Du disque à l’œuvre / The Recording at Work


Sous la direction de Karine Bouchard
et Serge Cardinal

 

 

 


Présentation

L’influence du disque, et plus largement des techniques d’enregistrement, d’altération et de diffusion du son, sur les pratiques musicales – composition, interprétation, écoute, analyse – a fait l’objet de nombreuses études poïétiques, esthétiques, sociologiques. Malgré les apparences, le titre stéréophonique de ce numéro n’annonce pas ce genre d’études ; les neuf textes rassemblés ici s’attachent plutôt aux répercussions de ce choc technologique et musical dans des œuvres ou des pratiques appartenant aux arts visuels, au cinéma et aux médias de masse – et, par conséquent, aux réverbérations de ce choc en histoire de l’art, en études cinématographiques, en philosophie ou en histoire culturelle.

Dans « The Prospects of Recording » et dans « Music and Technology », le médiologue Glenn Gould a sismographié les déplacements poïétiques, esthétiques, sociologiques et historiques provoqués par ce choc technologique ; cinq répercussions rythment sa partition – et ces répercussions devaient trouver leurs résonances et leurs dissonances dans la théorie ou la médiologie musicales. Premièrement, et n’en déplaise aux puristes, les outils de captation, d’altération, de montage et de mixage sonores doivent être considérés comme des instruments de musique à part entière, au même titre que le piano ou la baguette du chef d’orchestre : « […] for several years I’d been indulging experiments at home with primitive tape recorders—strapping the mikes to the sounding board of my piano, the better to emasculate Scarlatti sonatas, for example, and generally subjecting both instruments to whichever imaginative indignities came to mind » (Gould 1990b, p. 354). Deuxièmement, si on peut les qualifier d’instruments, c’est que ces objets ou ces individus techniques contribuent de manière significative à la pratique artistique, celle des interprètes comme celle de l’auditoire (et pas seulement à la conservation et à la diffusion des œuvres) : « […] preservation and archival replay encourage detachment and non-conformist historical premises. [All] music that has ever been can now become the background against which the impulse to make listener-supplied connections is the new foreground » (Gould 1990a, p. 350). Troisièmement, ces individus techniques sont des instruments dans la mesure où ils sont des schèmes esthétiques et poétiques capables de contribuer à la visée configuratrice d’une interprétation (et pas seulement des outils émetteurs de parasites qu’il faudrait savoir contrôler ou limiter pour protéger l’intégrité et l’humanité de l’interprétation) :

A recent personal experience will perhaps illustrate an interpretative conviction obtained by post taping. A year ago or so, while recording the concluding fugues from volume I of the Well-Tempered Clavier, I arrived at one of Bach’s celebrated contrapuntal obstacle courses, the fugue in A minor. […] In the process of recording this fugue we attempted eight takes. […] Upon most sober reflection, it was agreed that neither the Teutonic severity of take 6 nor the unwarranted jubilation of take 8 could permitted to represent our best thoughts on this fugue. At this point someone noted that, despite the vast differences in character between the two takes, they were performed at an almost identical tempo […], and it was decided to turn this to advantage by creating one performance to consist alternately of takes 6 and 8. […] And so two rudimentary splices were made […]. What had been achieved was a performance of this particular fugue far superior to anything that we could at the time have done in the studio. (ibid., p. 338-339)

Quatrièmement, si ces techniques sont des instruments, c’est au sens encore où elles permettent d’explorer, d’agencer entre eux et de rendre inséparables les deux plans de l’interprétation, les plans performatif et intellectuel : « For technology should not, in my view, be treated as a noncommittal, noncommitted voyeur; its capacity for dissection, for analysis—above all, perhaps, for idealization of an impression—must be exploited » (Gould 1990b, p. 355). Cinquièmement, ces plans performatif et intellectuel deviennent d’autant plus efficaces, c’est-à-dire : profondément musicaux, que cette dissection, cette analyse et cette idéalisation ont une valeur morale – « I believe in the intrusion of technology because, essentially, that intrusion imposes upon art a notion of morality » (ibid.) – et politique : le disque n’ouvrira un avenir pour la musique que dans la mesure où il contestera le dispositif de pouvoir que matérialise le concert, « a social institution and a chief symbol of musical mercantilism […], the very body of the musical establishment » (Gould 1990a, p. 332)1Sur les sens attribués ici aux concepts d’outil, d’instrument et d’individu technique, on consultera Simondon 1969, p. 50-82 et 114-115..

