L’intertextualité dans Le Verfügbar aux Enfers et d’autres témoignages concentrationnaires. Une comparaison entre les périodes d’incarcération et d’après-guerre

Ariane Santerre

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Résumé

Le Verfügbar aux Enfers ne laisse pas de surprendre, à la fois par son contexte de rédaction que par son contenu. Si les citations musicales sont évidentes dans cette œuvre, la présence d’un intertexte littéraire est également perceptible et mérite d’être approfondie. Or, afin de bien mesurer le caractère particulier du Verfügbar aux Enfers, une analyse comparative s’avère nécessaire. Cet article se propose de se pencher sur l’intertextualité dans les textes concentrationnaires rédigés pendant deux périodes distinctes, l’époque de l’incarcération et celle de l’après-guerre. Cette contribution s’attache d’abord à une différence fondamentale entre ces deux périodes, celle de l’identité du lecteur. Il s’agira ensuite de s’interroger sur la manière dont cette caractéristique influence les procédés intertextuels utilisés dans les textes, opérant ainsi des transformations importantes d’une période de rédaction à l’autre.

Mots clés : dialogisme ; intertextualité ; Le Verfügbar aux Enfers ; témoignages ; Germaine Tillion.

Abstract

Germaine Tillion’s Le Verfügbar aux Enfers is an astounding work of art, which is due both to the context in which it was written and to its content. Though musical quotations are manifest in this operetta-revue, a rich intertextuality can also be perceived and will be examined. In order to better understand the particular nature of Le Verfügbar aux Enfers, a comparative analysis will be necessary. This article will study the presence of intertextuality in concentration camp texts written during two distinct periods, that of the imprisonment and that of the immediate post-war. This contribution will first explore a fundamental difference between those two periods: the reader’s identity. The article will then consider how this characteristic influences the intertextual process of those texts, which results in important transformations from one writing period to the other.

Keywords: dialogism; intertextuality; Le Verfügbar aux Enfers; testimoniesGermaine Tillion.

 

Dans la recherche actuelle portant sur le système concentrationnaire se distinguent, entre autres, les travaux s’intéressant à la présence de l’art dans les camps. Ces lieux de la destruction humaine et culturelle ont vu naître, paradoxalement, maintes œuvres poétiques, musicales et théâtrales1Voir par exemple à ce sujet : Trinh 2011, Giner 2011, Peschel 2013, Audhuy 2013.. Parmi les compositions nées dans le cauchemar concentrationnaire, une œuvre se démarque tout particulièrement de par son hybridité et son humour. Il s’agit de l’opérette-revue Le Verfügbar aux Enfers (Tillion 2005) rédigée en 1944 à Ravensbrück par Germaine Tillion et ses codétenues, dans laquelle un naturaliste tente d’exposer les caractéristiques d’une nouvelle espèce zoologique, le Verfügbar2Comme l’explique Germaine Tillion en 1946 : « On appelait Verfügbar, c’est-à-dire “disponibles” les prisonnières qui n’étaient pas inscrites dans une colonne de travail. Pour rester longtemps Verfügbar, il fallait la ruse et l’énergie d’un chef Sioux, ou, au contraire, être un déchet d’humanité, absolument inutilisable, et renvoyé de partout » (Tillion et al. 1946, p. 29). Sur le statut de Verfügbar, voir également l’article de Marie-Hélène Benoit-Otis et Philippe Despoix dans le présent numéro., rôle assumé dans le camp par Tillion et ses camarades.

Tout surprend quand on se penche sur le contexte de rédaction du Verfügbar aux Enfers, de même que sur son contenu : sa création elle-même tient du prodige (les détenues vivaient dans des conditions physiques éreintantes et s’exposaient au péril de se faire découvrir en possession non seulement de papier mais d’un manuscrit si subversif), sans parler de la présence, dans l’opérette-revue, d’autodérision, de pastiches et de renversements de pièces musicales « sur l’air de » dont elles avaient détourné les paroles. Si les citations musicales sont flagrantes dans cette œuvre3Voir à ce sujet les articles de Marie-Hélène Benoit-Otis et Philippe Despoix, Pascal Blanchet, Cécile Quesney, Christophe Gauthier et Catherine Harrison-Boisvert et Caroline Marcoux-Gendron dans le présent numéro., la présence d’un intertexte littéraire est aussi perceptible, caractéristique également évidente dans les témoignages rédigés après la guerre par les survivants des camps nazis. Pourquoi évoquer la littérature dans les camps et dans les témoignages ? Cette question est intimement liée à celle, cruciale, de la raison d’être de la littérature : ce sera ici le lieu d’y réfléchir en gardant à l’esprit le contexte concentrationnaire.

Une analyse comparative du Verfügbar aux Enfers et des témoignages écrits dans l’après-guerre s’avérera nécessaire afin de voir si l’intertextualité se présente différemment dans l’opérette-revue. Il semblerait probable, en effet, que le contexte de rédaction influence les techniques intertextuelles mises en scène dans ces deux types de récits. Le corpus des témoignages se composera de L’univers concentrationnaire (1946) de David Rousset et de Se questo è un uomo (1947) de Primo Levi, de même que du premier Ravensbrück (Tillion et al. 1946) publié de manière collective en 1946 et orchestré par Germaine Tillion4Germaine Tillion a fait paraître trois éditions de Ravensbrück qui s’avèrent complètement différentes les unes des autres, bien que portant le même titre. Le premier Ravensbrück, publié en 1946, est un ouvrage collectif dont Tillion a écrit le premier chapitre intitulé « À la recherche de la vérité ». Les deux versions subséquentes, parues respectivement en 1973 et en 1988, sont signées uniquement par Germaine Tillion et sont la reprise détaillée de ce chapitre, faisant état des recherches et des résultats les plus récents sur le système concentrationnaire. Le troisième Ravensbrück contient quelques extraits du Verfügbar aux Enfers. Pour plus de détails à ce … Continue reading. D’autres témoignages seront également cités à l’occasion, même s’ils ne feront pas l’objet d’une analyse, afin de montrer que les témoignages à l’étude s’inscrivent dans un large réseau testimonial dont les visées et les techniques narratives demeurent similaires. Quelques passages du premier et du troisième Ravensbrück (Tillion 1988) présentant des lettres et des poèmes écrits pendant l’internement viendront compléter l’étude du Verfügbar aux Enfers.

