Une maison dans la main :
un opéra en réalité augmentée.
Retour sur un processus interdisciplinaire de cocréation

Chélanie Beaudin-Quintin,
Clémentine Brochet, Julie Creusefond,
Thomas Dufour et Alithéa Ripoll1Nous tenons à souligner la contribution d’Émilie Langlais à la première écriture de ce texte.

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Résumé

Cette note de terrain détaille le processus interdisciplinaire mis en place pour la création de l’opéra en réalité augmentée Une maison dans la main. Il s’agit d’une écriture à plusieurs têtes et plusieurs cœurs, entre un librettiste, une compositrice, deux scénographes et deux réalisatrices. Nous y détaillons nos différentes phases de développement, les méthodes et les outils de travail déployés, ainsi que les enjeux de cocréation rencontrés ayant mené à la réalisation d’un prototype tangible. L’œuvre raconte l’histoire d’un fils et de son père à différents moments de leur vie, dans leur lutte contre cette montée des eaux. La note de terrain raconte une belle réussite de collaboration, de cocréation et d’interdisciplinarité.

Mots clés : capture volumétrique ; cocréation ; inondation ; interdisciplinarité ; opéra augmenté.

Abstract

This field note details the interdisciplinary process implemented to create the augmented reality opera Une maison dans la main. The writing involved many hearts and minds working together: a librettist, a composer, two set designers and two directors. Here, we detail our various development phases, the working methods and tools used, and the co-creation challenges encountered, all leading to the realization of a tangible prototype. The musical work tells the story of a son and his father at different times in their lives, as they struggle against the rising waters. The field note tells the story of successful collaboration, co-creation, and interdisciplinarity.

Keywords: augmented reality opera; co-creation; flooding; interdisciplinarity; volumetric capture.

 

Contexte du projet

Une maison dans la main est l’un des quatre prototypes d’opéra en réalité augmentée développés avec la Chaire de recherche du Canada en création d’opéra, en collaboration avec l’Opéra de Montréal. L’œuvre s’inscrit dans la phase 1 du projet OpéRA de poche et a été créée en 2022 dans le cadre d’un séminaire de cycle supérieur en recherche-création interdisciplinaire à l’Université de Montréal2Le séminaire rassemblait des étudiant·e·s de plusieurs facultés et départements de l’Université de Montréal (musique, études cinématographiques et aménagement) et du programme d’écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada.. L’œuvre devait s’inspirer de la thématique du fleuve.

 

Résumé du livret d’Une maison dans la main

Dans une petite ville située près d’un fleuve, l’eau monte et les maisons, d’année en année, disparaissent une à une. Une maison dans la main raconte l’histoire d’un fils et de son père à différents moments de leur vie, dans leur lutte contre cette montée des eaux. Le père ne veut pas partir, il est déterminé à mourir dans sa maison, à disparaître en même temps que ses objets. Son fils, en grandissant, essaie de convaincre son père de quitter la maison pour aller vivre ailleurs. À travers ce récit chanté par deux barytons (Geoffrey Schellenberg et Bruno Roy) et incarné par trois comédiens (Louis Barreiros-Bottas, Mathieu Coderre et Samuel Nolet), c’est toute la maison et ses souvenirs qui reprennent vie, une dernière fois, avant d’être engloutis pour toujours.

 

Retour sur un processus interdisciplinaire de cocréation

[L]anguage is not something that we speak; it speaks us.
Research methods and disciplines, too, precede us. Speak us
.
Natalie S. Loveless, « Towards a Manifesto on Research-Creation3Ce commentaire de Natalie S. Loveless est basé sur une affirmation de Thomas King, dans The Truth About Stories. A Native Narrative (2003), elle-même inspirée des travaux de Jeanette Winterson. » (Loveless 2015, p. 54)

