Charles Koechlin, Portraits musicaux 1909-1949. Textes rassemblés, présentés et annotés par
Liouba Bouscant, préface de Michel Duchesneau

Paris, Vrin, 2025, 384 pages

Arthur Skoric

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Mots clés : Charles Koechlin ; écrits ; humanisme ; modernité musicale ; musique française.

Keywords: Charles Koechlin; French music; humanism; musical modernity; writings.

 

« Les Très Riches Heures de l’École française » (p. 21). Ainsi pourrait-on résumer l’ambition de Charles Koechlin, Portraits musicaux 1909-1949, tant cet ouvrage cherche à redonner voix, justice et surtout mémoire à une constellation de compositeurs1L’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire., qui, aux yeux de Koechlin, incarnent l’esthétique et la tradition musicale française. Paru en 2025 aux éditions Vrin, ces volumes qui rassemble des textes de Koechlin est édité et abondamment annoté par Liouba Bouscant, chercheuse spécialiste de compositeur ayant consacré une thèse importante au sujet de l’intellectualité musicale de Koechlin. Cet ouvrage constitue le troisième volume des écrits du compositeur, après Esthétique et langage musical (2006) et Musique et société (2009), tous deux publiés par Michel Duchesneau chez Mardaga. Ce nouvel opus complète le diptyque en donnant à lire un ensemble de textes plus concrets et incarnés : cinquante portraits de musiciens, français pour la plupart, rédigés entre 1909 et 1949 sous forme de conférences, d’articles et de causeries radiophoniques. L’ensemble est précédé d’une introduction substantielle de l’éditrice, qui offre des clés de lecture nécessaires pour comprendre à la fois les choix éditoriaux, la cohérence interne du volume et sa place tant dans l’économie générale de la pensée koechlinienne que, plus largement, dans l’histoire de la musique française de la première moitié du XXe siècle.

Liouba Bouscant inscrit ce volume dans une perspective double : d’une part il prolonge le legs critique de Koechlin ; d’autre part, il donne à voir l’engagement artistique du compositeur, tel qu’il s’exprime à travers ces « portraits » de musiciens. Selon elle, ce recueil « constitue la suite et l’illustration de la pensée esthétique et sociale de Koechlin » (p. 11), tout en représentant un instrument critique de la modernité musicale. Il illustre en actes une pensée construite dans les deux premiers volumes édités par Michel Duchesneau : ici, les valeurs ne sont pas seulement affirmées, elles sont incarnées dans des jugements, des choix et des réflexions historiographiques. La démarche de l’éditrice est, elle aussi, double : d’une part, elle entend faire apparaître à travers ces textes le rôle de Koechlin comme garant d’une tradition esthétique française, dont il n’est ni le gardien académique ni le commentateur extérieur, mais l’un des acteurs les plus constants et les plus lucides, capable de se positionner et de « produire un discours analytique, esthétique, historique, sur les époques du passé récent et du présent » (p. 14). D’autre part, loin d’un académisme doctrinaire, Koechlin construit une « esthétique militante » : son engagement se fonde sur la conviction que la musique française représente une forme d’idéal artistique universel, qui « revêt les caractéristiques de la beauté attique, sensible, pleine de retenue dans son expression » (p. 30), par la mesure, l’intelligence formelle, la sensibilité expressive et la diversité des écritures qu’elle incarne.