Ce travail s’échelonnera en deux temps : dans la première partie, il sera question d’aspects théoriques et critiques ; la seconde partie constituera l’analyse. La première partie se consacrera d’abord à des précisions de nature conceptuelle quant au terme « intertextualité », pour lesquelles nous nous référerons aux ouvrages de Mikhaïl Bakhtine ([1979]1984), de Gérard Genette (1982) et de Tiphaine Samoyault (2001). À partir des catégories de périodes de témoignages établies par Alain Goldschläger (2016), il s’avérera ensuite utile de distinguer les caractéristiques propres à chacun des deux contextes de rédaction séparant les témoignages de l’après-guerre des écrits rédigés durant l’époque du camp. L’analyse s’effectuera à l’envers de la chronologie, c’est-à-dire que les témoignages seront étudiés avant d’aborder Le Verfügbar aux Enfers et les autres textes créés pendant l’internement.

 

Quelques précisions concernant les notions d’intertextualité
et de dialogisme

D’emblée, le terme « intertextualité » pose problème puisqu’il n’a jamais été véritablement défini : le vocable s’applique de manière bien différente selon les chercheurs5Marc Angenot remarque en effet que le terme « “intertexte” aujourd’hui est autant un outil conceptuel, qu’une bannière, un pavillon épistémique, signalant une prise de position, un champ de référence, le choix de certains enjeux. Cependant si, comme outil notionnel le terme se trouve sans cesse remotivé et réinterprété, en tant que pavillon, sa référence est également équivoque en ceci qu’il est adopté par beaucoup de groupes, dans une perspective parfois syncrétique, parfois exclusiviste, dans un usage parfois flou, parfois rigoureux » (Angenot 1983, p. 122).. Depuis l’invention du mot dans les années 1960 par Julia Kristeva, qui se basait sur le dialogisme de Mikhaïl Bakhtine, s’est opéré un glissement de sens avec lequel il faut composer aujourd’hui. Dans son ouvrage présentant une synthèse de l’intertextualité, Tiphaine Samoyault explique à cet effet que

Le flou théorique qui entoure la notion d’intertextualité […] tient à la bipartition de son sens en deux directions distinctes : l’une en fait un outil stylistique, linguistique même, désignant la mosaïque de sens et de discours antérieurs portée par tous les énoncés (leur substrat) ; l’autre en fait une notion poétique, et l’analyse y est plus étroitement limitée à la reprise d’énoncés littéraires (par le moyen de la citation, de l’allusion, du détournement, etc.) (Samoyault 2001, p. 7).

La première direction que souligne Tiphaine Samoyault tient de la conception dialogique émise par Bakhtine, alors que la deuxième direction suit surtout les travaux effectués par Gérard Genette (ibid., p. 10-14, 18), qui parle plus spécifiquement de « transtextualité6« Tout ce qui […] met [le texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes » (Genette 1982, p. 7). ». Sous ce concept large se distinguent l’intertextualité7L’intertextualité pour Genette implique « la présence effective d’un texte dans un autre » (ibid., p. 8)., le paratexte8« Relation […] que […] le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère nommer que son paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, etc. » (ibid., p. 9)., la métatextualité9« Relation […] de “commentaire”, qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer […], voire, à la limite, sans le nommer » (ibid., p. 10)., l’hypertextualité10« Toute relation unissant un texte B […] à un texte antérieur A […] sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (ibid., p. 11-12)., et enfin l’architextualité11« Relation tout à fait muette, que n’articule, au plus, qu’une mention paratextuelle […], de pure appartenance taxinomique » (ibid., p. 11)..

Pour Mikhaïl Bakhtine, les limites s’établissant entre ce qu’il appelle les « énoncés d’autrui » sont plus floues que celles déterminées par Genette, puisqu’ils sont en constante circulation et ne se limitent pas strictement aux textes :

La vision du monde, la tendance, le point de vue, l’opinion ont toujours leur expression verbale. C’est ce qui constitue le discours d’autrui (sous une forme personnelle ou impersonnelle), et ce discours est nécessairement répercuté dans l’énoncé. Un énoncé est tourné non seulement vers son objet mais aussi vers le discours d’autrui portant sur cet objet. La plus légère allusion à l’énoncé d’autrui donne à la parole un tour dialogique que nul thème constitué purement par l’objet ne saurait lui donner. […] Nous le répétons, l’énoncé est un maillon dans la chaîne de l’échange verbal et on ne peut le détacher des maillons antérieurs qui le déterminent, tant du dehors que du dedans, et qui suscitent en lui des réactions-réponses immédiates et une résonance dialogique (Bakhtine [1979]1984, p. 302).

La conception bakhtinienne du dialogisme est fort pertinente pour traiter du corpus à l’étude, puisque les témoignages des camps et Le Verfügbar aux Enfers s’inscrivent effectivement dans une tradition dialogique, à la fois avec des œuvres littéraires, comme cela sera développé sous peu, qu’avec les mots d’autrui en constante circulation dans la sphère concentrationnaire. Les mots allemands sont légion dans les témoignages comme dans l’opérette-revue, de même que tous les mots du jargon international12Par exemple, l’expression « klepsi-klepsi », dérivant du grec et désignant l’idée de vol, est expliquée dans Se questo è un uomo (Levi 1947, p. 72) et dans Le Verfügbar aux Enfers (Tillion 2005, p. 176). qui s’est développé dans les camps où se côtoyaient des gens venus des quatre coins de l’Europe : ce n’est pas par hasard que les survivants désignent les camps comme une véritable Babel13En voici deux exemples : « Il a fallu un personnel nombreux pour gérer, organiser, discipliner cette inconcevable Babel » (Rousset 1946, p. 116-117) ; « Dans cette tour de Babel en folie, les vols se multiplient » (Conversy 1945, p. 161)..

