtistes à la fois). Un son surround circule à 360 degrés dans la salle – comme une transposition au concert des expérimentations de l’album en réalité virtuelle –, les musiciens exécutent des chorégraphies tout en jouant, Björk chante dans une chambre de réverbération spécialement conçue, comme si elle était dans une grotte avec beaucoup de résonance naturelle, et en guise d’interlude, on entend un discours de l’activiste écologiste Greta Thunberg, lequel replace le projet politique de l’œuvre d’art totale au cœur du propos. Les costumes sont créés par Balmain, et Björk porte des masques conçus par James Merry, qui nourrissent à nouveau l’idée d’hybridation entre l’humain, le végétal et l’animal, puisqu’ils évoquent des orchidées, des mites, des méduses, des champignons, du lichen…
Ainsi, en créant des œuvres d’art totales dont les formes se renouvellent à chaque nouveau projet et intègrent toujours les technologies les plus récentes, Björk développe et approfondit toujours une philosophie qui consiste à mettre à bas les conceptions qui opposent l’humain au vivant, le vivant à la technologie, et la pureté à l’hybridité.
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RMO_vol.11.2_Lassauzet |
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Citation
- Référence papier (pdf)
Benjamin Lassauzet, « Entre musique, nature et technologie. Biophilia de Björk, une œuvre d’art totale », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, p. 37-56.
- Référence électronique
Benjamin Lassauzet, « Entre musique, nature et technologie. Biophilia de Björk, une œuvre d’art totale », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol11-n2/entre-musique-nature-et-technologie/, consulté le…
Auteur
Benjamin Lassauzet, Université Clermont-Auvergne
Benjamin Lassauzet est docteur en musicologie, professeur agrégé à l’Université Clermont-Auvergne, chercheur au Centre d’histoire « espaces et culture » (CHEC) et membre du Centre de recherche et d’expérimentation sur l’acte artistique (CREAA). Après avoir consacré ses travaux à la musique de Debussy, notamment sur le timbre et sur l’humour (L’Humour de Claude Debussy, Paris, Hermann, 2019 ; « Coup de Cœur » du Prix France Musique des Muses 2020), il s’oriente davantage vers les musiques actuelles islandaises, leur consacrant plusieurs communications et préparant un ouvrage consacré à Björk. Son article « À propos d’identité. Analyse de la pop music islandaise moderne de Björk » (Musurgia, vol. XXVII, no 3, 2020) a reçu le Prix Jean-Jacques Nattiez 2020.
Notes
↵1 | Dans cet article, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte. |
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↵2 | « consuming the city ». Toutes les traductions sont de l’auteur. |
↵3 | « who wants to fight with love ». |
↵4 | « an introvert album […] about how I deal with me and my body ». |
↵5 | Une position similaire se trouve dans les tableaux Léda et le cygne de Georg Pencz (c. 1530), François Edouard Picot (1829), Charles A. Holland (1910), ou encore Paul Matthias Papua (1939). |
↵6 | Nous avons choisi de représenter les paroles de chansons sans majuscules afin de respecter la graphie utilisée par Björk. À la manière de e. e. cummings dont elle a mis plusieurs poèmes en musique, elle n’utilise jamais de majuscules lorsqu’elle écrit, et cela concerne notamment le pronom personnel à la première personne (i plutôt que I) : la remise en cause d’une séparation hiérarchisée entre sujet et objet est ainsi intégrée jusque dans sa graphie. |
↵7 | Notons qu’outre la bobine Tesla, le gameleste et les harpes pendulaires, un quatrième instrument de nouvelle facture a été employé pour la tournée qui a accompagné la sortie de l’album. Comme le gameleste, le « sharpsichord », créé par le facteur Henry Dagg, est un hybride, cette fois-ci entre une harpe et une gigantesque boîte à musique. |
↵8 | Cette démarche est assez semblable à celle qui sera développée par Scott Snibbe pour l’application de « Thunderbolt » (cf. supra) : les bulles sont ici remplacées par des éclairs. |
↵9 | Pour être tout à fait exact, une dernière mise à jour minime en 2017 a rendu possible l’application sur Apple Watch. |