Cet idéal français, pour Koechlin, n’est pas le simple label stylistique d’un cadre nationaliste quelconque : il s’inscrit dans un projet plus vaste qu’il conçoit comme un véritable idéal de civilisation artistique. Liouba Bouscant montre que cette conception repose sur une synthèse profondément enracinée dans une tradition chrétienne laïcisée (ce point est d’ailleurs discutable tant le rapport de Koechlin au religieux, et plus spécifiquement à la chrétienté, est complexe), nourrie d’hellénisme, et imprégnée d’un esprit humaniste où la beauté musicale s’identifie à la justesse morale. Les qualités que Koechlin valorise dans la musique française moderne – entre autres, la mesure, la limpidité, la liberté, la diversité et le dépouillement – ne relèvent pas de critères techniques, mais davantage d’un ethos : celui d’un art de la sensibilité sincère, de la clarté expressive, du refus du dogme et de la grandiloquence. Cette forme « d’atticisme français » s’oppose ainsi, non pas à toute forme étrangère, mais aux modèles esthétiques qu’il juge délétères – notamment les courants pessimistes, obscurs ou systématiques du wagnérisme (p. 31). Dans ses portraits, Koechlin s’attache à désigner les œuvres et les artistes qui incarnent ces vertus : non pas ceux qui triomphent dans les cénacles ou les salons, mais ceux qui, fidèles à une idée de la musique et de l’humanité – ce terme étant si central dans son lexique – construisent une œuvre à la fois belle et bonne, qualités qu’il conçoit comme les véritables « ferments de la civilisation et de l’élévation constante de l’esprit humain » (p. 18). Cette quête d’exemplarité musicale directement reliée à la question de la modernité musicale, traverse l’ensemble du volume : elle guide la sélection des figures, oriente le jugement critique, et donne aux textes leur cohérence profonde. Le discours esthétique de Koechlin devient ainsi le vecteur d’une pensée où la musique, plutôt que d’être une fin en soi, se voit investie d’un rôle actif dans la formation des individus et dans la diffusion de valeurs collectives : elle devient un instrument de culture au sens fort, c’est-à-dire un agent de liberté, de clarté intérieure et de fraternité sociale.

La seconde ambition de l’ouvrage est de faire entendre une voix critique venue de l’intérieur d’une même condition sociale que celle des compositeurs dont il parle. Liouba Bouscant montre avec une rare acuité que Koechlin n’est pas simplement un observateur bienveillant ou un mécène de plume (p. 25–26) : il partage avec ceux qu’il défend les mêmes difficultés matérielles, les mêmes luttes pour exister dans un système dominé par les institutions, les cercles d’influence et les critères de succès éphémères. Son geste critique est donc aussi un geste de solidarité. Par ses écrits, Koechlin tente de restaurer une mémoire, de réparer des oublis, de reconnaître la valeur d’un engagement musical souvent tenu à l’écart du canon mais aussi de se raconter lui-même. Ainsi, au lieu de se livrer à une redéfinition a posteriori d’un panthéon de la musique française, il propose une lecture humaine, engagée, presque « organique » de son époque. Il rend à ces figures négligées – comme Jean Huré, Paul Dupin, Pierre Maurice, René Lenormand – une place dans ce qu’il perçoit comme étant l’école française, ce que l’éditrice nomme avec brio « les Très Riches Heures de l’École française » (éclatante référence à ce manuscrit enluminé du duc de Berry, où s’illustre, dans un cycle d’images à la fois précieuses et organiques, une mémoire vivante d’un monde artistique à son apogée), et qui, pour lui, constituent une étape essentielle dans la construction de la modernité musicale du XXe siècle.

Le premier volume, Esthétique et langage musical, posait les fondations théoriques de cette pensée (quelques points sont énumérés par Liouba Bouscant, p. 16). Les trente-deux textes retenus y abordaient l’harmonie, le contrepoint, la modalité, les styles et les figures majeures, toujours replacés dans une perspective historique et philosophique. Dans les écrits sélectionnés par l’éditrice, Koechlin, formé à l’École Polytechnique, associait la rigueur analytique et l’intuition créatrice, défendait la liberté esthétique face aux dogmes, et concevait l’évolution musicale comme un dialogue constant entre progrès et tradition. L’influence de Henri Bergson et de William James, sa méfiance envers les positivismes stricts et son attachement à une valeur morale de l’œuvre y apparaissaient comme des fils conducteurs.