La cocréation interdisciplinaire, qui implique nécessairement une ouverture à l’autre, peut être facilitée par le développement d’outils et de méthodologies adaptés à cette forme de collaboration. Dans le cadre du projet qui nous occupe, c’est-à-dire la cocréation de l’opéra en réalité augmentée intitulé Une maison dans la main, la rencontre de cocréateur·rice·s issu·e·s de disciplines distinctes – un librettiste, une compositrice, deux réalisatrices et deux scénographes – a nécessité l’élaboration d’un langage commun pour faciliter la mise en place d’un cadre de travail ouvert et foisonnant qui valorise la collaboration et rend poreuses les frontières disciplinaires ou, plutôt, qui permette de « sideste[p] disciplinary allegiance », comme le dit si bien Natalie S. Loveless (ibid., p. 53). Suivant notre désir de poursuivre dans la foulée de cette approche collaborative interdisciplinaire, cette note de terrain, qui témoigne de notre expérience, a été corédigée à 12 mains, par les six artistes-chercheur·euse·s à l’origine du projet : Thomas Dufour (librettiste), Alithéa Ripoll (compositrice), Clémentine Brochet et Chélanie Beaudin-Quintin (réalisatrices4Les réalisatrices dirigent la création de l’œuvre en réalité augmentée. Elles rédigent le scénario, guident le jeu des interprètes et dirigent les aspects visuels et dramatiques de l’œuvre.), Julie Creusefond et Émilie Langlais (scénographes5Les scénographes conçoivent l’espace scénique, les décors, les accessoires et les costumes de l’œuvre.). Cette note détaille notre processus créatif interdisciplinaire, les différentes phases de développement, accompagné des méthodes et des outils de travail que nous avons développés, ainsi que les enjeux de cocréation que nous avons rencontrés. Elle fait également état de l’évolution de l’histoire, plus spécifiquement de la relation entre les personnages, puis explicite les choix et les adaptations plurivoques ayant conduit à une unité artistique et à la réalisation d’un projet tangible ayant la musique comme pivot central. Nous espérons par le fait même contribuer aux réflexions sur la pratique de la recherche-création et la manière dont elle peut s’organiser dans un contexte opératique à la fois académique et professionnel.

 

Mise en place d’un processus collaboratif

Dès le début de notre processus créatif, nous avons instauré un espace d’écoute, de respect et de partage. C’est en nous retrouvant périodiquement autour d’un repas que nous avons appris à nous connaître et que nous avons pu établir un environnement d’échange teinté de curiosité et de convivialité. Cette étape fut cruciale pour la dynamique de travail que nous avons instaurée tout au long du développement de l’œuvre.

Ces premières rencontres ont servi au partage des idées de sujets, des sensations, des impressions et des références, afin de déterminer ensemble l’univers dans lequel Thomas, le librettiste, pourrait situer le livret de l’opéra. Notre œuvre devant s’inscrire sous la thématique du fleuve, nous avons retenu l’idée de représenter une goutte qui se formerait au plafond et la tension qui émanerait de l’attente de sa chute. Une fois le point de départ de notre univers commun établi, nous avons entamé un nouveau processus de remue-méninges, cette fois-ci appuyé sur le partage d’images et de références cinématographiques, plastiques, historiques, philosophiques, etc. Grâce à ce bagage commun et à l’expertise respective des membres de l’équipe, la création de l’opéra a pu débuter.

Durant les phases de création et de production, la pluridisciplinarité de notre groupe a constamment été mise à contribution. Nous avons cultivé un processus créatif non linéaire, fait d’allers-retours entre nos disciplines respectives. Tel que le montrera la suite de ce texte, la description des différentes étapes du prototypage de l’œuvre, le livret et la musique de l’opéra n’ont pas été écrits en amont, puis mis en scène, joués et enregistrés ; ils ont été réfléchis en fonction de la technologie sur laquelle nous avons choisi de nous appuyer, puis transformés en cours de création.

Figure 1 : Phase de prototypage de l’opéra Une maison dans la main. Extrait du livret en cours d’écriture. Méthode d’écriture à l’horizontale.

 

Écritures entremêlées

Une maison dans la main est le résultat de discussions fluides où l’image, le jeu, le chant et la musique ont toujours occupé une place importante. Pour concevoir le livret, le librettiste, Thomas, et la compositrice, Alithéa, ont beaucoup discuté. Les premières ébauches conçues par ce duo étaient plus proches du théâtre ou de la poésie ; la musique n’avait pas encore fait son chemin à l’intérieur des mots. En faisant le choix de ne pas écrire le livret en amont du reste, nous nous éloignions du processus privilégié dans la plupart des productions traditionnelles du théâtre et de l’opéra. Lors de l’une de leurs conversations, la compositrice a alors suggéré une écriture du livret à l’horizontale et d’un seul trait, comme sur une ligne du temps (voir figure 1). Cette méthode a insufflé une musicalité au livret. Déjà, on voyait se dessiner la superposition des voix, le tempo, les inflexions de ce qui allait devenir un opéra. Comme l’équipe devait se conformer à des échéances serrées, cette méthode a permis d’économiser du temps : la trame du récit s’est épurée, le potentiel de mise en musique s’est révélé.