Chez Mikhaïl Bakhtine, le discours se construit à partir d’échos des énoncés d’autrui, phénomène qui s’illustre particulièrement bien dans Le Verfügbar aux Enfers lorsque certains passages tournent des aphorismes courants en dérision : « Le travail c’est la santé » (Tillion 2005, p. 134), affirme le naturaliste au chœur des Verfügbar. Évidemment, rien n’est plus faux dans le camp de Ravensbrück où tout est calculé pour que les détenues meurent d’épuisement : adage réutilisé ironiquement, il rappelle également de manière frappante l’aphorisme « Arbeit macht frei » mis en valeur sur le fronton des portes et des blocks du camp : « Arbeit macht frei, est-il parfois inscrit au-dessus des blocs : le travail, c’est la liberté » (Fernier 1946, p. 94)14Dans son témoignage, Janine Bollack-Lesnard affirme que l’inscription se trouve aussi à l’entrée du camp : « Ravensbrück. […] Intégrée dans le portique, une énorme inscription : “Arbeit macht frei”, je traduis pour mes voisines : “Le travail rend libre”. Quelle cruelle dérision ! » (Bollack-Lesnard 2011, p. 38)..

Un autre passage du Verfügbar aux Enfers fait écho à l’aphorisme prononcé par le révolutionnaire mexicain Emiliano Zapata, repris ensuite par Dolores Ibárruri, Secrétaire générale du parti communiste espagnol de 1942 à 1960 : « Lulu de Belleville. – Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux… / Nénette. – Je n’ai jamais essayé de vivre à genoux, mais pour ce qui est de mourir debout je trouve qu’on en prend le chemin ici… » (Tillion 2005, p. 126). Le dialogisme se révèle par une reprise exacte de l’aphorisme, que Nénette, dans sa réplique, interprète littéralement à la lumière de leur condition. Or le dialogisme n’est pas exclusivement propre au Verfügbar aux Enfers. Les témoignages en sont remplis, comme dans ce passage de Cavalli 8, uomini…. Pagine di un internato de Luigi Fiorentino :

– La vache ! Quelle faim ! […]
– Faim… – dis-je. Je regarde devant moi, secoue la tête en soupirant à mon tour l’habituel lieu commun : – Ça finira.
Ça finira. Il me vient à l’esprit une maxime de Vauvenargues : « La patience n’est que l’art d’espérer ». Espérer quoi ? La liberté ? Ce mot si absurde (Fiorentino 1946, p. 117 ; notre traduction)15Passage original : « – Che fame, ostia! […] – Fame… – faccio io. Guardo davanti a me, scuoto la testa e sospiro a mia volta il solito luogo comune: – Ma finirà. Ma finirà. Mi viene in mente una massima di Vaivenargues [sic]: “La patience n’est que l’art d’espérer”. Sperare che cosa? La libertà? Questa parola così assurda? » ?

Dans ce métatexte dialogique, l’auteur, comme celles du Verfügbar aux Enfers, utilise des aphorismes pour montrer leur inanité dans un camp de concentration.

En ce qui a trait à l’analyse des discours ambiants réutilisés dans les œuvres du corpus, la conception bakhtinienne du dialogisme se révèle des plus utiles. Toutefois, afin de souligner l’importance de la littérature dans le contexte de cette étude, nous utiliserons le terme « intertextualité » pour parler plus spécifiquement de la reprise des textes littéraires dans les textes concentrationnaires, en le considérant comme une forme du dialogisme. Il nous semble par ailleurs nécessaire de préciser que cette étude ne se propose pas d’analyser les fonctionnalités inhérentes à chaque genre (poésie, théâtre, musique, etc.) présents dans ces textes. Nous nous permettrons également, pour les distinguer entre elles, de faire appel aux différentes techniques transtextuelles et intertextuelles, précisées respectivement par Genette et Samoyault, lorsque les circonstances analytiques s’y prêteront.

 

Les différentes périodes de rédaction des textes concentrationnaires

Entre d’un côté Le Verfügbar aux Enfers et de l’autre les témoignages collectifs présents dans le premier Ravensbrück, ainsi que ceux de David Rousset et de Primo Levi, existe une différence majeure qui réside dans le moment de la rédaction. Les témoignages constituant le corpus ont en effet été rédigés dans l’immédiat après-guerre (le premier Ravensbrück et L’univers concentrationnaire ont été publiés en 1946, Se questo è un uomo en 1947). Selon Alain Goldschläger (2016), ces différences dans le moment de la rédaction sont primordiales : les écrits rédigés pendant les années d’activité des camps nazis (1933-1945) constituent la première période de témoignages, tandis que les témoignages rédigés dans l’après-guerre (de 1945 à environ 1951) constituent la deuxième période de témoignages16Au total, il est possible de distinguer cinq périodes de témoignages qui se distinguent les unes des autres par les années de publication des œuvres qui les constituent, mais aussi par leur narration et les visées des auteurs. L’étude se base sur un corpus composé d’environ 3 000 témoignages écrits (voir Goldschläger et Lemaire 2016)..

La première période de témoignages présente les caractéristiques suivantes : l’auteur est encore emprisonné et ne sait pas s’il va survivre au camp ; il risque souvent sa vie pour écrire ; il évoque la mort, qui sera peut-être la sienne tout prochainement, et ses écrits sont donc remplis de la présence de l’angoisse ; la forme la plus courante est celle du journal rédigé de manière chronologique (il s’agit souvent d’un aide-mémoire pour soi-même) ; la narration s’effectue au présent ; l’auteur entretient néanmoins un espoir tourné vers l’avenir (Goldschläger et Lemaire 2016).

La deuxième période de témoignages se distingue à bien des niveaux : l’auteur a survécu, son écriture ne répond pas à la pression de l’angoisse, mais à celle de l’urgence de raconter ; il ne risque plus sa vie pour écrire, il a le temps et l’espace propices à la rédaction ; l’auteur parle au nom des morts qui sont encore présents pour lui ; la mort qu’il raconte est celle des autres, il n’est plus question de la sienne ; le récit se présente de manière plus élaborée et plus structurée que ceux de la première période ; la narration du récit s’effectue au passé ; il s’agit d’un texte de deuil présentant un regard rétrospectif où l’avenir n’a pas de place (ibid.).

