La violence en musique,
dirigé par Muriel Joubert et Denis Le Touzé

Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2022, 457 pages

Cécile Auzolle

PDF | CITATION | AUTRICE

Mots clés : conflits ; énergie ; esthétique ; musique ; son ; violence.

Keywords: aesthetics; conflicts; energy; music; sound; violence.

 

La violence en musique, volume de 457 pages édité par Muriel Joubert et Denis Le Touzé, est le quatrième opus de la collection #mélotonia des Presses universitaires de Lyon, dont la vocation depuis 2015 est « d’explorer les notions de matière et d’énergie, envisagées comme des concepts fédérateurs de l’art musical » (p. 2). Sous la direction des mêmes éditeurs, les trois premières livraisons ont été consacrées respectivement au Souffle en musique (2015), au Rire en musique (2017) et aux Foisonnements et proliférations en musique (2020).

La violence en musique (2022) s’inscrit dans la thématique émergente depuis les années 2010, sous l’influence des Sound Studies, du son et de l’utilisation de la musique dans les situations conflictuelles. Cet ouvrage collectif en français propose une contextualisation de la violence comme « énergie intra-musicale » à travers 17 contributions émanant de jeunes chercheur·euse·s, de chercheur·euse·s confirmé·e·s et d’émérites, dans une belle dynamique transgénérationnelle et pluridisciplinaire entre musicologie, philosophie, psychanalyse, lettres et arts plastiques. Organisés en une introduction et quatre parties, les articles sont dotés de leur propre bibliographie, sept d’entre eux s’appuyant sur des exemples musicaux ; une table des matières et une présentation des auteur·rice·s viennent clore l’ouvrage qui, malheureusement, ne comporte pas d’index.

L’introduction est constituée de deux volets. L’« Avant-propos » (p. 5-33) de la musicologue Muriel Joubert circonscrit fermement le champ d’investigation en s’appuyant sur des considérations philosophiques et anthropologiques (Georg Friedrich Wilhelm Hegel, Friedrich Nietzsche, Georges Sorel, Hannah Arendt, Franz Fanon, Walter Benjamin, René Girard, Yves Michaud, Gaston Bachelard) afin de définir la violence comme « mise en contact et résistance » (p. 6) dont les manifestations relèvent de « l’imprévisibilité » (p. 7). L’autrice en précise différentes formes, cernées en fonction de leur contexte d’origine, aussi bien dans le monde humain que dans l’univers végétal et animal, soumis à un principe d’obéissance à l’autorité, donc de refus des codes et des lois. Elle déroule ensuite un riche spectre d’acceptions de la violence en arts (cinéma, peinture, sculpture, installations, performances, happenings, danse, principalement aux XXe et XXIe siècles) et en musique, de Claudio Monteverdi aux musiques rock et saturationnistes qui adviennent dans des contextes d’énergie et de tension conduisant à la dissonance puis à la distorsion des sons, des voix et des corps, sans oublier la violence du silence comme « concentration d’énergie prête à exploser » (p. 22). Logiquement, Joubert en vient à considérer la violence formelle faisant exploser les codes langagiers de la musique, mais aussi des arts visuels. Le cheminement de l’ouvrage est ensuite détaillé, posant des « enjeux esthétiques et humains » (p. 27), la définition d’une écologie sonore de la violence comme l’examen de la dimension cathartique du besoin d’expression des artistes.

Dans un second temps, le brillant préambule « Tue » de Lambert Dousson (p. 35-54) creuse la perspective en jouant sur l’homonymie et l’ambiguïté sémantique du présent du verbe tuer à la troisième personne du singulier et du participe passé féminin du verbe taire, afin d’éclairer les rapports entre violence et musique. Il les traque aussi bien dans leurs interactions avec le monde visible qu’au cinéma, dans les installations, les productions audiovisuelles et dans les jeux vidéo, « source de jouissance » (p. 36) malgré le malaise qu’ils peuvent engendrer. La violence sonore, « métonymie de la “modernité” » (p. 44), documente l’état conflictuel du monde contemporain et son inscription dans la société du spectacle. Le philosophe souligne le hiatus potentiel entre violence de et dans la musique (p. 47) pour souligner que l’expression de la violence en musique véhiculerait ce que « les philosophes appellent communément le mal » (p. 52).