À aucun moment le livret n’a été perçu par notre équipe comme figé, immuable. Il s’agissait davantage d’un canevas éternellement perfectible que d’une proposition définitive, ce qui nous a accordé une grande liberté pour la composition de la musique. Plus d’une fois, la compositrice a pu librement retoucher le livret, toujours en accord et en discussion avec le librettiste6La version définitive du livret de l’opéra Une maison dans la main, terminé en mars 2022, est disponible en ligne : https://drive.google.com/file/d/1bnzHzqgpwxg9Yd-3dsWT11Hh3gkQH744/view?pli=1, consulté le 3 octobre 2023.. Puis, chaque décision était portée à la connaissance de chacun·e, quand le temps le permettait. Cette liberté a entraîné l’ajout de sons et des modifications dans la manière d’écrire (et de dire) les phrases, comme l’insertion d’onomatopées très libres, telle que « ploc », pour représenter les gouttes de pluie7L’enregistrement audio d’Une maison dans la main (mars 2022) est disponible en ligne : https://drive.google.com/file/d/1CIlG5Q6gSHZYOrrWTbq9NaioxFU1x2tm/view?usp=sharing, consulté le 3 octobre 2023..

Un autre bel exemple de coinfluence dans l’écriture du livret et de la musique est celui de la réflexion qui a entouré la noyade de l’un des personnages, à la fin du livret. La compositrice a en effet proposé que les paroles de cette scène soient chantées sous l’eau et a suggéré au librettiste d’en faire l’expérience afin d’explorer les sonorités des mots (voir figure 2). Pendant l’écriture, le librettiste a éprouvé son livret en le chantant dans un bol d’eau. C’est ainsi qu’une partie du texte a disparu afin d’illustrer la noyade du père. Cet exemple d’interdisciplinarité montre bien la nature de notre processus de création : à chaque étape du projet, les différents champs auxquels nous appartenons se sont influencés et ont enrichi notre démarche créatrice commune.

Figure 2 : Le baryton chante dans un bol d’eau lors du tournage du prototype de l’opéra Une maison dans la main. Avec (de gauche à droite) Ana Sokolović, Alithéa Ripoll et Bruno Roy. Photographie : Émilie Langlais.

D’un point de vue technologique, les discussions avec les réalisatrices et les scénographes sur les possibilités de la réalité augmentée ont ouvert d’autres perspectives. Elles ont aussi permis d’aménager un espace de liberté et de ludisme dans l’écriture du livret. Le titre même de l’opéra, Une maison dans la main, fait référence à l’expérience de l’utilisateur·rice tenant un téléphone dans sa main. Avec la réalité augmentée, les sauts temporels et spatiaux sont possibles ; les objets peuvent changer de forme, grandir et rapetisser ; les personnages peuvent apparaître à différents âges. Ce champ des possibles a grandement stimulé le processus d’écriture et a ajouté du relief au livret. De plus, les stratégies narratives imaginées par les scénographes et les réalisatrices ont eu une incidence directe sur l’évolution de la musique de l’opéra.

 

La scénographie au service de l’histoire

Les scénographes créent le cadre dans lequel l’histoire et la performance s’incarnent au niveau dramaturgique. Il leur est donc essentiel d’entrevoir les lieux et les personnages dans toute leur complexité et dans toute leur singularité afin de créer un environnement qui pourra servir l’histoire et ses subtilités.

C’est d’abord la petite maison blanche du Saguenay (Québec) qui a inspiré Julie et Émilie, les scénographes. Cet espace leur a permis d’asseoir le récit de l’opéra dans un contexte poétique et socio-économique particulier. Les fondements de l’histoire étaient ainsi posés : la maison serait modeste et elle borderait les rives du Saint-Laurent. Elle apparaîtrait dans un premier temps comme une maison familiale et protectrice, puis, dans un second temps, comme un foyer dévasté, emporté par la violence des eaux.