Dans le cadre de cette étude, la différence la plus importante entre les deux périodes de témoignages réside dans l’identité du lecteur. En effet, dans la première période de témoignages, le détenu écrit soit pour lui-même (journal intime, poésie), soit pour ses codétenus (c’est le cas des lettres et du Verfügbar aux Enfers). Dans la deuxième période de témoignages, le survivant écrit pour des lecteurs qui n’ont pas vécu l’univers des camps afin de tenter de leur faire comprendre son expérience. Pour cette raison, certains passages du premier et du troisième Ravensbrück, parce qu’ils sont des reprises de ce qui s’est écrit ou composé dans les camps, seront analysés comme faisant partie de la première période de témoignages.

 

L’intertextualité dans les témoignages de l’après-guerre

L’univers concentrationnaire (1946) de David Rousset : recours à Jarry et à Kafka

David Rousset, trotskiste français avant la guerre et sous l’Occupation, est arrêté pour faits de résistance en octobre 1943 et déporté tour à tour à Buchenwald, à Porta Westphalica, à Neuengamme et dans les mines de sel de Helmstedt. En 1946, il fait paraître le témoignage de son expérience sous le titre L’univers concentrationnaire (Éditions du Pavois), dans lequel il entretient, entre autres, un dialogue intertextuel avec les œuvres d’Alfred Jarry et de Franz Kafka. D’entrée de jeu, et ce dès le paratexte, la coprésence de la littérature et de l’illogisme nazi est manifeste. En effet, le récit porte en épigraphe une citation d’Alfred Jarry, sous laquelle Rousset a ajouté une simple phrase :

Votre liberté est trop simple, mon bel ami, pour faire une bonne fourchette à escargot, instrument bifide. Et je suis scellé dans la muraille. Bonne nuit. Les becs de gaz s’allument dehors par nos ordres au cas où la comète que vous filerez – nous le savons par notre science en météorologie – ne serait point un astre suffisant. Vous verrez très loin dans le froid, la faim et le vide. Il est l’heure de notre repos. Notre geôlier va vous congédier.

Alfred JARRY.
(Ubu Enchaîné.)

Il existe une ordonnance Goering qui protège les grenouilles (Rousset 1946, p. 9).

Cette formule de David Rousset, influencée nécessairement par la citation intertextuelle qui la surplombe, montre au lecteur tout l’absurde et le grotesque du système nazi.

La figure d’Ubu réapparaît dans le témoignage lui-même : « Et, dans un fantastique agrandissement d’ombre, des grotesques, ventre béant d’un rire désarticulé : obstination caricaturale à vivre. Les camps sont d’inspiration ubuesque. Buchenwald vit sous le signe d’un énorme humour, d’une bouffonnerie tragique » (ibid., p. 13). L’allusion au personnage de Jarry évoque le climat des camps : elle catapulte soudainement le lecteur dans un contexte grotesque. Dans son étude sur le rire dans les camps nazis, Andréa Lauterwein arrive d’ailleurs à la conclusion que « [l]e seul rire authentique qui reste au déporté est le rire compulsionnel : rire plus physique que moral, rire d’automate nerveux et mécanique, rire hystérique et grotesque » (Lauterwein 2009, p. 10617Voir également le compte rendu de cet ouvrage par Gabriel Paquin-Buki dans le présent numéro.).

Une autre allusion intertextuelle, cette fois évoquant le monde de Franz Kafka, permet au lecteur de Rousset de saisir l’atmosphère complexe des camps :

Et encore des bureaux toujours plus encombrés de fonctionnaires, détenus impeccables et affairés, des visages gris et sérieux, surgis d’un univers kafkéen, qui demandent poliment le nom et l’adresse de la personne à prévenir de votre mort, et tout est inscrit très posément sur de petites fiches préparées à l’avance (Rousset 1946, p. 15).

Ces deux allusions empruntées aux œuvres bien différentes d’Alfred Jarry et de Franz Kafka indiquent que les camps ne sont pas seulement horreur, mais ils sont aussi grotesques comme chez Jarry, absurdes et d’une bureaucratie cauchemardesque comme chez Kafka.

La référence à l’auteur tchèque ne s’arrête pas à l’allusion : un passage complet de L’univers concentrationnaire constitue une transformation hypertextuelle du Procès de Kafka :

Le destin de l’univers concentrationnaire est extrêmement lointain. D’immenses espaces de lois et de bureaux, de couloirs sans suite, d’amoncellements de rapports, où tout un monde de fonctionnaires pâles et affairés vit et meurt, machines à écrire humaines, isolent le camp et n’en laissent connaître qu’une terreur puissante et confuse de lieux inhumains. […] Des murailles de casiers, des gratte-ciels de dossiers, les affaires les plus infimes cataloguées dans les anti-chambres de Himmler. De ces bureaux, l’ordre vient de la vie ou de la mort des concentrationnaires, une signature. Non en fonction de leur comportement dans les camps; de cela peuvent juger les Obersturmbannführer. Mais en raison d’une vie morte, abandonnée souvent depuis des mois ou des années et qui déjà semblait jugée. […] Le procès, ici, n’est jamais fini, jamais jugé. Le procès se nourrit et se développe de personnages enfantés par lui-même sans que jamais les raisons soient formulées. Un ordre vient. Une simple décision sans commentaires. L’ordre porte la marque du maître. Le commandant du camp ignore tout. L’Oberscharführer ignore tout. Le Blockführer ignore tout. Le Lageræltester [sic] ignore tout. Les exécuteurs ignorent tout. Mais l’ordre indique la mort et le genre de mort et la durée qu’il faut mettre à faire mourir. Et dans ce désert d’ignorance, c’est suffisant (ibid., p. 98-100).

Cette lecture donne à comprendre que la bureaucratie des camps nazis est aussi redoutable par son efficacité que celle avec laquelle doit composer Joseph K : la hiérarchie qui y est instaurée implique que chaque employé n’est plus qu’un rouage d’un énorme mécanisme d’où sont évacués toute faculté de penser et tout sentiment d’humanité.