 

La première partie « Ancrages rituels et primitifs » lie geste compositionnel et expression de la violence à travers deux contributions musicologiques, « Du mythe à la musique saturée. Composer, avec quelle violence ? » (p. 57-84), par Joseph Delaplace, et « Le “style scythe” de Prokofiev. Expression de violence ou style violent ? » (p. 85-112), par Anetta Floirat, ouvrant sur un interlude méthodologique : « Musique et violence. Questions d’épistémologie » (p. 107-112), par Luis Velasco-Pufleau.

Au-delà de sa référence initiale à La Haine de la musique de Pascal Quignard (1996), Delaplace adosse sa réflexion à résonance psychanalytique à la lecture de Sigmund Freud et de Girard : la musique tresse désir et plaisir avec la nécessité de résister, structurelle des sociétés humaines, et de la transcender en la sublimant. Elle ancre aussi l’Humain dans le monde, après le « point sourd » (p. 65) inaugurant l’entrée du nouveau-né dans le monde du langage, défini par Jean-Michel Vivès en écho au « point aveugle » de Freud. Du bruit comme contrepouvoir de l’ordre tonal aux déflagrations, distorsions et saturations, il contextualise ainsi l’album Pet Sounds de Brian Wilson pour les Beach boys (1966-1967), l’ars subtilior d’Helmut Lachenmann, la dimension hallucinogène des compositions de Fausto Romitelli et le « rapport de corps à corps » (p. 79) des œuvres de Franck Bedrossian et Raphaël Cendo.

Pour dégager les invariants du « style scythe » de Sergueï Prokofiev, dans un contexte de quête d’une identité russe primitive puisée dans les racines asiatiques des peuples en opposition avec la civilisation occidentale, Floirat propose une analyse comparée de la Suite scythe et de la cantate Sept, ils sont sept. Elle répertorie les éléments emblématiques d’une « énergie sauvage » (p. 94) : rythmiques (ostinati, pédales), formels (répétitions, variations, ruptures), harmoniques (simplicité diatonique, quinte juste, modes défectifs, dissonances, effets polytonals, peremennost1Définie par l’autrice comme : « une manière de conclure les chants dans un ton différent du début, fréquemment un ton au-dessus ou en-dessous de la tonalité initiale » (p. 99).), instrumentaux (omniprésence des cuivres et des percussions, utilisation atypique des bois et cordes), vocaux (déclamation, liberté prosodique, scansion, style incantatoire, notes répétées traitement percussif, chuchotements, cris), moellons d’un « archaïsme païen » (p. 92) qui déborde toutefois ces deux œuvres pour irriguer de nombreuses autres productions de Prokofiev, placées sous le signe de la violence.

Enfin, Velasco-Pufleau ébauche un cadre théorique pour une pensée de la violence en musique qui fait écho au projet de recherches ONTOMUSIC2« Political Ontologies of Music. Rethinking the Relationship between Music and Politics in the Twenty-First Century », financé par le Fonds national suisse (2019-2021), puis par la Commission Européenne (2021-2024) : https://msc.hypotheses.org/ontomusic, consulté le 27 janvier 2023., qui a donné lieu notamment à la publication d’un numéro hors-série de la revue Transposition : « Sound, Music and Violence » en 20203Luis Velsaco-Pufleau (dir.) (2020), « Sound, Music and Violence », numéro hors-série de Transposition, https://doi.org/10.4000/transposition.3213.. L’auteur s’appuie sur l’article de J. Martin Daughtry, « Did Music cause the End of the World? », qui propose quatre registres de référence pour l’analyse de la relation entre musique et violence : phénoménologique, musico-théorique, historique et culturel ou ethnographique, et met en garde contre la distorsion possible des musiques étudiées en vertu du registre adopté. Velasco-Pufleau ajoute l’importance du registre conceptuel, en l’occurrence la place de la pensée des compositeur·rice·s dans le phénomène musical, qui conditionne la connexion des œuvres avec les événements sociaux et politiques. En s’appuyant sur l’exemple de Luigi Nono, il invite à mobiliser concomitamment plusieurs registres pour rendre compte efficacement et sans angle mort de la totalité des rapports entre musique et violence.