Par la suite, une lecture approfondie du livret a permis aux scénographes d’apprivoiser les personnages, de les connaître au-delà des mots, d’entrevoir les relations qu’ils partagent et les émotions qui les habitent. Cette étape a été fondamentale pour leur permettre de comprendre leur comportement, d’anticiper leurs gestes et de préciser leurs attitudes. Puis, elles ont creusé les thèmes universels du deuil, de la famille et de la mémoire, afin de nourrir la psychologie des personnages et la symbolique de l’espace habité. Elles ont notamment cheminé et progressé dans leurs réflexions grâce à la lecture des travaux de Gaston Bachelard (1948, [1957]1961) et de Claire Marin (2019). La maison servant de décor a ainsi été conçue comme la maison « première » dépeinte par Bachelard, soit un socle familial autour duquel gravitent souvenirs et imaginaires. Pour reprendre les mots du philosophe : « Il existe pour chacun de nous une maison onirique, une maison du souvenir songe, perdue dans l’ombre d’un au-delà du passé vrai. Ainsi par-delà toutes les valeurs positives de protection, dans la maison natale s’établissent des valeurs de songe, dernière valeur qui demeure quand la maison n’est plus » (Bachelard 1948, p. 98). La maison est l’écrin des mémoires qui y perdurent. Les souvenirs d’une épouse et d’une mère, qui aujourd’hui manque à l’appel. Néanmoins, cette maison familiale jadis solide deviendra le tombeau du père, tiraillé entre un passé révolu et un futur vain. La maison révélera ses multiples visages : anciennement protectrice, submergée par les eaux, elle deviendra dévastatrice. Elle reflétera alors les mots écrits par Marin : « ce qui jusqu’alors m’a nourri, entouré, protégé, désormais me dévore, me consume » (Marin 2019, p. 25).

 

Écriture scénaristique et mise en scène

Lors de l’élaboration de l’opéra, les enjeux du dispositif technologique de la réalité augmentée8La réalité augmentée est une technologie qui consiste à superposer en temps réel (calculés par un système informatique) des éléments virtuels sur la réalité. Cette technologie permet d’insérer des images 2D, 3D, des vidéos, des sons, etc. sur les images du monde réel grâce à l’appareil photo d’un téléphone portable, d’une tablette ou à un casque ou des lunettes vidéo spécifiques. et la manière dont les utilisateur·rice·s peuvent interagir avec l’œuvre grâce à celle-ci ont rapidement occupé une place centrale dans nos réflexions. C’est en considérant ces spécificités technologiques qu’a germé, chez les réalisatrices, Clémentine et Chélanie, l’idée de travailler sur différentes échelles grâce à une mise en abyme de l’œuvre. Cette stratégie audiovisuelle a permis un jeu immersif de correspondances entre ce qui se passe, d’une part, dans la maquette virtuelle et, d’autre part, dans l’espace qui entoure l’utilisateur·rice.

Situer l’action dans une maquette permet de multiplier les stratégies de mise en espace. Grâce à ce processus, l’utilisateur·rice gagne notamment de l’agentivité dans ses déplacements. Il·elle peut ainsi définir son point de vue et sa proximité avec les personnages, en choisissant par exemple de se rapprocher de l’un des chanteurs ou en s’en éloignant pour avoir une vue d’ensemble. Cette liberté de déplacement et de point de vue ancre le public dans l’œuvre : il en est l’un des acteur·rice·s et sa physicalité s’inscrit dans l’espace-temps du récit au même titre que celle des interprètes. Cette mise en abyme amplifie donc l’immersion et le sentiment de présence de l’utilisateur·rice, qui peut alors imaginer sa propre maison menacée par la montée de l’eau s’infiltrant dans son espace au même rythme que celle qui envahit l’espace de la maquette (figures 3 et 4).

Figures 3 et 4 : Extraits du scénarimage pour la phase de prototypage de l’opéra Une maison dans la main montrant l’eau qui monte à la fois dans l’espace de l’utilisateur·rice et dans la maquette.

Inspirées par le livret et le monde opératique, les réalisatrices ont aussi proposé d’introduire une présence intradiégétique de l’orchestre. En plaçant une capture volumétrique de celui-ci au-dessous (au sous-sol) ou au-dessus (au grenier) de l’action principale, elles souhaitaient faire un clin d’œil à l’espace scénique et aux opéras, où l’on fait souvent disparaître les musicien·ne·s en les plaçant sous la scène, dans la fosse9Les orchestres, même à l’opéra, se sont considérablement agrandis au cours de l’histoire. Il fallait donc ménager un espace adéquat pour que les musicien·ne·s puissent se faire suffisamment entendre tant par les interprètes sur scène que par le public, sans encombrer l’espace scénique, d’où leur renvoi dans la fosse. Seul·e le·la chef·fe d’orchestre est placé·e de manière à être adéquatement visible par tou·te·s.. Cette idée a enthousiasmé la compositrice, qui a retravaillé sa partition afin d’intégrer musicalement leur présence dans la maison, en ajoutant des bruits de pas acharnés dans les escaliers plongés dans le noir et des protestations verbales lorsqu’il·elle·s sont forcé·e·s de rejoindre le grenier pour continuer à jouer sans être englouti·e·s par l’eau10Voir, à ce propos, l’enregistrement audio d’Une maison dans la main, de 00:01:39 à 00:01:47.. Ces interjections ont ajouté au drame du récit une dimension humoristique aux saveurs absurdes et burlesques.

