Une musicologie entre textes et arts.
Hommages à Béatrice Ramaut-Chevassus et Alban Ramaut, dirigé par Céline Carenco, Anne Damon-Guillot, Jean-Christophe Branger et Pierre Fargeton

Paris, Hermann, 2021, 286 pages

Claude Dauphin

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Mots clés  : arts visuels ; interdisciplinarité ; littérature ; musique ; théories esthétiques.

Keywords: aesthetic theories; interdisciplinarity; literature; music; visual arts.

Dans mes lectures estivales partagées entre Boileau-Narcejac, Louis-Ferdinand Céline et Magloire Saint-Aude, le surréaliste haïtien porté aux nues par André Breton en 1945, s’est glissé ce liber amicorum dédié à Béatrice Ramaut-Chevassus et Alban Ramaut intitulé Une musicologie entre textes et arts. Conçu par leurs collègues, disciples et ami·e·s musicologues, l’ouvrage reprend, en les approfondissant, diverses thématiques ou champs d’études abordés par les dédicataires au cours de leurs recherches et de leurs enseignements au Département de musicologie de l’Université Saint-Étienne, en France. Pas évident de résumer ce collectif riche et diversifié sans calquer l’efficace introduction de Céline Carenco destinée à en présenter les contributrices et contributeurs ainsi que le contenu de leurs chapitres. Pour éviter toute redite, j’opte pour une démarche plus libre, résumant ce qui m’est apparu d’original, de fort, d’instructif dans chaque contribution, soulignant au passage ce qui donne cette nuance d’interdisciplinarité artistique évoquée dans le titre musicologique du livre, lequel comporte 15 chapitres substantiels regroupés par Céline Carenco sous trois thématiques :

  1. Lexicographie et théories esthétiques au XVIIIe-XIXe siècles ;
  2. Héritages, passages ;
  3. XXe-XXIe siècles : musique et interdisciplinarité.

L’ouvrage a été élaboré sous la direction de Céline Carenco, Anne Damon-Guillot, Jean-Christophe Branger et Pierre Fargeton. Aux exordes habituels, « Avant-propos » (p. 7) d’Anne Damon-Guillot et « Introduction » (p. 9-12) de Céline Carenco, s’ajoute un prologue de Martin Kaltenecker intitulé « Chants modérés » (p. 13-34) qui donne le ton pluridisciplinaire et dialectique de l’ouvrage. Ce chapitre passionnant s’appuie sur l’idée du musicologue américain tout juste disparu, Richard Taruskin (1945-2022), que la musique savante d’Occident se divise en deux univers dissemblables : l’un, articulé autour d’une latinité non sans complicité avec les esthétiques russe et britannique, subjugué par la narrativité, le paysagisme et la danse, obnubilée par l’élégance de la mélodie, la transparence de l’harmonie, la netteté et l’inventivité du rythme ; l’autre, conditionné par la germanité, préoccupé d’expressivité intérieure, prêt à laisser le maelstrom de l’âme humaine contaminer et assombrir la fluidité du discours musical sans concession au beau platonicien. En ces deux mondes indépendants scintillent néanmoins les sublimités de la littérature agitées par les péripéties de la tragédie surtout quand des compositeurs comme Berlioz ou Massenet se laissent attirer par les insondables tourments goethéens ou par les sirènes du wagnérisme.