Un lecteur de Rousset qui n’a pas préalablement lu Le procès peut tout de même saisir le caractère implacable d’un tel système, mais s’il connaît aussi l’œuvre de Kafka, il peut soudainement mieux se représenter l’univers concentrationnaire que si Rousset n’avait fait que le décrire, parce que le témoignage entre en dialogue avec un réseau de significations déjà présent pour le lecteur : le témoignage évoque les « mots d’autrui » qui ont déjà une résonance chez le lecteur.

Se questo è un uomo (1947) de Primo Levi et l’intertexte dantesque

Primo Levi, Italien de famille juive, est arrêté avec d’autres membres de son réseau de résistance en décembre 1943 par la milice fasciste. Interrogé, il croit amoindrir sa peine en se déclarant juif (Thomson [2002]2003, p. 148), mais cela lui vaut d’être déporté à Auschwitz. Il est libéré en janvier 1945 par l’Armée rouge et en 1947 publie Se questo è un uomo aux éditions De Silva. Comme l’explique François Rastier dans le livre qu’il consacre à Primo Levi, intitulé Ulysse à Auschwitz, Se questo è un uomo tisse constamment des liens avec l’œuvre de Dante Alighieri, et tout particulièrement dans le chapitre intitulé « Il canto di Ulisse » où sa structure même, dans ses étapes, reflète celle de l’Inferno de Dante (Rastier 2005, p. 46-48). Dans ce chapitre, Levi tente d’expliquer la poésie dantesque à un codétenu alsacien surnommé Pikolo pendant la brève heure lors de laquelle ils vont ensemble chercher la soupe. Le prisonnier Primo essaie donc de se remémorer certains vers, qu’il cite en les déformant, n’ayant pas le poème sous les yeux. De plus, il doit par la suite traduire les vers de Dante en français pour que Pikolo puisse les comprendre :

Là je m’arrête et essaie de traduire. Un désastre : pauvre Dante et pauvre français ! […] Et après « Quando » ? Rien. Un trou de mémoire. […]
« … Ma misi me per l’alto mare aperto. »
Ce vers-là, si, j’en suis sûr, je me fais fort d’expliquer à Pikolo, de lui faire voir pourquoi « misi me » n’est pas « je me mis » : c’est beaucoup plus fort, beaucoup plus audacieux que cela, c’est rompre un lien, se jeter délibérément sur un obstacle à franchir ; nous la connaissons bien, cette impulsion (Levi [1947]1987, p. 174)18Passage original : « Qui mi fermo e cerco di tradurre. Disastroso: povero Dante e povero francese! […] E dopo “Quando?” Il nulla. Un buco nella memoria. […] “… Ma misi me per l’alto mare aperto.” Di questo sí, di questo sono sicuro, sono in grado di spiegare a Pikolo, di distinguere perché “misi me” non è “je me mis”, è molto piú forte e piú audace, è un vincolo infranto, è scagliare se stessi al di là di una barriera, noi conosciamo bene questo impulso » (Levi 1947, p. 123-124)..

Si le sens de la poésie dantesque se perd en partie, puisque la traduction implique nécessairement un glissement de sens et que la mémoire du prisonnier Primo est défaillante, l’expérience du Lager, inversement, permet au détenu de comprendre une expression de Dante qu’il n’avait jamais saisie auparavant19François Rastier remarque à ce sujet que « toucher les barbelés électrifiés était le moyen le plus simple de se suicider », ce qu’évoque Primo Levi en parlant de l’impulsion de se jeter contre une barrière (Rastier 2005, p. 40-41)..

Il en va de même avec le personnage d’Ulysse : le prisonnier Primo cite un passage de l’Inferno dans lequel Ulysse explique au narrateur pourquoi il s’est retrouvé en enfer. Ulysse chez Dante représente celui pour qui vivre n’est pas survivre, mais connaître, comprendre, un personnage bien différent de ceux qui sont enfermés dans les camps de concentration :

J’y suis, attention Pikolo, […] j’ai besoin que tu comprennes :
« Considerate la vostra semenza:
Fatti non foste a viver come bruti,
Ma per seguir virtute e conoscenza. »
Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis.
Pikolo me prie de répéter. […] [P]eut-être que, malgré la traduction plate et le commentaire sommaire et hâtif, il a reçu le message, il a senti que ces paroles le concernent, qu’elles concernent tous les hommes qui souffrent, et nous en particulier; qu’elles nous concernent tous deux, qui osons nous arrêter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée de soupe sur les épaules (Levi [1947]1987, p. 176-177)20Passage original : « Ecco, attento Pikolo, […] ho bisogno che tu capisca: “Considerate la vostra semenza: / Fatti non foste a viver come bruti, / Ma per seguir virtute e conoscenza.” Come se anch’io lo sentissi per la prima volta: come uno squillo di tromba, come la voce di Dio. Per un momento, ho dimenticato chi sono e dove sono. Pikolo mi prega di ripetere. […] [F]orse, nonostante la traduzione scialba e il commento pedestre e frettoloso, ha ricevuto il messaggio, ha sentito che lo riguarda, che riguarda tutti gli uomini in travaglio, e noi in specie; e che riguarda noi due, che osiamo ragionare di queste cose con le stanghe della zuppa sulle spalle » (ibid., p. 124-125)..

Ce passage constitue un métatexte, puisque le prisonnier commente le texte à la lumière de l’expérience concentrationnaire. Est-ce vraiment possible, comme le dit Dante par la bouche d’Ulysse, de vivre non pas comme des brutes, mais de vivre pour chercher la vertu et la connaissance ? Est-il vraiment possible de vivre ainsi pour le détenu d’un camp de concentration ? C’est tout de même ce que tentent les prisonniers Primo et Pikolo, qui parlent de Dante et de l’enseignement de sa poésie au milieu du cauchemar concentrationnaire : ils s’évertuent à poursuivre la quête de la connaissance même s’ils sont forcés à vivre comme des brutes21Sur le recours à Dante chez Levi comme expression personnelle de la culture italienne et de l’identité passant par la langue maternelle, liée à l’expression collective d’une appartenance à « la culture de l’humanisme », voir Agnese 2008..