Figure 5 : Extrait du scénarimage de l’opéra Une maison dans la main illustrant le dédoublement des personnages.

La scénarisation de l’œuvre et les possibilités offertes par le dispositif de la réalité augmentée ont également mené à la création de deux protagonistes : les doubles muets des barytons, interprétés par des comédiens (figure 5). Un dialogue entre le corps en mouvement des comédiens et la voix des chanteurs, soit deux formes d’incarnation d’un même personnage pris dans des temporalités différentes, celle du souvenir et celle du temps présent, a ainsi été créé. En plus d’apporter une dimension onirique à notre opéra, l’ajout de ces personnages a permis d’y illustrer de façon concrète le passage du temps, puisque l’on peut voir le personnage du fils grandir à travers l’interprétation de deux comédiens d’âges différents.

Tout au long du processus de création, les deux scénographes et les deux réalisatrices sont resté·e·s étroitement lié·e·s. Le premier duo a été amené à remettre en question la mise en scène de l’œuvre en proposant des pistes dramaturgiques, des déplacements et des attitudes répondant à l’espace conceptualisé ; le second a, pour sa part, eu à interroger l’espace afin que ce dernier sublime sa vision artistique.

Au moment de l’écriture du scénario, les réalisatrices ont mis en place diverses stratégies narratives telles qu’une lumière scintillant pour attirer le regard, des murs de maquette s’ouvrant et se fermant pour inciter au déplacement ou encore la localisation et la spatialisation sonores, afin de guider l’attention de l’utilisateur·rice dans l’espace 360° et de lui permettre de suivre le déroulement du récit. En plus d’attirer l’attention du public, ces diverses approches illustrent les changements de scène et le passage du temps dans le récit : par exemple, en se refermant, les murs de la maquette marquent la fin d’une scène ; de même, l’emploi de flashs de lumière, inspiré des méthodes cinématographiques, permet de suggérer des ellipses temporelles.

 

La capture volumétrique

La prise de vue des interprètes a été réalisée en capture volumétrique, une technologie qui requiert beaucoup de préparation pour mesurer son potentiel et ses limites. Tout au long du processus, et en raison de l’usage de cette technologie, nous avons dû faire preuve d’une grande capacité d’adaptation et de versatilité, ce qui est venu bousculer certaines de nos habitudes de production cinématographique. En effet, en capture volumétrique, l’espace de travail est à la fois réel et virtuel, matériel et immatériel, et ce phénomène influence la direction artistique, la scénographie et la mise en scène. Nous travaillions avec de l’invisible : l’espace de captation était généralement vide et les objets étaient intégrés en postproduction. L’enjeu était donc de nourrir l’imaginaire des interprètes pour qu’il·elle·s puissent s’immerger dans cet espace vide avec comme seuls repères des marques au sol pour signifier les emplacements des murs et du mobilier virtuel. Pour cela, les scénographes et les réalisatrices ont développé ensemble des outils visuels, en complément du scénarimage, ainsi que des diagrammes de plateau11Le diagramme de plateau est un outil de prévisualisation des scènes. Il nous a permis d’indiquer la position des personnages et leurs déplacements dans l’espace., en complément du scénario (voir figures 6 et 7).

Lors du développement de l’opéra, l’utilisation de la capture volumétrique a entraîné des défis techniques et artistiques, notamment au niveau spatial : l’espace de jeu était restreint – il mesurait trois mètres par trois mètres dans le cadre du prototype –, ce qui limitait drastiquement la mise en scène et les mouvements. Ainsi, pour pouvoir réaliser certaines des scènes dans un espace aussi petit, les interprètes ont dû performer séparément, ce qui a compliqué à la fois le jeu et l’anticipation des raccords de regards et de positionnements des corps. Au niveau technologique, comme les caméras infrarouges (Azure Kinect) utilisées pour la captation perçoivent les textures différemment d’une caméra ordinaire, nous avons dû effectuer plusieurs tests en amont pour limiter la perte de données, car certaines matières sont plus difficiles à capter que d’autres, par exemple les cheveux lustrés, les textiles réfléchissants ou encore les noirs profonds.