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La première partie du volume, intitulée « Lexicographies et théories esthétiques aux XVIIIe et XIXe siècles », compte quatre chapitres reflétant particulièrement les thématiques chères à Alban Ramaut, l’un des deux dédicataires du livre. Le premier chapitre est signé Malou Haine, musicologue belge dont la réputation n’est plus à faire en matière d’observation de la lexicographie des faits instrumentaux au siècle des Lumières. Sa réflexion lève le voile sur « Deux dictionnaires peu exploités par les musicologues » (p. 38-50) : celui de Jacques Savary (1723) et celui de Philippe Macquer (1766). En effet, il fallait une intuition littéraire aiguisée et une curiosité scientifique affine pour se douter que le Dictionnaire universel de commerce de Savary et le Dictionnaire portatif des arts et métiers de Macquer, déclinés en deux volumes chacun, contenaient une source vive d’informations sur les instruments de musique où s’est abreuvée l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Ces données lexicographiques premières renseignent sur les corporations de fabricants d’instruments, leur répartition entre producteurs, réparateurs et fournisseurs d’accessoires, le négoce approprié à chaque rôle. Haine révèle des choses passionnantes sur l’étendue légale du travail de chaque corps de métier ; sur la hiérarchie des signatures : Steiner, Amati ou Stradivarius ; sur l’origine et la présentation des accessoires : cordes de boyau, filées ou métalliques ; sur la légion des sous-traitants impliqués dans la facture d’orgue. Musicologue avertie, l’autrice examine l’évolution de la terminologie appropriée aux perfectionnements de la lutherie et de la facture instrumentale en cette période où les mutations technologiques se bousculent, tel le passage du plectre du clavecin au marteau du forte-piano.

Suit le chapitre de Julien Garde consacré à « Frédéric de Castillon et le Supplément de l’Encyclopédie » (p. 51-63). La publication des 17 volumes de textes et des 11 de planches de la grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert n’est point encore achevée quand Charles Panckoucke et Jean-Baptiste Robinet produisent en 1776-1777 un Supplément en quatre volumes de discours augmentés d’un tome de planches et d’un tome en guise de table des matières. Ces deux éditeurs tardifs confient le traitement de la musique à Frédéric de Castillon, membre de l’Académie de Berlin d’où il observe l’évolution des goûts musicaux européens. Garde dessine le profil intellectuel du musicographe du Supplément, de ses méthodes de travail, de sa manière de s’approprier les articles du Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau pour parvenir à insérer près de 500 nouveaux articles de musique au corpus de l’Encyclopédie. L’auteur met l’accent sur l’empirisme et l’esprit de conciliation de Castillon pour tempérer et résoudre la polarisation des esthétiques française, italienne et allemande où se nourrissaient les interminables querelles des Lumières. Ce faisant, nous fait remarquer Garde, de Castillon esquisse une grille d’appréhension de l’Empfindsamkeit annonciatrice du Classicisme viennois.

Julian Rushton, réputé spécialiste britannique du langage musical de Berlioz, signe le chapitre « Qu’est-ce qu’une modulation douteuse ? Réflexions sur le Prélude supprimé par Berlioz dans son Te Deum » (p. 65-74). Rushton livre ici une analyse immanente affirmée en l’honneur de Ramaut, contributeur à son Cambridge Berlioz Encyclopedia (2017). Qu’est-ce qui a pu porter l’inlassable iconoclaste des formes musicales établies à se censurer lui-même en amputant de son Te Deum cet audacieux Prélude ? L’auteur explore les arcanes de la pensée créatrice du compositeur pour comprendre comment il a pu « purement et simplement supprimer le prélude où se trouvent les modulations douteuses » comme le compositeur l’écrit à Liszt le 30 avril 1855 (cf. p. 65). Modulations trop abruptes, insuffisamment annoncées ? Rushton évoque d’autres situations insolites dans l’œuvre du compositeur de la Fantastique qu’une réaudition a vite fait d’apprivoiser. Il se tourne alors vers l’hypothèse de la cohésion sémantique. Les marches harmoniques délirantes de ce Prélude auraient semblé à Berlioz insignifiantes, au sens premier de cet adjectif. L’audace n’étant pas justifiable per se, le compositeur aurait préféré y renoncer. A contrario, dans Les Troyens, « l’ouvrage le plus magnifique de Berlioz » selon Tom Wotton (cité en p. 72), le même type de dissonance abrupte prend tout son sens avec le nom fatal d’« Italie » crié par Mercure aux oreilles des amants maudits Didon et Énée.