Le second volume, Musique et société, déplaçait l’accent vers les rapports entre l’art et la vie sociale. Les quarante-deux textes réunis y faisaient apparaître un compositeur, mais aussi un « intellectuel musicien » (Bouscant 2010, p. 171). Dans ces écrits, Koechlin professait en effet des idéaux politiques et sociaux affirmés, et descendait volontiers de sa « tour d’ivoire » pour diffuser, au sein de toutes les couches de la société, le goût de la musique « savante  ». Cela passait notamment par la publication d’articles, la présentation de conférences, la participation à des concerts éducatifs et à des manifestations organisées par les pouvoirs publics, ou encore l’adhésion à des groupes proches du communisme. Ce souci de partage reposait sur une vision exigeante et égalitaire de l’art : l’élite sociale cultivée d’avant-guerre comme les classes populaires des années trente constituaient, à ses yeux, des auditoires légitimes et nécessaires. Trois axes majeurs structuraient sa pensée : une réévaluation laïque et humaniste de la morale chrétienne ; l’idéal d’un socialisme éclairé, fondé sur l’utopie d’une « aristocratie socialiste » chargée d’élever les masses vers l’art ; et une articulation forte entre progrès moral et civilisation artistique. Koechlin y analysait avec lucidité les menaces pesant sur l’indépendance du créateur dans un système culturel dominé par une logique marchande  : la fracture croissante entre les musiques « savante » et « populaire » , l’impact ambivalent des nouveaux médias (disque, radio, cinéma), ou encore le paradoxe d’un mécénat d’État à la fois soutien et instrument de normalisation. L’artiste, dans ce contexte, devait, selon lui, défendre la dignité de son art sans compromis, tout en œuvrant à sa diffusion auprès du plus grand nombre.

Les Portraits musicaux adoptent cependant une perspective plus incarnée : ils illustrent ses positions au moyen de figures concrètes, observées parfois sur le long terme, où se mêlent jugement artistique, engagement moral et mémoire vécue . La cohérence de l’ensemble s’explique par la nature même de l’activité musicographique de Koechlin. Historien et esthéticien, il est l’un des rares musiciens français de la première moitié du XXe siècle à posséder une connaissance à la fois large et analytique des genres et des styles, de la musique ancienne au répertoire contemporain (p. 14). Son immersion dans divers cercles musicaux, sa fréquentation assidue des concerts, ses lectures critiques et ses conférences en font un observateur singulier de la vie musicale française. À la différence de la majorité des musicographes de son temps, il assume pleinement le commentaire analytique et esthétique sur ses contemporains, dans une posture de transmission et d’exigence.

Le sommaire de l’ouvrage reflète cette pluralité assumée. Parmi les ensembles centraux : les quatre textes consacrés à Fauré (26–29 [les chiffres renvoient aux chapitres de l’ouvrage]) révèlent la fidélité du disciple à un maître modèle de classicisme moderne directement inspiré selon lui du classicisme attique ; les deux articles sur Claude Debussy (18–19) offrent une lecture nuancée du musicien français par excellence à ses yeux ; l’étude sur Maurice Emmanuel et la musique modale (24) prolonge un combat esthétique en faveur du langage modal2La question de la musique modale est centrale dans la pensée et l’esthétique de Koechlin. Il a consacré un traité inédit à cette question :  Charles Koechlin, Traité de la polyphonie modale, tapuscrit, fonds d’archive Charles Koechlin/Otfrid Nies, Bibliothèque National Université de Strasbourg, 6 pochettes. ; les portraits d’Erik Satie (48–49, plus le 5) valorisent l’indépendance anticonformiste. D’autres textes mettent en lumière des figures oubliées : Albéric Magnard (41–42), Alexis de Castillon et Guillaume Lekeu (6), Jean Huré (7), l’« école celtique » (3) avec François Berthet, Ernest Fanelli et Paul Dupin , le père Komitas (36) ou encore, aussi étonnant que cela puisse paraître, le compositeur suisse Pierre Maurice (44) ici associé à la tradition française. Ces choix manifestent une critique généreuse mais rigoureuse, fondée sur des critères esthétiques et éthiques clairs.

On en trouvera une illustration éclatante dans le portrait de Debussy, où Koechlin réfute point par point les reproches adressés à Pelléas et Mélisande : « manque de consistance et de construction », « absence de mélodie et de rythme », « orchestre grêle », « monotonie du procédé ». Il montre que la structure de l’œuvre repose sur une logique interne d’expression dramatique ; que les longues phrases musicales, vocales ou instrumentales, portent une mélodie expressive ; que l’orchestration, loin d’être maigre, ménage des effets d’intensité d’une rare profondeur. Cette défense passionnée, mêlant toujours analyse technique, jugement esthétique et conviction morale, incarne l’ambition des Portraits musicaux : penser l’histoire musicale au présent, depuis le terrain de l’écoute et de l’engagement. Ces textes permettent aussi d’entrevoir l’immense culture de Koechlin dont l’index de l’ouvrage offre un saisissant reflet.