 

La deuxième partie s’attache aux représentations de la violence dans les « scènes opératiques et filmiques » (p. 113). Elle s’ouvre par une lecture analytique de la tragédie en musique à travers le cas de la passion d’Hippolyte selon Pellegrin et Rameau (Hippolyte et Aricie, 1733) (p. 115-138) par Pierre Saby, suivie d’une évocation des « morts tragiques, morts violentes dans l’opéra italien de la fin du XVIIIe siècle » (p. 139-171) par Nathanaël Eskenazy. Plus près de nous, Armelle Baby étudie les rapports de « violence entre amour et pouvoir » dans les opéras de George Benjamin et Martin Crimp (p. 173-198) avant que Cécile Carayol ne vienne clore cet ensemble avec une étude de la « Violence latente de la musique dans le film de guerre » (p. 199-229).

Certes, nous rappelle Saby, Catherine Kinztler a défini dès le début des années 1990 comment, dans l’opéra, la musique et la danse esthétisent la sanglante violence de la tragédie. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’horrifique mort d’Hippolyte est un sujet en vogue : le quatrième acte de l’opéra de Rameau, par sa dramatisation extrême d’un récit elliptique au moyen d’une harmonie fondée sur la quarte, « ombre de la quinte » selon Descartes (p. 131), et de dissonances assumées, sans pour autant rien dire ni montrer, laisse à l’imaginaire du spectateur le soin de reconstituer l’engloutissement du héros.

Eskenazy propose une habile analyse comparée des finale de quatre opéras de Francesco Bianchi et Sebastiano Nasolini sur des livrets d’Antonio Sografi et Gaetano Sertor, créés entre 1789 et 1797 à Venise, succombant à la mode nouvelle des « dénouements où la mort est à l’œuvre » (p. 143) : il s’agit ici de la mort des puissant·e·s, César, Sémiramis, Cléopâtre et Mithridate. Eskenazy montre comment les artistes détournent les codes de la bienséance pour promouvoir l’expressivité, écho des bouleversements politiques de l’époque, et activer, par une figuration expressive de la violence, les ressorts cathartiques du théâtre en musique.

Dans une étude intégrant la dimension agonistique de la nature, Babin éclaire les violences antagonistes, physique et psychologique, émanant des textes de Crimp inspirés de légendes séculaires et mis en musique par Benjamin. Les ensembles vocaux minimalistes qui ouvrent les œuvres se font « chambre d’écho de la violence » (p. 176), répondant au style de Crimp (répétitions, trivialité, autonarration, chocs de temporalités), au contraire de la violence de la mort, exprimée par une sidération (p. 193) suspensive.

Pour finir, Carayol livre une investigation détaillée des mécanismes de mise en musique de scènes de violence dans quatre films de guerre : Les Sentiers de la gloire (Stanley Kubrick/Gérard Field, 1957), Platoon (Oliver Stone/Georges Delerue, 1986), Il faut sauver le soldat Ryan (Steven Spielberg/John Williams, 1998), La Ligne rouge (Terence Malick/Hans Zimmer, 2009) et la série No man’s land (Oded Ruskin/Rutger Hoedemaekers, 2020). Au-delà du « symphonisme militaire » (p. 201) des orchestrateurs du XIXe siècle et de l’utilisation de « couleurs hymniques » (p. 207), ces musiques de films destinés au grand public intègrent des citations ou des réminiscences d’œuvres élégiaques ou mystiques du XXe siècle (Samuel Barber, Charles Ives, Gabriel Fauré, Arvo Pärt) et déploient des processus de tension temporelle (« effet chronomètre » p. 203), des motifs « anti-lyriques » (p. 211), ainsi que des stratégies oxymoriques ou elliptiques (intervalles creux, statisme, silence).