Céline Carenco clôt la première partie du livre avec un texte magistral intitulé : « Liszt et “Le mal du pays”. Une réécriture romantique ? » (p. 75-94). Que d’encre ont fait couler les Années de Pèlerinage de Liszt en raison de la part de biographie qui y flotte en filigrane. Les musicologues s’y intéressent par ailleurs pour juger de la sublimité artistique émanant de ces œuvres initiatrices du Romantisme. Carenco se penche sur le premier cycle des Années de Pèlerinage, associé au séjour du compositeur en Suisse en compagnie de Marie d’Agoult. Le Romantisme émane bien sûr de l’histoire d’amour entre Liszt et d’Agoult pendant la composition. Mais bien au-delà de l’anecdote, le caractère romantique se fonde sur des liens tissés entre la musique et le paysage physique (« Au Lac de Wallenstein »), avec l’environnement sonore (« Les cloches de Genève ») et tout particulièrement l’écho du cor des Alpes auquel se rattachent les chants de bergers et de bouviers appelés « ranz des vaches » dont Liszt s’est inspiré pour la composition de plusieurs morceaux du cycle. Pour compléter le tableau des impressions helvétiques, la reproduction dans l’édition musicale de 1855 d’un fragment du roman d’Étienne de Senancour paraphrasé par Liszt dans le morceau intitulé « La Vallée d’Oberman » faisant de cette partition une œuvre fondatrice de la musique à programme. Suivant l’approche de chronologie schématique du musicologue hongrois György Kroó, Carenco resserre l’enquête autour des thèmes de ranz pour discuter et suivre l’élaboration des morceaux du cycle suisse des Années de Pèlerinage. Le titre du volume fait certainement écho à l’allégorie poético-textuelle du romantisme lisztien si fortement soulignée par l’autrice dans son étude musicologique.

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À la deuxième partie du livre, je m’arrête au chapitre de Pierre Saby intitulé « Parodie et postérité des mélodies de Jean-Jacques Rousseau » (p. 97-110). L’auteur définit tout d’abord « le procédé parodique, entendu comme réécriture et réorientation d’une œuvre préexistante, [allant jusqu’à] irriguer des pans importants de productions parmi les plus ambitieuses de la période » (p. 97). Il considère ainsi les œuvres musicales du philosophe-musicien qui connaissent sur la fin du XVIIIe siècle, voire jusqu’en 1829, une étonnante notoriété. Le Devin du village, intermède opératique datant de 1753, ainsi que Les Consolations des misères de ma vie, recueil posthume de 95 mélodies accompagnées, alimentent la chanson politique entre 1789 et 1797, les cantiques religieux versifiés par l’abbé de Lattaignant et nombre de timbres poétiques consignés dans La Clé du caveau. Même la musique savante n’est pas épargnée puisque « parmi la longue liste des œuvres pour voix […] et petit ensemble instrumental de Beethoven, figurent en effet trois pièces (restées sans numéro d’opus) qui, de façon plus ou moins directe, font référence à l’œuvre vocale de Rousseau » (p. 107). Elles seraient le fruit des relations du « jeune Beethoven avec les milieux révolutionnaires français au sein desquels l’œuvre de Rousseau semble avoir été […] substantiellement prisée » (p. 108), argumente Saby.

Toujours en cette deuxième partie de l’ouvrage, la contribution de Michela Niccolai au titre accrocheur, « De la maison de Berlioz à celle de Mimi Pinson. Images fin-de-siècle de la rue du Mont-Cenis à Montmartre » (p. 112-122), ne laisse pas insensible. Quel est le lien entre le compositeur de la Fantastique et la « midinette au profil de grisette », personnage imaginaire d’un conte d’Alfred de Musset (1845) ? L’élan vient du compositeur Gustave Charpentier (1860-1956) qui, outre le fait de peindre son héroïne Louise dans l’opéra éponyme à l’image de la petite couturière Mimi Pinson, s’est véritablement engagé dans l’action sociale en « se consacrant à l’éducation … des ouvrières parisiennes [de la couture et de la mode], les initiant à l’Art et à la Beauté » (p. 116). Il acquiert pour son école populaire une maison délabrée de Montmartre située entre l’ancienne propriété de Berlioz (22, rue du Mont-Cenis) et la masure réputée « Maison de Mimi Pinson ». D’où le titre et le sujet de cet intéressant chapitre qui remet une couche de noblesse d’âme sur ces immortelles figures parisiennes de la rue, guides des poètes-chansonniers dans l’au-delà. En lisant, on ne peut s’empêcher d’entendre intérieurement Georges Brassens chanter dans sa « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » :

Quand mon âme aura pris son vol à l’horizon
Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson
Celles des titis, des grisettes…

Inès Taillandier-Guittard prend la relève avec son étude consacrée à « Yvonne Lefébure et Alfred Cortot. L’héritage en question » (p. 123-135). Elle se penche sur la délicate question des rapports d’influence et d’émergence individuelle déformés et figés par les légendes tenaces assujettissant la pratique pianistique d’Yvonne Lefébure à l’enseignement de son maître Alfred Cortot. L’autrice se donne pour mission de refonder sur des bases véridiques « la construction […] de l’identité musicale d’Yvonne Lefébure » (p. 123). Elle remet en perspective l’admiration première de l’élève pour le maître et le revers qu’elle essuya lorsque Cortot, partisan du régime de Vichy, choisit d’ignorer les menaces qui pesaient sur Lefébure et son mari, le musicologue Frédéric Goldbeck. Mais au-delà de « l’héritage idéologique » (p. 126), l’analyste dresse le parallèle des styles de jeu qui distinguent fondamentalement l’esthétique de Lefébure de celle de Cortot : elle, avec ses petites mains, pratiquant un « jeu perlé à la française » (p. 128) ; lui, dont la main « superbe et moelleuse » (p. 130) pétrissait plus qu’elle n’attaquait les touches du clavier. Sur ces antagonismes stylistiques observables repose la « remise en question de l’héritage » (p. 134) de Cortot dans la manière pianistique de Lefébure.

Jean-Christophe Branger propose quant à lui une réflexion sur « René Leibowitz et le “phénomène Massenet” » (p. 137-149). L’auteur affronte d’entrée de jeu la perplexité soulevée par l’association dans un même titre de personnalités aussi polarisées que sont Leibowitz et Massenet. Que peuvent donc avoir en partage le virulent partisan de la seconde école de Vienne, intransigeant sectateur de la musique atonale, émule de Schönberg et d’Adorno, et le maître du lyrisme romantique français compositeur de Werther, Manon et Thaïs, œuvres teintées de sentimentalisme, d’érotisme, de sensualité (cf. p. 142) ? Branger analyse le contenu d’une conférence sur Werther prononcée par Leibowitz à la Fenice de Venise en 1962. On y découvre un Massenet à contre-courant de Gounod, adepte des procédés compositionnels de Wagner (p. 142). Il y avait largement de quoi nourrir l’intérêt de Leibowitz pour ce transfuge germanisant.

Au chapitre X, dernier de la deuxième partie du livre, Olivier Bara nous invite à un « Partage sensible. Barthes et la musique chantée » (p. 151-161). Après s’être plongé dans les nombreux écrits de Roland Barthes sur « la voix et la musique vocale », l’auteur récuse l’idée d’une conception barthienne close, abstraite, inaccessible. La théorie bien connue du « grain de la voix » exposée dans L’Obvie et l’obtus (Paris, Seuil, 1982) confère aux textes du philosophe sur la musique une véritable attractivité (p. 151). Sous l’éclairage d’Adorno, le discours de Barthes visant les dessous « capitalisables » d’un « art vocal bourgeois » (ibid.), s’articule autour de sa répulsion pour le style d’interprétation personnalisé par Gérard Souzay. Barthes rejette le maniérisme de Souzay, son articulation affectée, pathétique, ce son lisse qui vise à plaire pour mieux se vendre. En lieu et place, il préfère les interprétations du baryton suisse Charles Panzéra, dont le style réservé s’est modelé sur l’esprit de L’Horizon chimérique, cycle que lui dédia Fauré et qui diffuse l’idée de « l’émotion de l’intellect » (p. 154). Dans ses écrits, Barthes étend cette conception de la mélodie et du lied romantique, à l’opéra et au chant lyrique tout entier de même qu’à la musique instrumentale. Sa position se résume à un désir farouche d’effacement de l’interprète-sujet et de « son remplacement par la structure de l’œuvre » (p. 160).