Quand une œuvre installative ou un film, une pratique visuelle expérimentale ou une fabulation médiatique, s’empare du disque, elle redonne quelquefois à l’une ou l’autre de ces cinq répercussions – qui, avec le temps, n’ébranlent peut-être plus les pratiques musicales – un caractère intempestif, une fois dit avec Gilles Deleuze que « le nouveau reste pour toujours nouveau, dans sa puissance de commencement et de recommencement, comme l’établi était établi dès le début, même s’il fallait un peu de temps empirique pour le reconnaître » (Deleuze 1968, p. 177).

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Prenant pour objet d’étude le dialogue se développant entre le disque vinyle et les arts visuels, Caleb Kelly met en valeur la manière dont le premier peut devenir un matériau pour les seconds. Pour plusieurs artistes de la seconde moitié du XXe siècle, il s’agissait de soumettre le disque à des gestes de destruction afin de le détourner de sa fonction première – conserver, reproduire et diffuser des sons ou une pièce musicale. Par exemple, l’artiste Milan Knížák, dans les années 1960, ou encore et surtout Christian Marclay, dans les années 1980 et 1990, ont lacéré de rayures, de fissures, d’égratignures, de stries, la surface matérielle des disques ; et ces altérations devenaient garantes de l’unicité de l’objet, le rapportant ainsi à la logique de l’œuvre d’art. De telles altérations se perçoivent à la fois matériellement et auditivement, alors que les rotations du tourne-disque font entendre les grésillements et les sauts, et rendent donc perceptible la matérialité même du disque2L’exposition de recherche-création La couleur du temps, le son d’un espace, présentée au Centre d’exposition de l’Université de Montréal, du 12 mai au 13 août 2022, en contrepoint au colloque Du disque à l’œuvre. Musique, arts visuels, cinéma, permettait au public de faire une telle expérience d’écoute. C’est l’occasion ici de remercier les partenaires ayant rendu possibles l’exposition, le colloque et, par conséquent, cette publication : le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), le Groupe universitaire de recherche en arts visuels (URAV), la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, l’Observatoire … Continue reading. Partant de cette prémisse, Caleb Kelly montre que ces pratiques ont une résonance chez les nouvelles générations d’artistes, qui manifestent une forme de nostalgie collective, culturelle ou sociétale, une nostalgie des approches expérimentales sur (et à partir de) l’art et la musique ayant dominé les années 1960. L’auteur précise que les artistes actuel·le·s réinterprètent ces gestes ou ces formes de destruction du disque suivant une sensibilité liée aux préoccupations écologiques et environnementales, une sensibilité discographique qui met le vinyle en rapport avec les éléments naturels. C’est le cas de l’œuvre Langjökull, Snæfellsjökull, Solheimajökull (2007), de Katie Paterson : des enregistrements sont pressés sur des disques de glace, lesquels fondent au fur et à mesure que ces enregistrements sont écoutés. Le travail de Vicky Browne s’inscrit dans ce même mouvement : dans Gramophone (2013), par exemple, le disque est créé à partir d’une souche d’arbre, et il laisse donc entendre le son brutal et grinçant du bois même. Surtout, ces œuvres contemporaines ouvrent la voie à une redéfinition de la manière dont nous pensons le matériau et la matérialité du disque vinyle. Pour répondre de cette manière, Kelly suggère de tendre l’oreille aux études écomédiatiques, lesquelles interrogent la manière dont les médias ont été impliqués dans la crise écologique. Ces études insistent, par exemple, sur l’utilisation des produits chimiques, sur la grande consommation de charbon et d’eau nécessaire à la production du disque vinyle. En somme, ces pratiques artistiques engendrent de nouveaux récits dans lesquels le premier support matériel d’une large diffusion de la musique entre en dialogue avec une histoire naturelle du monde.