 

La violence de ces scènes belliqueuses conduit à la troisième partie intitulée « Politique, guerre et violence. La violence musicale dans la société », dont les enjeux et perspectives résonnent avec acuité à l’heure de la guerre en Ukraine. Elle rassemble une étude de « L’avant-garde musicale russe et la révolution de 1917 entre rupture et violence » (p. 233-257), par Louisa Martin-Chevalier, l’examen de la « Mise en musique de la violence paroxystique dans le système concentrationnaire nazi » (p. 259-285), par Élise Petit, et de « L’opéra entre violence coloniale et marronnage esthétique » (p. 287-318), par Nicolas Darbon, suivis d’une analyse d’Antoine Santamaria sur « Jim Morrison et les Doors, entre révolte métaphysique et musique rock, de la théorie philosophique à la pratique artistique » (p. 319-346). Comme la première, cette partie de l’ouvrage s’achève par un interlude, cette fois introspectif, confié au plasticien Winfried Veit (p. 347-358).

Martin-Chevalier aborde la violence de la révolution de 1917 en Russie sous le prisme d’expériences singulières, engageant aussi bien la vie que l’œuvre de compositeurs qui prônent, au nom d’un changement radical des modes de vie, la tabula rasa (p. 241) et l’art pour les masses (p. 245). Jusqu’au début des années 1930, marquées par l’emblématique suicide de Vladimir Maïakovski, Arthur Lourié, Nikolaï Roslavets et Arseny Avraamov s’engagent aussi bien dans les mouvements politiques que dans les courants d’avant-garde, tandis que Leonid Sabaneiev et Alexandre Mossolov préconisent une adéquation du matériau musical et de la pratique avec les idéaux politiques. Le régime et l’histoire les ont ensuite bannis avant que la mémoire de leur radicalisme idéologique et artistique puis de la violence dont ils ont été les victimes ne soient révélées.

Prenant en quelque sorte la suite chronologique de cette contribution, après une introduction contextualisant les liens entre musique et violence, Petit cerne la place de la musique dans le système nazi depuis ses premières manifestations des années 1930 jusqu’aux exactions commises dans les camps de concentration, littéralement « nourries » (p. 277) par la musique. S’appuyant sur des témoignages effroyables de survivant·e·s, elle analyse les mécanismes de cette violence institutionnalisée : utilisation de chants aux paroles humiliantes, sévices, tortures ou mises à mort perpétrés lors d’exécutions musicales par des détenu·e·s terrorisé·e·s ou au son de musiques enregistrées diffusées à plein volume dans les haut-parleurs des camps, couvrant les sons des martyr·e·s et favorisant la « désinhibition » (p. 273) des gardien·ne·s. La violence paroxystique de ce système laisse des traces bien au-delà de la fermeture des camps, obérant définitivement toute capacité de résilience.