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La troisième et dernière partie du livre consacrée aux XXe et XXIe siècles, période de prédilection de Béatrice Ramaut-Chevassus, commence par une contribution de Sabine Terret-Vergnaud sur « Le cas des ritournelles de Georges Auric. Illustration d’une conception simultanée de l’écriture musicale et théâtrale des Mariés de la Tour Eiffel » (p. 165-187). L’autrice rappelle qu’il s’agit là d’une œuvre collective à laquelle ont participé cinq compositeurs membres du Groupe des Six, Auric, Milhaud, Poulenc, Tailleferre et Honegger sur un argument de Cocteau. Elle aspire à étudier les sources littéraires et à les mettre « en lien avec les œuvres musicales qui s’y rapportent » (p. 167) dans le cas du manuscrit des « Trois Ritournelles » composées par Auric. La tâche n’est pas simple, car le scénario implique une grande part d’improvisations non écrites au moment de la mise en scène. Ces ritournelles furent-elles toutes jouées intégralement ou partiellement lors de la création du ballet en 1921 ? L’examen de la correspondance entre Poulenc et Tailleferre donne des pistes vites contredites par l’enregistrement d’une nouvelle interprétation datant de 1966 ainsi que par les pièces retenues pour l’édition Salabert des « Ritournelles » d’Auric en 1965. Il semble clair à l’autrice que Cocteau a « structuré le spectacle » (p. 176) en faisant alterner musique et texte en une suite de mouvements dont les « Ritournelles » d’Auric avec, pour introduction et pour conclusion, la « Marche nuptiale » de Milhaud, question de bien rappeler l’intrigue du ballet.

Laurent Pottier prend la suite avec son chapitre consacré aux manipulations sonores par l’électronique : « Composition et synthèse – les apports de l’informatique pour la musique spectrale » (p. 189-209). Son texte fournit un état des lieux de la composition assistée par ordinateur (CAO), qui équivaut à une histoire condensée de la musique cybernétique. « À tout seigneur tout honneur », c’est bien Varèse qui ouvre le bal dès les années 1920 en s’appuyant sur les travaux du physicien Helmholtz lequel s’est aventuré à décomposer le son en laboratoire ouvrant du coup l’ère de la psychoacoustique (p. 189). L’histoire de la musique a été marquée par la composition du Poème électronique de Varèse. Stockhausen s’est engouffré dans le circuit en « multipliant les fréquences par des coefficients exponentiels » dans Studie II datant de 1953. À la suite de ces deux pionniers prend place Jean-Claude Risset qui, dans les années 1960-1970, a compris que le timbre résultait de « phénomènes dynamiques comme la variation du spectre sonore » (p. 193). Sa pièce Passages (1982) fait office de référence (p. 194). Son contemporain, l’Américain John Chowning, fait progresser la technique en découvrant « la synthèse fm », entendons la « modulation fréquentielle du son » (p. 195). Tristan Murail pousse plus loin encore cette fm qu’il utilise dans son œuvre Gondwana (1980). Il crée école avec le Britannique Jonathan Harvey qui tire ses matériaux de « l’analyse de la grande cloche ténor de la cathédrale de Winchester » (p. 198). Ce langage spectral est encore relayé et poussé plus avant par Fausto Romitelli et Joshua Fineberg musiciens expérimentateurs de l’Ircam.