La matérialité du disque peut également devenir le lieu d’une interrogation des usages de la collection. Jim Drobnick s’attarde précisément à la démarche de l’artiste Rutherford Chang, laquelle consiste à rassembler le plus grand nombre d’exemplaires du White Album des Beatles dans une œuvre ayant pour titre We Buy White Albums. Faisant dialoguer arts visuels, mise en espace, archivage, disque et collection, cette œuvre installative permet de réexaminer et de renverser les principes mêmes de l’acte de collectionner, qui repose généralement sur la rareté et l’intégrité de l’objet. Chaque copie acquise par Chang a été au contraire transformée au gré des manipulations des premiers acheteur·euse·s du disque ; ces transformations vont du dessin sur la couverture à l’écriture sur l’endos de la pochette en passant par les inévitables taches de café et autres traces de moisissures du carton. À ces traces visuelles chaque fois singulières, s’ajoutent les égratignures et l’usure des sillons qui, au fil du temps, ont modifié l’écoute de la musique. Selon Drobnick, la force du travail de Chang est d’assumer un rôle d’artiste-commissaire en orchestrant entre eux les milliers d’exemplaires du même disque, en les exposant simultanément ou en les faisant interagir par superposition. Cette pratique engage le ou la visiteur·euse de l’œuvre dans une logique de comparaison entre les patines et, par extension, dans un processus critique. D’abord, parce que cette étrange collection de disques interroge les notions de vieillissement ou de résistance au temps, et rejoint les histoires partagées, les efforts mémoriels et rituels (des mélomanes, par exemple). Ensuite, parce que le design minimaliste de la pochette créée par Richard Hamilton – une surface blanche qui sollicite l’imagination graphique et musicale – a permis à la créativité des auditeur·rice·s de s’exprimer, et ce, de manière collaborative puisque chaque nouveau·elle propriétaire du disque poursuit « l’œuvre » du·de la précédent·e. Les pochettes peuvent ainsi être envisagées comme le lieu d’expression des admirateur·rice·s des Beatles, comme un espace de médiation entre les membres du groupe, leur musique et le public. Enfin, l’album fait ressortir certains éléments clés des récits postcoloniaux en mettant en lumière les relations raciales au sein de l’industrie musicale, et notamment la reprise par les Beatles de matériaux musicaux d’origine africaine.

Parcourant 300 films des années 1940 à la recherche de disques ou de tourne-disques jouant un rôle dans le récit filmique, Will Straw découvre dix longs-métrages de série B – pour la plupart des comédies musicales – dans lesquels les rotations du disque participent de la narration et de la configuration de l’espace. Plus encore, la diffusion de la musique par un juke-box participe dans ces films à la discrète transgression des rôles attribués aux genres ou à l’évidente reconduction des frontières sociopolitiques séparant les races. Le disque et ses dispositifs d’écoute deviennent ici encore de véritables objets médiatiques ou de médiation : ils mettent en relation à l’intérieur d’un film des différences ou des oppositions sociales, ils redessinent la configuration des identités sociales, celle des femmes ou celle des Afro-américains ; et ils le font en incorporant dans leur régime de représentation la rivalité médiatique entre la salle de concert, la radio et le disque, qui se disputent dans les années 1940 le droit de diffuser la performance musicale. Dans certains films, Hit Parade of 1941, par exemple, le personnage féminin n’est plus cette auditrice passive séduite par le charme d’un chanteur, mais un agent qui tire une puissance de dramatisation d’un geste de mixage qu’on associerait aujourd’hui à celui d’un ou d’une DJ. Dans d’autres films, Reveille with Beverly, par exemple, la rotation du disque devient une nouvelle figure d’articulation visuelle entre des espaces filmiques – espace de l’écoute et espace de la performance musicale –, mais à la condition de situer encore et toujours dans un espace imaginaire étranger au film les musiciens afro-américains. Par l’intermédiaire de ces juke-boxes cinématiques, l’écoute de la musique expose ses dimensions sociopolitiques ; et si le disque est une plaque tournante, un espace d’échange entre musiques et images, c’est dans la mesure où ses rotations laissent tantôt entrevoir tantôt s’éloigner des révolutions – éthiques, sociales, politiques.