Darbon pose quant à lui la passionnante question de savoir si l’opéra peut être le vecteur d’une « résistance culturelle » (p. 288) au colonialisme. Il revient tout d’abord sur les mécanismes de censure à travers Pyracmond ou les Créoles (1826) d’Henri-Montan Berton, le paternalisme d’Adonis, ou le Bon nègre (1798), mélodrame de Beraud de la Rochelle et Joseph Rosny, ou du Code noir de Louis Clapisson (1842). Plus récemment, il envisage la comédie musicale Québécité (2003) de D. D. Jackson, critiquée pour son multiculturalisme utilisé à des fins hégémoniques par les anglophones (p. 292) ou encore l’opéra Voss (1986) de Richard Meale, commandé pour « honorer le bicentenaire de la colonisation britannique » (p. 293) et, partant, une forme avérée de domination sociale par la violence. Puis l’auteur explore des œuvres au contenu tendant à la neutralité, au « statu quo » (p. 294), oscillation psychologique entre « bons noirs » (p. 295) et « barbarie primitive » (p. 296). Ainsi en va-t-il de Paul et Virginie de Rodolphe Kreutzer (1791), Le Nègre aubergiste de Charles-Jacob Guillemain (1793), Elisca ou l’amour maternel (1799) d’André-Ernest Modeste Grétry, Le Chevalier de Saint-Georges (1840) de Roger Beauvoir, la « danse des négrillons », récemment renommée « danse des enfants4Tout comme le « carré des négresses » de l’Opéra de Paris a été renommé « carré des cariatides » au début des années 2020, après la publication du manifeste « De la question raciale à l’Opéra national de Paris » signé par 400 salarié·e·s de la maison. », du ballet La Bayadère de Léon Minkus (1877), tandis que Paulin et Virginie ou le Triomphe de la Vertu (1794) de Jean-François Lesueur demeure plus critique. « Franchement progressiste » (p. 298) s’affirme Giacomo Meyerbeer dans L’Africaine (1865), qui donne lieu à plusieurs mises en scène engagées en Allemagne entre 2011 et 2022, mais qui, déjà une génération plus tard, appelle les dénonciations à peine voilées de Frederik Delius (Koanga, 1904), Giacomo Puccini (Madama Butterfly, 1904) et Ernest Krenek (Johnny spielt auf, 1927), avant les opéras afro-américains de Scott Joplin (Treemonisha, 1910), George Gershwin (Porgy and Bess, 1933), et Louis Gruenberg (The Emperor Jones, 1935).

Toutefois ces œuvres sont encore pâles en regard d’opus « fortement critiques » (p. 300) : la mise en musique de la vie de Nelson Mandela sous le titre de No Easy Walk to Freedom (2001) par Carter Chandler, Les Nègres (2004) de Mikaël Levinas et Les Sacrifiées (2007) de Thierry Pécou. Quant à la dénonciation de pratiques de blackface sur la scène lyrique, elle génère désormais des changements radicaux, notamment dans l’esthétique du ballet blanc. Darbon revient in fine sur Le Code noir pour en dégager les éléments contestataires, tout comme la lecture « décoloniale » (p. 307) de la « Danse du grand calumet de la paix » des Indes galantes (1735) de Jean-Philippe Rameau par la chorégraphe Bintu Dembelé pour la mise en scène de Clément Cogitore en 2019. Dans un ultime développement, l’auteur s’interroge sur la possibilité d’un opéra « noir, voire africain » (p. 308), convoquant mises en scène, montages et réécritures, mais souligne que ces tentatives se heurtent à l’absence de maison d’Opéra sur le continent, en dehors de celles du Caire et du Cap et à la fréquentation des salles lyriques par un public frileux à dénoncer les pratiques colonialistes. Il appelle de ses vœux une « postcolonie musicale » (p. 310) tout en reconnaissant la difficulté d’un « marronnage esthétique ».

À la violence poudrée du monde de l’opéra fait écho celle, acide, de l’univers rock du groupe The Doors, ainsi nommé en référence à The Doors of Perception d’Aldous Huxley, éclos au cœur d’une contre-culture psychédélique aux racines gnostiques théorisée par Timothy Leary : un individualisme transgressif répond à la violence ressentie par les conscrits de la Seconde Guerre mondiale refusant désormais la « tyrannie des archontes » (p. 323). Santamaria campe la personnalité de Jim Morrison nourrie de poètes beat, de philosophie nietzschéenne, de pensée artaldienne, de poésie rimbaldienne et d’innombrables lectures adjacentes, notamment mystiques. Révolté et obsédé par « la violence symbolique du parricide » (p. 326), Morrison s’érige « contre les structures sociales » (p. 328). L’analyse de la chanson « The End » (1967) montre les ramifications mélodiques, modales et structurelles de sa perspective œdipienne, tandis que celle de « Break On Through (To the Other Side) » symbolise la « fuite vers le plérôme » (p. 334) et la transe d’une danse de « chaman dans le rituel peyotl » (p. 338), comme le souligne Ray Manzarek, claviériste du groupe. Une « violence scénique » (p. 341) manipule habilement le public au moyen d’une alternance de paroxysmes et de frustrations, et l’aiguillonne par des provocations et insultes proférées sous l’emprise de l’alcool qui peuvent conduire à l’émeute.