Toutes les étapes du chapitre « Il canto di Ulisse », calquées sur celles de l’Inferno dantesque, résultent d’une hypertextualité avec transformation : les événements se répètent, mais plutôt que de se produire dans le décor de l’enfer, ils ont lieu dans celui des camps de concentration. Les citations bien remémorées, conformes à l’œuvre originale, relèvent d’un intertexte, mais les citations déformées, qui créent un sens nouveau pour le lecteur, constituent un hypertexte avec transformation.

Dante Alighieri chez d’autres auteurs de témoignages

L’intertexte dantesque ne se limite pas au récit de Primo Levi : l’association entre l’enfer concentrationnaire et celui de Dante s’établit en effet dans bien d’autres témoignages22L’association entre les camps de concentration et l’enfer (dans son acception biblique et mythologique, sans nécessairement se référer à la Commedia de Dante) s’effectue aussi couramment, comme le révèle par exemple le seul titre du Verfügbar aux Enfers, qui rappelle l’opéra Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, parodie d’Orphée et Eurydice de Christoph Willibald Gluck, qui reprend le mythe grec d’Orphée. En atteste aussi cet autre exemple : « Le hasard a voulu que mon métier de journaliste m’amenât, à la fois victime et spectateur, dans un moderne Enfer créé par le Mauvais Génie fait homme » (Conversy 1945, p. 210). au moyen de toutes sortes de techniques correspondant au procédé d’« intégration/collage » présenté par Tiphaine Samoyault23Les opérations d’intégration « jouent dans les textes qui absorbent plus ou moins le texte antérieur au bénéfice d’une installation de la bibliothèque dans le texte actuel », alors que les opérations de collage ouvrent le texte sur l’extérieur, « le texte principal n’intégr[ant] plus l’intertexte mais […] le pos[ant] à côté de lui, valorisant ainsi le fragmentaire et l’hétérogène ». Voir à ce sujet Samoyault 2001, p. 43-50.. Par exemple, Ettore Accorsi s’imagine la réaction qu’aurait eue Dante s’il s’était trouvé parmi les déportés au camp de Fullen : « Si Dante Alighieri était présent, il jetterait un cri à dérouter les étoiles24Passage original : « Se Dante Alighieri fosse presente getterebbe un grido da far smarrir le stelle ». » (Accorsi 1946, p. 49 ; notre traduction). Il s’agit dans cet extrait de ce que Tiphaine Samoyault qualifie de « référence simple » puisque le nom de l’auteur est mentionné.

Chez Aldo Pantozzi, le lecteur a droit à une « intégration-installation », c’est-à-dire que le témoignage intègre une citation marquée de Dante, sans que toutefois sa source soit donnée :

À l’entrée du camp […] un officier ϟϟ nous accueillit avec quelques soldats. Il souhaita la bienvenue d’une grêle de coups de poings et de pieds à ceux qui n’étaient pas suffisamment rapides pour enlever, en passant, leur chapeau. À la vue du frère croulant qui se trouvait à côté de moi, il partit de leur groupe un ricanement grossier. Nous traversâmes ainsi la porte infernale.
« … Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate » (Abandonnez tout espoir, vous qui entrez) (Pantozzi 1946, p. 43 ; notre traduction)25Passage original : « All’ingresso del campo […] ci accolse un ufficiale delle ϟϟ con alcuni militi. Dette il benvenuto con una gragnuola di pugni e calci a chi non era più che rapido a togliersi, passando, il cappello. Alla vista del frate cadente che mi stava vicino partì dal gruppo uno sgangherato sghignazzo. Varcammo così la porta infernale. “…Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate” »..

La citation donnée n’est pas quelconque puisqu’elle est inscrite, dans l’œuvre de Dante, au-dessus de la porte de l’enfer. Cité au moment de l’entrée au camp de Mauthausen, le collage dantesque implique que les prisonniers sont, eux aussi, sur le seuil de l’enfer.

Dans le témoignage d’Aldo Bizzarri, une allusion à Dante laisse entendre que le camp est pire que ce qui se trouve dans l’œuvre du grand écrivain florentin : « Mais cet enfer avait parfois un vestibule, qui pourtant n’était pas des limbes ou un vestibule dantesque. C’était un raffinement : un pas suspendu sur le seuil pour pouvoir, ensuite, précipiter directement dans la mort, ou la rendre plus abjecte26Passage original : « Ma quell’inferno aveva talvolta un antinferno, che però non era un limbo o un vestibolo dantesco. Era un raffinamento: un passo sospeso sulla soglia per precipitare poi direttamente nella morte o renderla più turpe ». » (Bizzarri 1946, p. 17 ; notre traduction). Le lexique composé des mots « inferno », « antinferno », « limbo » et « vestibolo » se rapporte directement à l’Inferno de Dante ; l’ajout de l’adjectif « dantesco » vient confirmer la référence : l’extrait se pourvoit d’une « référence précise », qui « suppose la mise en place de plusieurs matériaux visibles » (Samoyault 2001, p. 44). Or ce passage de Bizzarri indique que les camps nazis excèdent en horreur et en souffrance le terrible Inferno de Dante, qu’ils dépassent, donc, l’imagination du lecteur qui aurait pu préalablement être guidée par la fiction dantesque.