Dans le film Shout, Nicholas Chare découvre une semblable problématisation. Le célèbre film de Jerzy Skolimowski apparaît sur les écrans alors qu’une nouvelle technique sonore prend place dans les salles de cinéma : le Dolby stéréo. C’est la première dimension du problème. Deuxième dimension : le film met en scène un personnage capable d’un cri surhumain ou non humain, et dont la puissance acoustique peut tuer celui ou celle qui l’entend de trop près – ce cri réaffirmant le pouvoir de destruction du son en le liant à l’imaginaire européen propre au primitivisme, qui fantasme la musique indigène comme altérité radicale. Face à celui qui peut ce cri, le film oppose une dernière dimension problématique : le personnage du musicien, et spécialement du musicien d’avant-garde pratiquant une forme de musique concrète ou électroacoustique – dont les distorsions sonores sont rendues par le film équivalentes à la tension spatiale propre aux tableaux du peintre Francis Bacon. Quel événement filmique peut se produire si l’on raccorde ces trois dimensions ? Réponse : la figure du cri dans la peinture de Bacon change de sens ; par un certain usage de l’enregistrement, de l’altération et de la diffusion sonores, The Shout réinterprète cette œuvre picturale et déplace par cela même la valeur de vérité qu’on accorde à une singulière vocalisation : le cri. Comment y parvient-il, concrètement ? Il faut que le cri ne renvoie plus à rien : ni à une cause matérielle ni une signification conceptuelle ni à une émotion personnelle. Il faut que le cri devienne un néant acoustique qui refuse toute sémiotique – il faut creuser une distance infinie tout autant avec Skrik, d’Edvard Munch, qu’avec Lulu, d’Alban Berg. Par conséquent, ce cri fissure jusqu’au fondement de la musique concrète : le mode singulier d’écoute réduite qu’il suppose ne mène plus à aucun solfège des objets sonores. De même, la technique du Dolby stéréo ne trouve plus dans ce cri l’occasion de rendre manifeste sa capacité à reproduire de manière fidèle, précise, riche et hyperréaliste le son ; au contraire, elle expose dans ce cri sa capacité à construire l’altérité, à produire une altérité artificielle suivant la virtuosité d’un design sonore. Maintenant toujours en tension trois dimensions problématiques : technique sonore, cri asignifiant et musique concrète, The Shout fait entendre dans le cri pictural de Bacon des tonalités non plus simplement désespérées mais extatiques, tout en montrant à quel point les altérations du sonore (ou du musical) peuvent fabriquer sur mesure de l’altérité.

Raymond Gervais nous avait appris à quel point l’atelier de l’artiste multidisciplinaire Charles Gagnon pouvait être confondu avec un studio de composition électroacoustique (Gervais 2009, p. 21) ; Monika Kin Gagnon nous apprenait récemment que le professeur d’art visuel qu’était aussi Charles Gagnon se rendait à ses cours en écoutant dans sa voiture les montages de pièces musicales qu’il avait enregistrés sur cassettes3Monika Kin Gagnon, « Le studio de Charles Gagnon », communication à l’occasion de la journée d’étude Du disque vinyle à la musique. Revisiter l’artiste Charles Gagnon, 2 juin 2022. On aura une idée de ces montages en écoutant un épisode de l’émission radiophonique Leur violon d’Ingres (épisode retrouvé par Luc Desjardins, archiviste à Radio-Canada) qui, en 1973, accueille Charles Gagnon à son microphone. L’exposition La couleur du temps, le son d’un espace rendait accessible une partie de la collection de disques de Charles Gagnon – 1500 disques non seulement rendus disponibles pour écoute sur quatre tourne-disques branchés à une table de mixage (et donc … Continue reading. Ce que Marie Fraser nous apprend maintenant, c’est que, pour Charles Gagnon, la fixation de la musique sur un support matériel (sur disque vinyle, sur bande magnétique ou sur cassette) ouvre un espace d’interférence entre des matériaux sonores (sons, bruits, voix, paroles) coextensif à un espace d’interaction entre les arts sonores et les arts visuels (et spécialement la peinture, la photographie et le cinéma). Ce que Fraser nous apprend encore, c’est que ces relations matérielles et artistiques, inaugurées par la fixation de la musique sur un support matériel, trouveront leur premier prolongement dans le dispositif filmique avant d’atteindre à leur pleine actualisation dans le dispositif architectural. Si, dans Le Son d’un espace, le silence enregistré « donne à voir les propriétés matérielles du film et contribue à rendre visible la spécificité des supports visuels et sonores au cinéma », l’insertion du film Le Huitième jour dans l’espace d’exposition du Pavillon chrétien d’Expo 67 non seulement encourage, par la manipulation des musiques, des chants, des discours fixés sur bande, la relecture d’images d’archives, mais aussi transforme le parcours du regardeur et de l’auditrice en un geste critique de montage. En un mot, la fixation de la musique sur un support matériel devient pour Charles Gagnon le départ d’une réflexivité intermédiale et interartiale ; la manipulation des pièces musicales rendue possible par les techniques d’enregistrement, de montage et d’altération, devient le modèle d’une lecture critique des images d’archives – par leur mise en boucles, par leur inscription dans des rapports audiovisuels décalés, par l’exposition de leurs dispositifs de projection, etc.