Pour finir, l’interlude en forme de confession de Veit est agrémenté de huit reproductions en noir et blanc d’œuvres composées au fusain sur papier ou acrylique sur toile. De longues figures, dont les contours semblent émaner d’un brouillard spectral, illustrent la violence inhérente à la condition humaine, préfigurant l’expérience de l’artiste ou en émanant avec des détenus et faisant écho aux méandres et paradoxes de sa conscience artistique dans le monde d’après la Shoah. Il conclut : « Il faut quelque chose de l’ordre de la violence, de la destruction [sic] de la douleur pour parler de la vie, sinon, peut-être, on s’ennuie » (p. 358).

 

Enfin, la quatrième partie « La violence comme catégorie esthétique » conduit Amaury Duret à examiner « L’Ars nova et l’évolution de la polyphonie médiévale. Violence et cristallisation d’un basculement musical et poïétique » (p. 361-378), puis Frédéric Gonin à traiter de la question de la « Violence feinte ou violence réelle ? Le topique du Sturm und Drang dans la musique du XVIIIe siècle à l’épreuve des idéaux classiques de vraisemblance et de bienséance » (p. 379-416). L’ouvrage se referme sur une lecture de la violence du sentiment dans l’expressionnisme viennois : « Un langage qui ne suffit plus » (p. 417-444), par Dimitri Kerdiles.

Duret démontre qu’en vertu d’une écriture musicale complexifiée, la « rupture entre deux contextes de production de la polyphonie » (p. 362) révèle la violence d’un discours, discuté par l’autorité (ici pontificale), dont la difficulté de perception « tranche » (p. 373) avec la fluidité mélismatique de l’organum grégorien, débat qui réapparaît avec le sérialisme intégral au milieu du XXe siècle.

Les faits d’une violence inusuelle convoqués dans leurs œuvres par les jeunes auteurs strasbourgeois du Sturm und Drang (Wolfgang von Goethe, Gottfried August Bürger) sont-ils une réaction au rationalisme des Lumières ? Leur dimension épidermique rejaillit sur l’imaginaire des artistes, notamment Joseph Haydn. Une fois posé comme « topique » (p. 388), le Sturm und Drang est pensé par Gonin sous l’angle d’une interrogation esthétique : est-il un effet de mode, en particulier à la suite de la scène des enfers du ballet Don Juan (1761) de Christophe Willibald Gluck, pour exprimer le « désordre » (p. 390) de la nature ou des sentiments ou bien une nécessité intérieure du compositeur ? Les analyses minutieuses, étayées par d’éclairants tableaux, montrent que l’expression de la violence des tempêtes ou des passions humaines par des procédés musicaux dûment listés relève d’une expérimentation largement inspirée de l’univers dramatique de la tragédie lyrique française et de l’opéra seria italien, dont Médée de Luigi Cherubini serait la fusion donnant à entendre et percevoir, tout en masquant la vision, la violence consubstantielle à ce mythe.

En suivant la célèbre injonction de Vassili Kandinsky, les compositeurs de la seconde école de Vienne écoutent quant à eux leur « nécessité intérieure5« Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. » Vassili Kandinsky (1969), Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Denoël, p. 175. » en émancipant la dissonance, réalité sonore ressentie comme violente et violemment critiquée par leurs contemporains, comme le souligne Kerdiles. Arnold Schönberg et ses élèves, dans le sillage de Gustav Mahler et Claude Debussy, ont cherché « l’expression d’une sensibilité exacerbée » (p. 423) à travers l’expression musicale du « cri d’horreur, d’effroi ou de jouissance, contenu ou hystérique » (p. 444), érigé en « geste paradigmatique du dépassement expressionniste d’une réalité jugée insatisfaisante » (ibid.).