Au bout du circuit électronique, la lumière. Elle jaillit ici d’un chapitre consacré à « Karlheinz Stockhausen et l’appel à la lumière » (p. 211-229) signé Pierre-Albert Castanet. De l’œuvre immense et multiple du « héros du post-sérialisme historique » (p. 212), Castanet retient Licht, l’opéra « hebdomadière, bouquet de Lumière heptalogique » (p. 229) étendu sur sept journées, chaque acte désigné par un jour de la semaine, œuvre démiurgique dont la composition s’est étirée de 1977 à 2003. L’auteur souligne la vision spiritualiste du cosmos qui soutient la création mystique du compositeur. Après le rapprochement d’usage avec Scelsi, ésotérique et transcendant, émerge le Stockhausen jupitérien qui trouve son inspiration dans l’immensité interstellaire. Licht se déroule autour de trois personnages mythiques : Michael (l’archange), Eva (la femme première et éternelle) et Lucifer (le diable). Chaque journée est associée à une planète, à une couleur, à un sens. Lundi : la lune, le vert, l’odorat, règne d’Eva et de sa voix. Mardi : Mars, le rouge, la violence, expression portée par la trompette. Mercredi : Mercure, le jaune, la vue. Jeudi : Jupiter, le bleu, l’archange vertueux. Vendredi : Vénus, l’oranger, le désir de Lucifer pour Eva. Samedi : Saturne, le noir, la mort. Dimanche : Soleil, l’or, l’union d’Eva et Michael. L’ensemble du texte est émaillé de citations de philosophes mystiques et d’esthètes dont les rayons de la pensée convergent vers le noyau incandescent du Licht de Stockhausen.

Jean-Marc Bardot aborde franchement les correspondances entre art musical et art pictural dans un texte intitulé : « La perspective comme modèle de forme. Les Vêpres de la vierge de Philippe Hersant (2013) » (p. 231-244). L’esthétique d’Hersant repose sur une volonté assumée de s’arrimer à l’inspiration religieuse de la Renaissance italienne. Les Vêpres analysées ici en sont l’illustration éclatante. Elles ont été composées pour les 850 ans de Notre-Dame de Paris et « font écho à celles de Monteverdi (1610) exécutées en ce même lieu en 2012 » (p. 231-232). Elles se donnent pour translation des techniques de représentation de l’Annonciation dans la peinture du Quattrocento. Les tableaux de Masaccio et de Tura sont évoqués par la spatialisation assignée aux parties de l’œuvre musicale, par la disposition des interprètes, par le traitement des timbres, des durées sonores et des imitations échoïques, canons et résonnance des « tenues de fin de phrases » (p. 237). Ces espaces de temps et d’étirement sonore créent une allégorie de la distance entre les personnages des tableaux, des écarts et interstices par où s’infiltre la présence divine. Les citations du grégorien, de Monteverdi et de Gesualdo contribuent aussi à cette intertemporalité qui est une des formes de la mise en perspective musicale.

« Le silence dans les arts plastiques contemporains » (p. 245-256). Ainsi s’intitule l’installation textuelle de Jean-Yves Bosseur où les réflexions analytiques de l’auteur alternent avec de grandes plages où la parole est laissée aux artistes plasticiens contemporains rencontrés en entrevue : Sarkis et Jaume Plensa particulièrement. Bosseur a fait sienne cette thématique du sonore silencieux émanant des arts visuels depuis son impressionnant album illustré Musique passion d’artistes (Genève, Skira, 1991) où il soulevait déjà la question du paradoxe de l’espace et du temps, paramètres conditionnant l’existence de chacun ces deux arts. Mais avec les installations muséales étudiées dans ce chapitre, la question prend des dimensions surréalistes. C’est le cas quand Sarkis esquisse, à partir d’un fil de fer, un personnage nommé Lulu habillée de bandes magnétiques sur lesquelles est enregistré l’opéra du même nom, de Berg, dirigé par Boulez, et que l’artiste visuel engage une démarche notoire auprès du chef d’orchestre pour obtenir l’autorisation officielle d’exposer ces bandes muettes qu’aucun spectateur ne s’avisera de vouloir écouter. Tout se déroule bien sûr sous le regard subliminal de John Cage dont 4’33” marque la frontière symbolique de l’intrusion des arts conceptuels dans le domaine musical.