Trois cinéastes français contemporains placent aussi leurs images filmiques sous l’influence matérielle et médiatique de la musique fixée sur support : F. J. Ossang, Marc Hurtado et Jacques Perconte. Traçant leur portrait de groupe conceptuel et artistique, Vincent Deville montre d’abord comment leurs processus créateurs respectifs sont inséparables d’un rapport intime et corporel d’une rare intensité existentielle à des musiques ayant cultivé la présence matérielle et énergétique du son et du bruit : musique punk, industrielle ou électronique, musique rock, noise ou hip-hop. Cette présence matérielle et énergétique du son et du bruit est évidemment inséparable des dispositifs techniques d’enregistrement, de composition, de performance, de diffusion et d’écoute de la musique, qui intéressent tout autant les trois cinéastes en ce que ces dispositifs ouvrent un espace artistique et social d’expérimentation et de bricolage où viendront s’insérer leurs pratiques cinématographiques – y gagnant ainsi une liberté. Deville montre ensuite comment la plastique des images signées par Ossang, Hurtado ou Perconte doit à la triple puissance de schématisation du disque ou de la musique fixée sur support : visuelle, matérielle et politique. Tantôt, tel film trouve dans les rotations du disque son régime formel et cinétique ; tantôt, tel autre film trouve dans la matérialité d’une musique bruitiste la raison de ses instabilités figuratives et de l’opacité du monde qu’il projette ; tantôt, tel autre film encore trouve dans le rythme des textures – et non pas dans la seule figure d’une mélodie –, dans le tempo des matières – et non pas dans la structure d’une harmonie – les schèmes d’une communauté esthétique singulière.

Si l’on porte une attention au disque lui-même, et spécialement à ce qui fait disparaître la musique ou la parole qu’il fixe – le trou qui lui permet de tourner autour d’un axe ou le polychlorure de vinyle qui l’expose à de possibles destructions –, c’est alors une autre politisation de l’art encore qui se fait entendre. Partons d’une remarque presque incidente de John Mowitt pour comprendre cette politique : si l’on conçoit le son enregistré sur un disque ou dans un film comme une articulation entre l’Art et un support de reproduction, alors cette articulation ne peut pas ne pas changer le sens de l’Art et le sens du disque ou du film. On peut tirer deux conséquences complémentaires de cette hypothèse : le disque devient une position théorique à partir de laquelle repenser le destin de l’Art à l’ère de la reproductibilité technique et de la marchandisation ou de la réification des œuvres d’art ; et d’autant mieux quand le disque est soumis à des destructions ou quand il est entièrement absorbé par le trou qui constitue son centre de révolution. C’est le playback auquel Mowitt soumet la philosophie d’Adorno, faisant ainsi entendre dans le renversement d’une affirmation de Hegel – « the hole is the untrue » – la rotation du stylet au bord de l’abîme du disque, et notre voix qui répète sur ce fond grésillant : « Y-a-t-il une chose telle que l’Art ? » L’œuvre de Christian Marclay, Untitled (Concentric Waves), qui dessine des ondes gravitant autour d’une bouche ouverte et creusée par la puissance d’un cri, est la formulation exemplaire de cette question : amalgamant le trou central d’un disque à l’abîme de cette bouche et de ce cri, l’œuvre fait disparaître ou absorbe tous les éléments de signification (musicaux ou linguistiques) ; absorbant ainsi la signification, cette « discographie » met en question le sens de l’Art : l’Art n’est pas la représentation de la totalité, ce n’est pas ainsi qu’il donnerait sens à la totalité de la vie humaine ; l’Art n’a de sens qu’à forer cette totalité, qu’à la trouer, et à montrer que notre incapacité (philosophique) à dire la vérité de cette totalité est la contradiction vraie – le trou d’un disque, c’est la gueule que prend cette non-vérité ou cette politique de l’art.