Figure 6 : Extrait du scénarimage pour la phase de prototypage de l’opéra Une maison dans la main. Il a été alimenté par les scénographes et les réalisatrices, ce qui a permis de lui donner une forme originale, précise et détaillée.

Figure 7 : Diagramme de plateau créé par les réalisatrices pour la phase de prototypage de l’opéra Une maison dans la main. Ce diagramme est un bel exemple de cocréation, puisqu’il a été élaboré en adaptant les plans des scénaristes.

 

Création et adaptation d’outils de communication

À la réception du scénario12Le scénario est rédigé par les réalisatrices à partir du livret et de la musique., les scénographes ont décortiqué la structure et les différents éléments narratifs qui articulaient l’aménagement scénographique. Elles se sont tournées vers des outils communs du design et de l’architecture pour faciliter la communication avec les réalisatrices. Elles ont d’abord créé une maquette volumétrique de la maison, puis décortiqué ses espaces sous forme de plans et d’élévations de manière à permettre la visualisation des différentes scènes (voir figure 8). Cette méthode a permis d’entrevoir avec plus de facilité la montée de l’eau dans l’espace ainsi que la fuite verticale des personnages pour y échapper. La tension dramatique a ainsi pu être adaptée et renforcée en fonction de ces contraintes.

Figure 8 : Plans et élévation réalisés par les scénographes Émilie Langlais et Julie Creusefond pour la phase de prototypage de l’opéra Une maison dans la main.

Comme le temps est un élément commun fondamental de la musique et du cinéma, la partition entière a été pensée dans les limites d’une durée de cinq minutes avec des codes temporels précis13Voir la partition finale d’Une maison dans la main (2021), https://drive.google.com/file/d/1wdfEojByyUgB6bfZjsUk_XUk0sjqyoa9/view, consulté le 3 octobre 2023.. Sensible au fait que tout le monde ne sait pas lire la musique, la compositrice a elle aussi adapté ses outils. Afin de faciliter le travail des réalisatrices, des scénographes et des comédiens, et puisque la partition est un médium central dans la création d’un opéra, Alithéa a créé une vidéo de la partition où il est possible de suivre la musique en temps réel à l’aide d’un curseur et d’un chronomètre (voir figure 9). Les réalisatrices se sont approprié l’outil pour y incorporer librement les indications de mise en scène et de jeu pour les acteurs (voir figure 10). Cet outil a été d’une grande utilité autant pour le développement du projet que pour l’accompagnement du travail des comédiens durant le tournage.

Figure 9 : Image tirée de la partition vidéo réalisée par la compositrice Alithéa Ripoll afin de faciliter le travail des collaborateur·rice·s qui ne savent pas lire la musique.

Figure 10 : Image extraite de la partition vidéo réalisée par la compositrice Alithéa Ripoll et amplifiée par les réalisatrices Chélanie Beaudin-Quintin et Clémentine Brochet afin de pouvoir guider les comédiens lors de la captation volumétrique du prototype.

 

Conclusion

Écrire, composer, scénographier, mettre en scène et réaliser pour le virtuel ont inéluctablement augmenté notre réalité. Pour réaliser ce prototype, nous avons dû adapter nos connaissances, nos démarches et nos langages afin de trouver une méthodologie et un lexique commun, à la croisée de nos disciplines respectives. Nous devions considérer les possibilités de la réalité augmentée et penser un opéra qui saurait tirer le plein potentiel de cette technologie. La place du public de l’opéra classique devait elle aussi être revisitée, puisqu’avec cette technologie le·la spectateur·rice gagne en agentivité – on parle d’ailleurs plutôt d’utilisateur·rice. Travailler avec les contraintes imposées par la réalité augmentée et la capture volumétrique nous a amené·e·s à découvrir de belles possibilités créatives, malgré quelques frustrations. Le travail de l’espace étant fondamentalement différent dans le cas des projets en réalité augmentée, cette approche nous a permis de travailler plus librement l’hors-champ des deux chanteurs, en simulant leur engloutissement, par exemple, alors que dans l’opéra classique, le son aurait été affecté par leur positionnement en coulisse. Notre exploration sonore du hors-champ nous a d’ailleurs permis de faire participer activement les musicien·ne·s dans la mise en scène.