Il n’est pas étonnant que Dante revienne si souvent dans les témoignages sur les camps : au-delà du lien étroit qui peut être établi entre l’enfer dantesque et l’enfer concentrationnaire, il demeure que Dante est aussi une référence que connaît très bien le lectorat italien. Les auteurs des témoignages visent en effet à être compris de leurs lecteurs : par exemple, l’utilisation de comparaisons, très fréquentes dans les témoignages, sert à établir un pont entre la réalité du survivant et celle du lecteur afin que celui-ci puisse mieux saisir l’expérience qu’a vécue l’ancien détenu concentrationnaire27Voir à ce sujet Santerre, à paraître.. Comme l’explique Marie-Anne Paveau, l’« inouï », qui s’apparente à l’indicible28Dans son étude de la notion d’indicible dans le contexte des camps nazis, Michael Rinn (1998) distingue trois niveaux de perception : le monde, le mondain et l’ultramondain, lequel consiste en une « extrême limite du monde appréhendable » (Rinn 1998, p. 14). Cet ultramondain SS, qui camouflait la réalité aux détenus et leur faisait percevoir cet univers comme quelque chose d’« insaisissable », ne leur permettait pas de l’exprimer puisqu’ils avaient du mal à distinguer le vrai du faux, le réel de la mise en scène, la réalité du langage de l’euphémisme, ce qui fait dire à Rinn qu’« [a]ussi longtemps que l’ultramondain des SS n’est pas identifié, … Continue reading, réside davantage du côté du lecteur que du côté du survivant : « L’indicible en ce sens est plus affaire d’interaction que de contenu, le silence n’est pas forcément celui de la langue impuissante, mais celui que provoque l’auditeur sourd contraignant le témoin-survivant à des paroles inouïes » (Paveau [1999]2013, p. 105). En évoquant Dante pour un lecteur italien, l’auteur du témoignage peut mieux atténuer l’« inouï » qui les sépare : si le lecteur n’a pas l’expérience concrète des camps, si les descriptions du témoignage n’arrivent pas à le rejoindre, il y a néanmoins de fortes chances qu’il ait l’expérience d’une lecture de Dante grâce à laquelle son imagination peut toucher plus facilement à ce qu’essaie d’exprimer le survivant.

Pourtant, les témoignages italiens ne sont pas les seuls à évoquer Dante Alighieri. Marcel Conversy y fait allusion dans sa description de Buchenwald après un bombardement allié :

La porte [du block] une fois franchie, une vision dantesque s’offre à nos yeux. Les usines géantes de la Gustloff et de la Mibau ne sont plus que ruines fantastiques en proie aux flammes dévorantes. […] [Des] blessés gisent, de ci de là, près de cadavres horriblement déchiquetés. […] Des hommes déchiquetés, brûlés, broyés, sectionnés. De pauvres hommes perdant leur sang par d’horribles blessures, crachant leurs dents avec leur vie, des ventres ouverts répandant leurs entrailles… Des appels, des plaintes, des gémissements exhalés par toutes ces chairs torturées (Conversy 1945, p. 119-120).

Dans cet extrait, les descriptions elles-mêmes sont éloquentes et une simple allusion à la fiction achève de représenter le caractère irréel d’une telle scène. Chez Conversy pourtant, contrairement aux auteurs italiens vus précédemment, ce n’est pas le camp lui-même qui est représenté par l’allusion dantesque, mais le résultat des bombardements. La souffrance de l’enfer n’est pas uniquement due aux Allemands : tous avaient leur part de responsabilité dans la guerre29C’est effectivement l’opinion de Marcel Conversy : « Nous voici maintenant dans l’enceinte des départs tout près du camp B réservé aux Américains internés […]. Par les fenêtres, ils nous jettent des boîtes de conserves que les plus adroits attrapent au vol. Un de mes camarades reçoit une boîte sur la tête, le sang coule. Ce n’est pas grave, infiniment moins grave que les bombes alliées qui démolissent nos maisons et tuent des Français pour libérer le pays. Seule l’intention compte. La boîte, c’est comme la bombe. La guerre ne se fait pas avec des fleurs. Hélas ! » (ibid., p. 16-17)..

L’intertextualité dans les écrits d’après-guerre de Germaine Tillion

Germaine Tillion, ethnologue, ancienne étudiante de Marcel Mauss, revient en France en 1940 après avoir effectué une recherche sur le terrain de plusieurs années dans les Aurès. Elle s’engage aussitôt dans la Résistance. Elle est arrêtée en août 1942 et déportée à Ravensbrück en octobre 1943. En avril 1945, avant la Libération, elle fait partie d’un groupe de détenues rescapé par la Croix-Rouge suédoise grâce aux négociations effectuées à l’insu d’Hitler entre le comte Folke Bernadotte et Heinrich Himmler. En 1946, Germaine Tillion et ses camarades publient le premier Ravensbrück, aux Éditions de la Baconnière. L’ouvrage collectif rassemble différents témoignages de ce que les survivantes ont vu et vécu, mais aussi quelques lettres et quelques poèmes écrits par de jeunes Polonaises pendant leur emprisonnement, lesquels seront étudiés plus loin.

Le premier chapitre, « À la recherche de la vérité », est signé Germaine Tillion. Il comporte un intertexte tissant des liens avec Charles Baudelaire, la comtesse de Ségur et la Bible. La référence baudelairienne établit un parallèle entre la fiction imaginée par les détenues mourantes et la fiction littéraire :

À la dernière minute de l’épuisement, dans la période qui précède l’agonie, ce n’était plus des bobards agencés, mais une simple image qui surnageait seule dans le pauvre cerveau désancré : celle d’un départ impossible. Dans les heures qui précédèrent sa mort, notre camarade Colette P. […] parlait de « l’avion blanc » qui venait la chercher. Ce furent ses dernières paroles. […] Et je me souviens moi-même, ayant la diphtérie et le délire, avoir d’abord été hantée par deux vers de Baudelaire :

… Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate,
Ici, la terre est faite de nos pleurs…

puis par l’image nue d’un train-hôpital, avec un lit blanc (Tillion et al. 1946, p. 17).

La citation de Baudelaire, qui provient du poème « Mœsta et errabunda » des Fleurs du Mal, n’est pas exacte. En effet, les vers authentiques se lisent : « Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate ! / Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs ! » (Baudelaire [1861]1996, p. 95). La différence par rapport au texte original en fait un hypertexte avec transformation plutôt qu’une citation.

Dans les pages précédant cet extrait, Germaine Tillion explique que maintes détenues préfèrent croire à toutes sortes de bobards improbables plutôt qu’à la vérité horrifiante de Ravensbrück. Comme l’expose Tillion, cette tendance à prêter foi à la fiction s’avère dangereuse : pour que les prisonnières puissent avoir une chance de survie, il faut qu’elles comprennent le système dans lequel elles sont imbriquées. Il semble néanmoins que la fiction littéraire, comme c’est le cas chez Primo Levi, soit davantage un baume qu’un péril pour les détenus des camps nazis. Contrairement aux bobards nuisant à l’acuité de l’esprit, la fiction littéraire ne concerne pas directement la situation des concentrationnaires. Elle donne plutôt la possibilité de s’exprimer à travers les mots d’autrui, ceux des poètes et des écrivains, et donc d’entrer en dialogue avec eux, tout en permettant aux prisonniers d’analyser leur situation selon d’autres paramètres.