Si la forme du disque permet de « provincialiser l’Europe » ou de soumettre à une dialectique négative la métaphysique, l’écoute du même disque peut rejoindre, elle, des dimensions ésotériques et affectives – et donc une noétique autre. C’est le cas dans certaines œuvres de Georgina Starr. Partant de la collecte de sons enregistrés dans des contextes inhabituels, l’artiste donne toutes ses résonances à l’idée « d’entendre des voix ». Cette démarche s’inscrit dans une tradition en arts visuels, une tradition liée à la « channeling spirit » – dont Marcel Duchamp est l’un des protagonistes. Jennifer Fisher analyse plus précisément l’installation sonore I am the Medium, qui fait entendre des séances de consultation de Starr avec des médiums. L’autrice met l’accent sur la manière dont l’artiste a exploité le disque pour comprendre les activités paranormales et « transcendantales » qui y trouvent une aire de jeu : la technique du sillon fermé permet d’isoler un échantillon des séances et de focaliser sur la répétition d’une voix, d’une atmosphère ou sur la résonance d’un espace ; la boucle crée ainsi un effet régulier et hypnotique pour les visiteurs et visiteuses de l’installation, et il s’agit alors d’entendre aussi les bruits ambiants « entre » les paroles, les discours et les échanges, bruits qui ne sont pas sans évoquer des craquements, un souffle, des gémissements, des rires fantomatiques. Starr use aussi de la pochette de disque comme d’un capteur d’entités spirituelles : des mains en cercle « tiennent » le disque jusqu’à ce qu’elles se positionnent elles-mêmes comme sur une table tournante ou en un moyen de communication avec les esprits. Fisher rappelle l’importance d’une telle démarche – qui enregistre les dimensions ésotériques et affectives du disque – dans le mouvement de libération des femmes et dans le développement de leur autonomie, notamment dans le cadre de la quatrième vague du féminisme, qui remet en question les lieux de production de la connaissance et qui redistribue les savoirs. Précisément, cette ouverture ou cette porosité des savoirs n’est pas sans rejoindre le spiritisme des objets ayant été sacrés par leurs cultures d’origine et acquis par les musées, lesquels s’inscrivent maintenant dans une logique de décolonisation. C’est ce que suggèrent, selon Fisher, des œuvres telles que I am the Medium, qui intègrent l’affect (sonore) au cœur de leur proposition (discographique) : dans un rapport dialectique au spiritisme des objets sacrés auxquels l’entendement de la muséologie est sourd, ces œuvres réintègrent l’expérience et, surtout, l’intuition dans les discours de connaissance et les régimes du savoir.

S’étonnera-t-on alors que le texte de Pierre Lavoie interroge la manière dont le disque peut s’inscrire au cœur d’une conspiration et de sa propagation ? À partir d’une étude historique et sociologique, l’auteur revisite la rumeur bien trop convaincante selon laquelle le chanteur du groupe The Beatles, Paul McCartney, serait décédé dans un accident de voiture, à l’automne 1966 ou à l’hiver 1967, et aurait été remplacé par un double. Les enregistrements sur disque permettraient de trouver les indices sonores et visuels cachés de cette mort, qui demandent à être décryptés par le public accompagnant avec passion le groupe de musiciens. Pratiquant une saine distance critique, Lavoie précise que la conspiration a rejoint non seulement tous les médias de masse – journaux, radios, revues populaires –, mais qu’elle a emporté aussi les plus distingués parmi les régimes de discours – revues savantes, essais, colloques. Dans tous les cas, l’élément déclencheur et amplificateur de la rumeur demeure la manipulation de la musique, c’est-à-dire des disques, lesquels ont fourni aux médias et aux discours matière à fabulation. Par exemple, l’écoute inversée ou à rebours (backmasking ou backward masking) de la piste « Revolution 9 » du White Album permettrait de faire entendre, c’est-à-dire de « dévoiler », des paroles attestant de la mort de McCartney. Une fois présentée à la radio, cette hallucination auditive a pu rejoindre la collectivité ; ayant rejoint la collectivité, elle a pu intéresser chercheur·e·euses universitaires ou indépendant·e·s : quelque chose d’apparenté à une microsociologie de la répétition était à l’œuvre dans cette différenciation de la rumeur. L’impact de ces « indices » audibles a aussi joué un rôle direct dans l’intérêt accordé aux albums des Beatles, dont Magical Mystery Tour (1967) et Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), qui ont alors remonté au sommet des palmarès. Par extension, des enregistrements (Billy Shears and The All-Americans) ont également été créés en réponse à la théorie soutenant la mort de McCartney. Outre le potentiel de fabulation sonore du disque, l’iconographie visuelle des pochettes a aussi permis d’alimenter la rumeur, que ce soit par la réédition d’albums précoces des Beatles avec Tony Sheridan ou par la tentative des tenants de la théorie conspirationniste d’analyser en profondeur Abbey Road ou encore Sgt. Pepper. Mais toutes ces petites répétitions qui font circuler et qui rechargent de proche en proche la rumeur – d’une hallucination sonore à une surinterprétation iconographique, du disque au colloque savant en passant par les journaux régionaux et l’émission radiophonique de fin de nuit – produisent une différence importante qui n’échappe pas à l’oreille de Lavoie : voici un cas exceptionnel où une rumeur a trouvé son support de génération et de diffusion dans le disque, c’est-à-dire dans la production artistique enregistrée d’un groupe de musiciens ; voilà un phénomène unique dans l’histoire des différentes conspirations ayant légendé les célébrités de la musique rock et populaire.