Le prototype d’Une maison dans la main a été pensé et composé spécifiquement pour la réalité augmentée. Le simple exercice de le faire passer du monde virtuel à la scène physique requerrait une adaptation musicale importante, notamment pour les scènes qui impliquent le hors-champ des chanteurs et le jeu des musicien·ne·s. Les scénographes se sont d’ailleurs penchées sur l’exercice et ont réfléchi à certaines solutions qui mériteraient d’être développées dans un prochain texte.

L’écriture de cette note de terrain a mis en lumière le rôle de la musique comme étant le principal lien entre toutes les disciplines. Il nous a semblé impossible d’écrire un paragraphe axé uniquement sur la composition musicale puisqu’elle s’est infiltrée à toutes les étapes du développement et a nourri chacune de nos décisions. Bien que nous ayons mis en place un processus de création non linéaire, cet exercice de synthèse nous rappelle l’importance de se munir d’un fil conducteur lorsqu’on cherche à tisser une œuvre de cocréation sensible et cohérente.

L’interdisciplinarité, qui est au cœur de ce projet, exige une équipe sur qui l’on peut compter et une implication autant dans la création que dans la communication. L’esprit d’initiative, la rigueur et le goût de la prise de risque nous ont permis de mener à bien nos idées ambitieuses. Mais c’est aussi et surtout la curiosité de chacun·e pour les autres disciplines qui a particulièrement nourri nos échanges. Au moment d’écrire ces lignes, nous poursuivons d’ailleurs notre collaboration dans l’objectif de créer une version longue de notre opéra. D’ici là, nous conclurons en affirmant que la réussite de notre cocréation peut se résumer ainsi : exploration, écoute, respect, partage et… bons repas !

 

Bibliographie

Bachelard, Gaston (1948), La Terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti.

Bachelard, Gaston ([1957]1961), La poétique de l’espace, 3e édition, Paris, Presses universitaires de France.

Loveless, Natalie S. (2015), « Towards a Manifesto on Research-Creation », RACAR. Revue d’art canadienne/Canadian Art Review, vol. 40, no 1, p. 52-54, https://www.jstor.org/stable/24327427, consulté le 29 septembre 2023.

 


PDF

RMO_vol.10.2_Beaudin-Quintin_et_al

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Chélanie Beaudin-Quintin et al., « Une maison dans la main : un opéra en réalité augmentée. Retour sur un processus interdisciplinaire de cocréation », Revue musicale OICRM, vol. 10, n2, 2023, p. 154-169.

  • Référence électronique

Chélanie Beaudin-Quintin et al., « Une maison dans la main : un opéra en réalité augmentée. Retour sur un processus interdisciplinaire de cocréation », Revue musicale OICRM, vol. 10, n2, 2023, mis en ligne le 27 novembre 2023, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol10-n2/une-maison-dans-la-main/, consulté le…


Auteur·rice·s

Chélanie Beaudin-Quintin, Université Concordia (Montréal)

Artiste et réalisatrice, Chélanie crée des cinédanses et des œuvres de RV et RA. Elle réalise actuellement un film 360° de danse subaquatique, une œuvre immersive sur un enfant aux prises avec un TDA/H, et collabore à un opéra augmenté utilisant de la capture volumétrique. Chélanie poursuit un doctorat de recherche-création à l’Université Concordia. Sa pratique croise danse, cinéma et anthropologie. Elle s’intéresse aux espaces de cohabitation, à notre comportement animiste envers les technologies et à la transformation de notre corporéité dans la relation humain-machine. Elle cherche à créer des dramaturgies sensorielles et incarnées qui s’éloignent des codes classiques. https://www.chelanie.com/

Clémentine Brochet, Université de Montréal

Clémentine Brochet a une pratique protéiforme où elle mêle cinéma, capteurs, son spatialisé et réalité mixte. Elle s’intéresse notamment à la mobilisation du corps et au potentiel des interactions collectives. Elle est diplômée d’une maîtrise en recherche-création de l’Université de Montréal.

Julie Creusefond, Université de Montréal

Julie Creusefond poursuit depuis de nombreuses années un parcours dans le milieu du design, qu’elle débutera, en France, en 2015. Diplômée d’un baccalauréat en design d’intérieur à l’Université de Montréal, elle aborde pour la première fois la dimension scénographique d’un espace dans le cadre du projet OpéRA de poche aux côtés de Marie-Josèphe Vallée.
Que ce soit à travers le design d’intérieur ou la scénographie, toucher du doigt les histoires qui se cachent derrière les individus, derrière la société, derrière notre environnement la passionne. L’espace, elle souhaite le transformer autant qu’il a le pouvoir de nous transformer, en faire un cadre, porteur de sens, dans lequel pourront s’inscrire ces histoires.