 

La stimulante lecture de cet ouvrage varié en termes d’approches méthodologiques et de sphères spatio-temporelles révèle la richesse et la multiplicité des acceptions du concept de violence et de son application au fait sonore et musical. D’un point de vue strictement sonore, les auteur·rice·s dégagent quelques universaux : éclats timbriques, explosions, distorsions, déflagrations, cris, ou encore irruption de silences angoissants dans le continuum musical. Les inspirations extramusicales sont elles aussi communes et s’appuient sur la métaphore plus ou moins explicite de la violence des éléments et des hommes, de la colère et de l’hystérie. Enfin, les procédés utilisés convergent autour de la virtuosité, la répétition, la complexité, la dissonance voire la déstabilisation et la saturation timbrique et rythmique.

Certes, en musique comme dans l’univers sonore qui nous entoure, la violence s’exprime par le son, mais elle affleure aussi, comme l’absence de couleur sur la toile ou de signes sur la page, le noir sur scène ou à l’écran, par l’absence de son renvoyant à la violence intrinsèque du·de la spectauditeur·rice. Là réside pleinement la réussite de ce volume : au-delà d’un indéniable apport scientifique à une problématique contemporaine, inviter chaque lecteur·rice à prendre la mesure des rapports agonistiques des mécanismes sociaux à travers les productions artistiques.

 


PDF

RMO_vol.10.1_Auzolle

Attention : le logiciel Aperçu (preview) ne permet pas la lecture des fichiers sonores intégrés dans les fichiers pdf.


Citation

  • Référence papier (pdf)

Cécile Auzolle, « La violence en musique, dirigé par Muriel Joubert et Denis Le Touzé », Revue musicale OICRM, vol. 10, no 1, 2023, p. 202-209.

  • Référence électronique

Cécile Auzolle, « La violence en musique, dirigé par Muriel Joubert et Denis Le Touzé », Revue musicale OICRM, vol. 10, no 1, 2023, mis en ligne le 12 juin 2023, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol10-n1/la-violence-en-musique/, consulté le…


Autrice

Cécile Auzolle, Université de Poitiers

Titulaire de l’agrégation de musique, d’un doctorat en philosophie et d’une habilitation à diriger les recherches, Cécile Auzolle enseigne la musicologie à l’Université de Poitiers. Elle dirige le site de Poitiers du Centre de recherches interdisciplinaires en histoire, histoire de l’art et musicologie (UR 15507) et est associée à l’IReMus (UMR 8223) pour la codirection du programme « Péniche Opéra ». Elle travaille sur la création lyrique, aux XXe et XXIe siècles, sur les compositeurs Daniel-Lesur, Philippe Boesmans et sur l’écrivain de spectacles Joël Pommerat. Elle a également codirigé avec Nathan Rera Les Champs sonores et musicaux de la barbarie moderne (Aedam musicae, 2022).

Notes

Notes
1 Définie par l’autrice comme : « une manière de conclure les chants dans un ton différent du début, fréquemment un ton au-dessus ou en-dessous de la tonalité initiale » (p. 99).
2 « Political Ontologies of Music. Rethinking the Relationship between Music and Politics in the Twenty-First Century », financé par le Fonds national suisse (2019-2021), puis par la Commission Européenne (2021-2024) : https://msc.hypotheses.org/ontomusic, consulté le 27 janvier 2023.
3 Luis Velsaco-Pufleau (dir.) (2020), « Sound, Music and Violence », numéro hors-série de Transposition, https://doi.org/10.4000/transposition.3213.
4 Tout comme le « carré des négresses » de l’Opéra de Paris a été renommé « carré des cariatides » au début des années 2020, après la publication du manifeste « De la question raciale à l’Opéra national de Paris » signé par 400 salarié·e·s de la maison.
5 « Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. » Vassili Kandinsky (1969), Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Denoël, p. 175.

ISSN : 2368-7061
© 2024 OICRM / Tous droits réservés