Nous voilà au seizième et dernier chapitre de ce livre d’une incommensurable richesse. « Écrire, c’est déjà mettre du noir sur du blanc. Préambule à l’écoute d’Orimita de Claire Renard, d’après le roman Les deux fins d’Orimita Karabegovic de Janine Matillon » (p. 256-266), rédigé par Geneviève Mathon, fait le récit analytique du déroulement de l’œuvre lyrique annoncée dans le titre. La narration, suivant pas à pas le déploiement de l’opéra de Claire Renard, créé à Reims en 2012, effectue un parcours sinueux et polyphonique entre musique, livret, roman, poèmes et états d’âme instables du personnage insaisissable d’Orimita. Mathon nous fait éprouver la faiblesse et la puissance corrélées de la musique à représenter les horribles tourments d’un personnage féminin face à laquelle l’auditoire demeurera finalement toujours indifférent, puisqu’engoncé dans l’inaction à l’image de la « Communauté internationale », de ses instances, l’onu, des grandes puissances européennes, France, Allemagne, Italie, assistant « émues » au spectacle des massacres de Vukovar, du viol des femmes bosniaques et musulmanes pendant la guerre des Balkans. C’est en effet ce qu’incarne et raconte Orimita dans cette œuvre bouleversante. En somme, Orimita n’a pour seule consolation que sa passion pour Mallarmé dont la poésie l’habite, la seconde et dédouble sa personnalité schizophrénique.

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Il est rare qu’une œuvre collective issue d’un groupe de musicologues réalise un panorama aussi synchrone des esthétiques artistiques. De la Renaissance au XXIe siècle, de Monteverdi à Stockhausen, de Gesualdo à Massenet, de Berlioz à Auric, de Varèse à Renard en passant par Risset et Murail, l’ouvrage est un florilège de réflexions menées par de remarquables spécialistes de la stabilité et des mouvances du langage musical. Même dans l’analyse des situations contingentes, ces 15 musicologues ont l’art d’évoquer, ici par un trait, là par une plongée dans les profondeurs de l’immanence musicale, les tournants décisifs de l’évolution stylistique. Leur hommage aux récipiendaires de ce Liber amicorum, Béatrice Ramaut-Chevassus et Alban Ramaut, atteste d’une authenticité peu commune puisque ces deux musicologues prolifiques et inspirants avaient justement pour expertise ces périodes charnières où la composition musicale faisait état d’un changement de discours. Elle, rendant compte des propriétés du Postromantisme, théorisant l’éclosion de la Modernité et ses métamorphoses en Postmodernité. Lui, observant à la loupe les transformations survenues dans le savoir musical pour établir les articulations entre Renaissance et Baroque, entre Classicisme et Romantisme. Elle, vibrant aux effets du miroitement entre différentes formes de l’expression artistique, des arts visuels aux arts de la scène. Lui, scrutant dans les discours sur l’art musical et dans les œuvres elles-mêmes, du début des Lumières au Romantisme tardif, la congruité des affirmations théoriques.

 


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Claude Dauphin, « Une musicologie entre textes et arts. Hommages à Béatrice Ramaut-Chevassus et Alban Ramaut, dirigé par Céline Carenco, Anne Damon-Guillot, Jean-Christophe Branger et Pierre Fargeton », Revue musicale OICRM, vol. 9, no 2, 2022, p. 176-183.

  • Référence électronique

Claude Dauphin, « Une musicologie entre textes et arts. Hommages à Béatrice Ramaut-Chevassus et Alban Ramaut, dirigé par Céline Carenco, Anne Damon-Guillot, Jean-Christophe Branger et Pierre Fargeton », Revue musicale OICRM, vol. 9, no 2, 2022, mis en ligne le 27 décembre 2022, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol9-n2/une-musicologie-entre-textes-et-arts/, consulté le…


Auteur

Claude Dauphin, Université du Québec à Montréal

Claude Dauphin est musicologue et professeur émérite de l’Université du Québec à Montréal. Ses travaux portent à la fois sur la musicologie du XVIIIe siècle français, sur la musicologie et l’ethnomusicolgie d’Haïti ainsi qu’en éducation musicale. Il a publié une douzaine de livres et plus d’une centaine d’articles scientifiques relevant de ces différents champs d’étude.


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