Thomas Dufour, Université du Québec à Montréal/École nationale de théâtre du Canada

Thomas Dufour est un auteur dramatique et scénariste originaire du Lac-Saint-Jean et qui vit présentement à Montréal. Pour le théâtre, son texte Les voix a été mis en scène en 2021 par Marie-Ève Milot à l’École nationale de théâtre. Sa pièce Maison seule a été produite en 2022 au Monument National dans une mise en scène de Philippe Boutin. En parallèle avec sa carrière d’auteur, il réalise des balados pour Radio-Canada (« Sais-tu quoi ? », « On s’appelle et on déjeune »). Titulaire d’un baccalauréat en journalisme (2019) de l’UQAM, il est également diplômé du programme d’écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada (2022).

Alithéa Ripoll, Université de Montréal

En 2014, la compositrice belgo-française Alithéa Ripoll obtient un master en composition du Conservatoire de Liège. En 2021, elle ralentit ses activités professionnelles en Belgique pour un doctorat en composition et création sonore sous la direction d’Ana Sokolović et de Pierre Michaud à l’Université de Montréal.
Alimentée par l’interdisciplinarité, Alithéa Ripoll développe divers projets en collaborant avec de nombreux artistes. Plus d’une soixantaine de compositions exécutées résultent des collaborations avec de nombreux musicien·ne·s et artistes extramusicaux de tout genre. Elle est régulièrement jouée dans le cadre de nombreux festivals belges et internationaux, aux Pays-Bas, France, République Tchèque, Pologne, Espagne, Chili et Québec.
https://alithea6669.wixsite.com/alithearipoll

Notes

Notes
1 Nous tenons à souligner la contribution d’Émilie Langlais à la première écriture de ce texte.
2 Le séminaire rassemblait des étudiant·e·s de plusieurs facultés et départements de l’Université de Montréal (musique, études cinématographiques et aménagement) et du programme d’écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada.
3 Ce commentaire de Natalie S. Loveless est basé sur une affirmation de Thomas King, dans The Truth About Stories. A Native Narrative (2003), elle-même inspirée des travaux de Jeanette Winterson.
4 Les réalisatrices dirigent la création de l’œuvre en réalité augmentée. Elles rédigent le scénario, guident le jeu des interprètes et dirigent les aspects visuels et dramatiques de l’œuvre.
5 Les scénographes conçoivent l’espace scénique, les décors, les accessoires et les costumes de l’œuvre.
6 La version définitive du livret de l’opéra Une maison dans la main, terminé en mars 2022, est disponible en ligne : https://drive.google.com/file/d/1bnzHzqgpwxg9Yd-3dsWT11Hh3gkQH744/view?pli=1, consulté le 3 octobre 2023.
7 L’enregistrement audio d’Une maison dans la main (mars 2022) est disponible en ligne : https://drive.google.com/file/d/1CIlG5Q6gSHZYOrrWTbq9NaioxFU1x2tm/view?usp=sharing, consulté le 3 octobre 2023.
8 La réalité augmentée est une technologie qui consiste à superposer en temps réel (calculés par un système informatique) des éléments virtuels sur la réalité. Cette technologie permet d’insérer des images 2D, 3D, des vidéos, des sons, etc. sur les images du monde réel grâce à l’appareil photo d’un téléphone portable, d’une tablette ou à un casque ou des lunettes vidéo spécifiques.
9 Les orchestres, même à l’opéra, se sont considérablement agrandis au cours de l’histoire. Il fallait donc ménager un espace adéquat pour que les musicien·ne·s puissent se faire suffisamment entendre tant par les interprètes sur scène que par le public, sans encombrer l’espace scénique, d’où leur renvoi dans la fosse. Seul·e le·la chef·fe d’orchestre est placé·e de manière à être adéquatement visible par tou·te·s.
10 Voir, à ce propos, l’enregistrement audio d’Une maison dans la main, de 00:01:39 à 00:01:47.
11 Le diagramme de plateau est un outil de prévisualisation des scènes. Il nous a permis d’indiquer la position des personnages et leurs déplacements dans l’espace.
12 Le scénario est rédigé par les réalisatrices à partir du livret et de la musique.
13 Voir la partition finale d’Une maison dans la main (2021), https://drive.google.com/file/d/1wdfEojByyUgB6bfZjsUk_XUk0sjqyoa9/view, consulté le 3 octobre 2023.

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