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On le comprend, les textes rassemblés dans ce numéro permettent de rouvrir la définition du disque vinyle qui, lorsqu’il est pensé en relation avec l’œuvre visuelle, filmique ou installative, ou avec un phénomène médiatique, devient inévitablement problématique et problématisant, interpelle donc celui ou celle qui écoute de la musique ou des voix, et lui demande de répondre aux questions théoriques, politiques, sociales, culturelles et artistiques qu’il pose – y compris sur la musique. Par son caractère matériel même, par sa mise en rotation, par sa plasticité qui engramme, le disque devient un attracteur étrange autour duquel gravitent l’apocalypse écologique, la sociabilité des collectionneur·euse·s, la différenciation et la différentiation des genres, l’archive critique, la politique du figural, l’abîme du sens, les savoirs ésotériques et la fabulation – autant de choses qui doivent intéresser la musique.

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Ce numéro est complété par une série de 11 comptes rendus d’ouvrages récents.

Les trois premiers textes recensent ainsi autant d’ouvrages publiés par la Librairie philosophie J. Vrin : Musique et musiciens à Paris pendant la Grande Guerre. Les chemins du patriotisme, de Charlotte Second-Genovesi (2021), Ballets russes et Ballets suédois. La musique à la croisée des arts 1917-1924, de Jacinthe Harbec (2021), et Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra, de Jean-Jacques-Nattiez (2019), sous la plume respective d’Esteban Buch, de Barbara Swanson et de Jonathan Parisi.

Les cinq livres présentés par la suite ont été publiés en 2022. Marie-Pier Leduc s’intéresse au Claiming Wagner for France, de Rachel Orzech, qui, par une analyse des textes relatifs au compositeur allemand dans la presse parisienne de 1933-1944, rejoint ainsi « l’abondante littérature sur Wagner et la France ». L’ouvrage Exposer la musique. Le festival du Trocadéro (Paris 1878), d’Étienne Jardin, relu par Yannick Simon, consacre, quant à lui, « un arrêt sur image visuel et sonore à un événement bien mal connu et pourtant symptomatique de l’histoire du concert du dernier quart du XIXe siècle en France ». Le prochain compte rendu, de la main de Cécile Auzolle, propose une recension de l’ouvrage La violence en musique, dirigé par Muriel Joubert et Denis Le Touzé. S’ensuit un second collectif, Musicologies francophones et circulation des savoirs en contextes multiculturels (2022), présenté par Caroline Marcoux-Gendron et dirigé par Achille Davy-Rigaux, Catherine Deutsch, Hamdi Makhlouf et Anas Ghrab. Enfin, Eugénie Tessier rend compte du Mozart était une femme (2022), d’Aliette de Laleu, qui « s’inscrit dans un corps florissant de littérature faisant valoir les contributions des femmes à la pratique musicale classique, surtout celle d’Europe de l’Ouest ».

Pour conclure cette section, Hugo Rodriguez nous fait part de sa lecture de « l’aboutissement d’une entreprise marathonienne par son ampleur et par son ambition », à savoir l’ouvrage dirigé par Márta Grabócz sur la Narratologie musicale (2021). Par la suite, Delphine Vincent invite le·la lecteur·rice à découvrir la « somme magistrale » de Jérôme Rossi sur L’analyse de la musique de film (2021). En conclusion de ce numéro, Music in the Past Tense (2019), d’Emanuele Senici, nous est décrit par Frederico Volpe comme « l’un des ouvrages les plus originaux dans le cadre des études rossiniennes ».

 

Bibliographie

Deleuze, Gilles (1968), Différence et Répétition, Paris, PUF, coll. « Épiméthée ».

Gervais, Raymond (2009), « Charles Gagnon et le son », dans Monika Kin Gagnon (dir.), Charles Gagnon. 4 films, livret accompagnant le coffret dvd Charles Gagnon. 4 films, Montréal, Spectra Media, p. 21-23.

Gould, Glenn (1990a), « The Prospects of Recording », dans Tim Page (dir.), The Glenn Gould Reader, New York, Vintage Books, p. 331-353.

Gould, Glenn (1990b), « Music and Technology », dans Tim Page (dir.), The Glenn Gould Reader, New York, Vintage Books, p. 353-357.

Simondon, Gilbert (1969), Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, coll. « Analyse et Raisons ».