Un autre exemple marquant est celui de Paul Dupin, compositeur autodidacte et marginal, auquel Koechlin consacre trois textes développés. Loin d’une notice biographique, il y déploie un manifeste pour un art « populaire » authentique, simple, direct, expressif. Il souligne chez Dupin l’indépendance farouche, la justesse instinctive de son langage musical, la sincérité d’un langage inclassable. Ce portrait, d’un musicien qui avait selon lui le « feu sacré » (p. 215), et qui concilie l’évocation des conditions précaires et l’analyse d’œuvres comme les Esquisses fuguées, ses Canons ou la Symphonie populaire, illustre la volonté de Koechlin de redonner leur place à ceux que l’histoire a rejetés en périphérie mais qu’il juge centraux dans le devenir musical français.

L’édition de Liouba Bouscant se distingue par une rigueur critique et documentaire exemplaire, alliant précision philologique, clarté éditoriale et éclairage sur les enjeux historiques, esthétiques et idéologiques des textes : chaque texte est établi à partir de la version la plus tardive validée par Koechlin, avec variantes signalées ; les causeries radiophoniques, souvent conservées à l’état de brouillon, sont restituées avec le plus de fidélité possible. Les notes de bas de page, nombreuses et précises, identifient les sources critiques, rétablissent et contextualisent les citations ainsi que les nombreuses références implicites de Koechlin. Les versions alternatives des textes, ainsi que les éventuelles marginalia de Koechlin, présentées à la fin de chaque texte sous forme de lettres, permettent d’étudier l’évolution rédactionnelle des textes, révélant des inflexions, des ajouts ou des atténuations selon les contextes. Il faut ajouter à cela le soin apporté par l’éditrice à la correction et à la recherche des sources citées par Koechlin (le plus souvent de mémoire) afin de permettre au lecteur de suivre exactement sa pensée. Ce travail fait de l’ouvrage une source primordiale pour la recherche en histoire de la musique française de a première moitié du XXe siècle.

À la richesse documentaire et à la rigueur philologique de l’édition aurait pu s’ajouter, en complément, une réflexion plus approfondie sur la textualité propre des « portraits3Signalons au lecteur que le terme de « portrait » fut adopté, déjà en 1938, par René Dumesnil (Dumesnil 1938). Dans le même genre, Fétis emploie à plusieurs reprises le mot « portrait » pour raconter l’histoire des musiciens (Fétis 1827). ». On aurait pu souhaiter, dans l’introduction, un cadre d’analyse plus développé sur la fonction historiographique du portrait en tant que genre littéraire : s’agit-il d’un geste mémoriel, critique, militant, ou esthétique ? Comment ces textes se situent-ils par rapport à d’autres formes d’écriture de l’histoire musicale, notamment chez les contemporains de Koechlin ? Ce questionnement aurait permis de renforcer la portée méthodologique de l’entreprise. L’introduction met bien en évidence la manière dont Koechlin construit, en filigrane, une image de lui-même à travers ses jugements et ses engagements. Mais on aurait pu également envisager un développement plus systématique au sujet des régimes d’énonciation à l’œuvre dans ses textes : car le portrait, en tant que forme critique, engage une rhétorique particulière, faite de déplacements énonciatifs, de symétries implicites, de valorisations affectives ou de détours allusifs (qui sont souvent soulevés par l’éditrice dans les notes de bas de page). Certains écrits relèvent moins de l’analyse formelle que de l’évocation lyrique, du souvenir idéalisé et parfois même d’une forme de projection imaginaire. Une lecture plus attentive de ces dynamiques – de subjectivation, de posture d’auteur, de construction du regard – aurait permis de mieux cerner la nature plurielle du corpus. Il ne s’agit pas d’appeler à une surinterprétation littéraire, mais de rappeler que ces textes, parce qu’ils articulent mémoire, jugement et style, relèvent d’une poétique de l’essai – et cela est d’autant plus important pour Koechlin, compositeur humaniste par excellence. Leur intérêt ne tient pas seulement à ce qu’ils disent des autres, mais aussi à la manière dont ils façonnent une voix, une autorité et une histoire musicale à la première personne. Cette subjectivité assumée n’enlève cependant rien à leur portée historique : elle en est même une forme de condition, tant ces portraits contribuent à documenter, de l’intérieur, une époque musicale, une esthétique.