 


Articles

Records Reformed and Reused.
Nostalgic and Ecological Concerns in Contemporary Media Art
Caleb Kelly

Rutherford Chang.
The Record Collector as Artist-Curator
Jim Drobnick

Distance and Connection.
Phonograph Records as Narrative Objects in 1940s Cinema
Will Straw

Sound and Fury.
Lending an Ear to Francis Bacon in The Shout (dir. Jerzy Skolimowski, 1978, UK)
Nicholas Chare

Le film d’archives ou l’archive du film.
Retour sur Le Huitième Jour et Le Son d’un espace de Charles Gagnon
Marie Fraser

Le bruit du monde.
Transformations alchimiques et spécificité des supports chez F.J. Ossang, Marc Hurtado et Jacques Perconte
Vincent Deville

The Hole is the Untrue.
The Art of Spinning a Broken Record
John Mowitt

Locked Grooves, a Circle of Hands.
Paranormal Affects in Georgina Starr’s I am the Medium
Jennifer Fisher


Note de terrain

« Paul Is Dead ».
Une histoire médiatique du disque-conspiration
Pierre Lavoie


Comptes rendus

Musique et musiciens à Paris pendant la Grande Guerre. Les chemins du patriotisme, par Charlotte Second-Genovesi
Esteban Buch

Ballets russes et Ballets suédois. La musique à la croisée des arts 1917-1924, by Jacinthe Harbec
Barbara Swanson

Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra, par Jean-Jacques Nattiez
Jonathan Parisi

Claiming Wagner for France. Music and Politics in the Parisian Press, 1933-1944, par Rachel Orzech
Marie-Pier Leduc

Exposer la musique. Le festival du Trocadéro (Paris 1878), par Étienne Jardin
Yannick Simon

La violence en musique, dirigé par Muriel Joubert et Denis Le Touzé
Cécile Auzolle

Musicologies francophones et circulation des savoirs en contextes multiculturels, dirigé par Achille Davy-Rigaux, Catherine Deutsch, Hamdi Makhlouf et Anas Ghrab
Caroline Marcoux-Gendron

Mozart était une femme. Histoire de la musique classique au féminin, par Aliette de Laleu
Eugénie Tessier

Narratologie musicale. Topiques, théories et stratégies analytiques, dirigé par Márta Grabócz
Hugo Rodriguez

L’analyse de la musique de film. Histoire, concepts et méthodes, par Jérôme Rossi
Delphine Vincent

Music in the Present Tense. Rossini’s Italian Operas in Their Time, par Emanuele Senici
Federico Volpe

 

Couverture : photo de Neil Bates sur Unsplash.
Graphisme : Solenn Hellégouarch.


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RMO_vol.10.1_Introduction

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Ce numéro est également disponible sur le site du consortium interuniversitaire canadien Érudit : https://www.erudit.org/fr/revues/rmo/2023-v10-n1-rmo08255/.

Notes

Notes
1 Sur les sens attribués ici aux concepts d’outil, d’instrument et d’individu technique, on consultera Simondon 1969, p. 50-82 et 114-115.
2 L’exposition de recherche-création La couleur du temps, le son d’un espace, présentée au Centre d’exposition de l’Université de Montréal, du 12 mai au 13 août 2022, en contrepoint au colloque Du disque à l’œuvre. Musique, arts visuels, cinéma, permettait au public de faire une telle expérience d’écoute. C’est l’occasion ici de remercier les partenaires ayant rendu possibles l’exposition, le colloque et, par conséquent, cette publication : le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), le Groupe universitaire de recherche en arts visuels (URAV), la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), le Syndicat des chargés de cours de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), le Centre d’essai de l’Université de Montréal, la Bibliothèque des sciences du Campus MIL, Monika Kin Gagnon, Anne-Marie Lavigne, Martin Tremblay et l’équipe de l’Atelier Silex.
3 Monika Kin Gagnon, « Le studio de Charles Gagnon », communication à l’occasion de la journée d’étude Du disque vinyle à la musique. Revisiter l’artiste Charles Gagnon, 2 juin 2022. On aura une idée de ces montages en écoutant un épisode de l’émission radiophonique Leur violon d’Ingres (épisode retrouvé par Luc Desjardins, archiviste à Radio-Canada) qui, en 1973, accueille Charles Gagnon à son microphone. L’exposition La couleur du temps, le son d’un espace rendait accessible une partie de la collection de disques de Charles Gagnon – 1500 disques non seulement rendus disponibles pour écoute sur quatre tourne-disques branchés à une table de mixage (et donc rendus disponibles pour une étude musicale de l’œuvre picturale, photographique et filmique de Gagnon), mais aussi offerts gratuitement au public, grâce à la très généreuse initiative de Monika Kin Gagnon et de la succession de Charles Gagnon.

ISSN : 2368-7061
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