L’apport historiographique du volume nous semble triple : 1) il élargit le corpus des sources disponibles pour l’étude de la musique française entre 1900 et 1950 ; 2) il offre un témoignage direct sur la réception contemporaine de figures majeures ou marginales tout en rappelant à notre mémoire certains noms et 3) il propose un modèle d’histoire musicale critique, fondé sur une articulation constante entre musique, société et morale (ou réflexion philosophique). À la suite des principes esthétiques et sociaux affirmés dans Esthétique et langage musical et dans Musique et société, ces Portraits musicaux en donnent une incarnation vivante, où les idées se confrontent aux personnalités, aux œuvres, aux parcours, et à la mémoire.

Charles Koechlin, Portraits musicaux 1909–1949 parachève avec force une entreprise éditoriale entamée près de vingt ans plus tôt. Par la richesse de son appareil critique, la précision de son édition, l’ampleur de son propos et la finesse de sa contextualisation, il offre aux chercheurs, musiciens, mélomanes et historiens un outil d’une importance majeure. En redonnant voix à une modernité française multiple, exigeante et souvent oubliée, il éclaire sous un nouveau jour les tensions esthétiques et sociales qui traversent la première moitié du XXe siècle.

Ce volume prend également place dans un vaste champ de recherches sur les écrits de compositeurs envisagés non comme de simples témoignages, mais comme des actes intellectuels à part entière. L’ouvrage de Liouba Bouscant illustre bien ce que Michel Duchesneau décrit comme la transformation du compositeur en intellectuel – l’humanisme de Koechlin ayant déjà fait l’objet d’abondantes recherches (Cathé, Douche, et Duchesneau 2010) –, à travers l’exercice de l’essai – littéraire, critique, historique, esthétique ou social (Duchesneau 2013). Chez Koechlin, écrire revient à situer la création musicale dans un système de valeurs : ce n’est pas un simple commentaire d’œuvre, c’est un acte de pensée, un engagement esthétique et éthique. Il revendique pour l’artiste un rôle critique et réformateur au sein de la société.

Comme le rappelle Michel Duchesneau qui cite Koechlin, ce dernier assume cette posture d’intellectuel en affirmant en 1939 qu’« on ne peut séparer l’œuvre de l’artiste, ni l’artiste de l’homme, ni l’homme […] de ses idées sociales et politiques », et en 1949 que « l’œuvre est toujours le reflet de l’homme. Elle vaut ce qu’il vaut » (Duchesneau 2013, p. 51). Portraits musicaux illustre cette unité entre œuvre, parole et engagement. À travers ses choix, Koechlin ne construit pas seulement un panthéon personnel : il façonne une contre-histoire de la modernité musicale française, où l’esthétique est le lieu d’un combat moral. L’édition de Bouscant s’inscrit ainsi dans l’état le plus avancé des recherches musicologiques sur les écrits de compositeurs, en soulignant non seulement ce que disent les textes, mais aussi ce qu’ils font : construire un idéal, instituer un héritage, et orienter une mémoire.

L’édition de Portraits musicaux participe pleinement de ce mouvement historiographique qui, depuis une vingtaine d’années, s’attache à envisager les écrits de compositeurs non comme des documents ancillaires, mais comme des objets de pensée, porteurs d’une forme d’autorité artistique. Ces textes doivent être étudiés « pour ce qu’ils révèlent intrinsèquement des conditions de la création musicale, de l’évolution du statut du compositeur, de ses modes de pensée, mais aussi de l’histoire des idées » (Duchesneau, Dufour, et Benoit-Otis 2013). Le cas de Koechlin, dans ce contexte, est exemplaire, mais non isolé. Ses portraits critiques s’inscrivent dans une tradition où le compositeur devient lui-même historien, esthéticien, analyste et parfois même sociologue (ou même politicien). Ils offrent un regard incarné sur le métier de compositeur et sur l’écosystème musical, à la croisée de la pratique, de la mémoire et de l’idéologie.

Plus largement, ces textes invitent à reconsidérer la place des portraits dans l’écriture de l’histoire musicale. Ils opèrent comme des dispositifs de mise en relation : entre les œuvres et les styles, entre les individus et les courants, entre les valeurs esthétiques et les contextes sociaux. Les Portraits musicaux de Koechlin rappellent que l’histoire de la musique n’est pas seulement faite de documents, mais aussi de voix  : pas seulement de faits, mais aussi de jugements, de filiations et de prises de positions fortes. Leur édition critique s’inscrit ainsi dans une dynamique de redécouverte des écritures intermédiaires – ni tout à fait savantes, ni strictement subjectives – par lesquelles les compositeurs ont cherché à inscrire leur vision du monde dans la durée. En ce sens, cet ouvrage, pars pro toto, contribue autant à la musicologie historique qu’à l’histoire culturelle.

 

Bibliographie

Bouscant, Liouba (2010), « Charles Koechlin politicien. L’engagement des années 1930 », dans Philippe Cathé, Sylvie Douche, et Michel Duchesneau (dir.), Charles Koechlin. Compositeur et humaniste, Paris, Vrin, p. 145–171.

Cathé, Philippe, Sylvie Douche et Michel Duchesneau (dir.) (2010), Charles Koechlin. Compositeur et humaniste, Paris, Vrin.

Duchesneau, Michel (2013), « Le compositeur comme intellectuel. De l’idéal musical à travers l’écrit chez Charles Koechlin », dans Michel Duchesneau, Valérie Dufour et Marie-Hélène Benoit-Otis (dir.), Écrits de compositeurs. Une autorité en questions, Paris, Vrin, p. 49–57.

Duchesneau, Michel, Valérie Dufour et Marie-Hélène, Benoit-Otis (2013), « Introduction », dans Michel Duchesneau, Valérie Dufour et Marie-Hélène Benoit-Otis (dir.), Écrits de compositeurs. Une autorité en questions, Paris, Vrin, p. 9–16.

Dumesnil, René (1938), Portraits de musiciens français, Paris, Librairie Plon.

Fétis, François-Joseph (1827), Galerie des musiciens célèbres, Paris.

Koechlin, Charles (1931-1934), Traité de la polyphonie modale, tapuscrit, fonds d’archive Charles Koechlin/Otfrid Nies, Bibliothèque National Université de Strasbourg, 6 pochettes. (En cours d’édition critique avec introduction par Arthur Skoric, Turnhout, Brepols, prévu pour 2027).


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Citation

  • Référence papier (pdf)

Arthur Skoric, « Charles Koechlin, Portraits musicaux 1909-1949. Textes rassemblés, présentés et annotés par Liouba Bouscant, préface de Michel Duchesneau », Revue musicale OICRM, vol. 12, no 2, 2025, p. 259-266.

  • Référence électronique

Arthur Skoric, « Charles Koechlin, Portraits musicaux 1909-1949. Textes rassemblés, présentés et annotés par Liouba Bouscant, préface de Michel Duchesneau », Revue musicale OICRM, vol. 12, no 2, 2025, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol12-n2/Charles-Koechlin-Portraits-Liouba-Bouscant/, consulté le…


Auteur

Arthur Skoric, Sorbonne Université / Université de Montréal

Arthur Skoric est agrégé de musique et doctorant contractuel à Sorbonne Université et à l’Université de Montréal. Par ailleurs, il est organiste titulaire à la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg, de l’église Saint Pierre-le-Jeune catholique de Strasbourg, et concertiste international. Il est l’auteur d’un ouvrage pluridisciplinaire intitulé Les Vertus cardinales et théologales en Alsace : représentations et fonctions publié aux éditions de l’Association des Presses Universitaires de Strasbourg, et de La pensée religieuse de Vincent d’Indy, publié aux éditions L’Harmattan. Ses recherches bénéficient du soutien financier de la bourse d’excellence de doctorat de « l’Equipe Musique en France aux XIXe et XXe siècles : discours et idéologies ».

Notes

Notes
1 L’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire.
2 La question de la musique modale est centrale dans la pensée et l’esthétique de Koechlin. Il a consacré un traité inédit à cette question :  Charles Koechlin, Traité de la polyphonie modale, tapuscrit, fonds d’archive Charles Koechlin/Otfrid Nies, Bibliothèque National Université de Strasbourg, 6 pochettes.
3 Signalons au lecteur que le terme de « portrait » fut adopté, déjà en 1938, par René Dumesnil (Dumesnil 1938). Dans le même genre, Fétis emploie à plusieurs reprises le mot « portrait » pour raconter l’histoire des musiciens (Fétis 1827).

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