Dans son chapitre, Germaine Tillion emploie également la littérature pour établir une comparaison entre les détenues polonaises provenant des classes élevées de leur société et le personnage fictionnel de Sophie des romans de la comtesse de Ségur :

Stubovas (ou chefs de chambre), Blockovas (ou chefs de Block), Lagerpolizei (ou policières), Bandes rouges (ou chefs de travaux) appartenaient aux milieux intellectuels ou aristocratiques polonais. L’incompréhension réciproque a malheureusement été très vive entre les Françaises et elles […]. Pourtant […] ces femmes avaient aussi des qualités solides : le courage, un grand patriotisme, l’amour du travail et de la discipline étaient les plus répandus, malheureusement gâtés trop souvent par un snobisme exaspérant, l’étroitesse des vues, une mégalomanie nationale puérile et agressive, le manque de recul philosophique, et surtout une soumission servile devant la force. […] Ces grandes dames me faisaient souvent penser à la Sophie de Mme de Ségur, dont elles avaient, à peu de choses près, le développement politique et la maturité (Tillion et al. 1946, p. 32).

Si le parallèle est établi par Germaine Tillion pendant son emprisonnement, il peut néanmoins aussi permettre au lecteur de comprendre un peu mieux le caractère des femmes qu’elle dépeint. Dans ce passage, la comparaison littéraire s’ajoute à la description.

Le portrait que brosse Tillion d’un autre groupe de détenues fait également appel à un intertexte biblique :

Néanmoins on trouvait aussi parmi les Tchèques une petite bourgeoisie assez avide et égoïste, très fortement germanisée et prospérant dans le camp avec impudeur. Au block 31, en particulier, elle appliquait (toujours avec méthode) le principe évangélique : « celui qui a, on lui donnera davantage ; et celui qui n’a pas, on lui prendra même ce qu’il croit avoir. » (Luc, VIII, 18) (ibid., p. 34-35).

La citation peut à première vue surprendre puisque l’usage qui en est fait renverse la norme : dire de quelqu’un qu’il applique les principes évangéliques sert habituellement à faire l’éloge de sa bonne conduite. Dans son chapitre « À la recherche de la vérité », Germaine Tillion souligne la présence de la littérature dans les camps et y fait appel, une fois libérée, pour aider à la compréhension du lecteur.

 

L’intertextualité dans les textes rédigés pendant l’incarcération

Lettres et poèmes contenus dans le premier et le troisième Ravensbrück :
registres littéraires et musicaux

Dans le premier Ravensbrück, bien que publié dans l’après-guerre, certains passages relèvent davantage de la première période de témoignages puisqu’ils ont été rédigés pendant les années d’activité du camp. Il s’agit de poèmes écrits par Grazynka Chrostowska et de lettres signées Nina Iwanska30Dans l’édition de 1946, le nom est orthographié « Zwanska », mais il s’agit bien de Nina Iwanska.. Après la mort de Chrostowska, ses poèmes ont été conservés, remémorés et traduits en français par Iwanska : ce sont donc les traductions qui sont publiées dans le premier Ravensbrück. Iwanska appartenait au groupe des jeunes Polonaises (appelées les « Lapins ») sur lesquelles le docteur Karl Gebhardt effectuait des expériences de vivisection. Le jour, elle restait couchée et pouvait adresser des lettres à ses codétenues. C’est dans l’une d’elles qu’elle écrit :

Le 18 avril [1942] eut lieu la première exécution de treize personnes de notre transport. Parmi elles fut Grazynka. Elle m’a laissé toutes ses poésies qu’elle avait écrites en prison et au camp. Dans le camp régnait alors une grande sévérité, j’avais très peur que je ne puisse pas garder ces vers. […] J’avais un lit près de la fenêtre au premier étage, tout l’après-midi j’avais le soleil. J’apprenais toutes les poésies de Grazynka et j’attendais que vienne mon tour. Les opérations commencèrent. […] Et c’est alors, pendant ces après-midi passés au lit, […] que je me suis rappelé le poème « L’été ». Et, au milieu de cette tristesse et de cette nostalgie, je ressentis une telle joie, la joie d’être. Et il me devint indifférent si on allait me prendre pour l’exécution dans deux semaines ou trois. Je sentais la joie de vivre, quoiqu’on marchât avec la mort bras-dessus bras-dessous (Zwanska [sic] et Girard 1946, p. 102)…

La lettre d’Iwanska est une manifestation de l’importance de la littérature dans le camp : en apprenant les poésies de Chrostowska par cœur pour éviter de les perdre à jamais (évitant ainsi, d’une certaine manière, de perdre une partie importante de l’essence de Chrostowska), elle s’imprègne non seulement matériellement, mais substantiellement du sens de ses vers. Contre toute attente, la poésie apporte la joie à celle qui côtoie la mort et la souffrance. Si les poèmes de Chrostowska sont lacunaires dans le Ravensbrück et si celui intitulé « L’été » ne s’y trouve pas, il demeure qu’un intertexte est présent à même l’ouvrage collectif, puisqu’Iwanska évoque les « mots d’autrui » forgés par Chrostowska.

Daté de Ravensbrück, le 13 avril 1942, l’un de ses poèmes, « L’inquiétude », commence comme suit :

Ce jour est juste comme « L’inquiétude » de Chopin.
La terre étrangère. Des oiseaux au ras du sol,
Inquiets, effarouchés de leurs nids ils écoutent.
Dans la nature règne le silence.
Une chaleur d’avant l’orage (Chrostowska 1946, p. 109).

Une erreur semble s’être glissée dans le poème puisque Frédéric Chopin n’a pas composé de pièce intitulée « L’inquiétude ». Il se pourrait que Chrostowska ait plutôt voulu évoquer « L’inquiétude » d’Alexander Dreyschock. Il demeure toutefois que la mention de la pièce musicale de même que le nom (bien qu’erroné) de son auteur inscrivent le poème dans un dialogisme intermédial qui, comme dans le témoignage de David Rousset dans lequel il a recours à Jarry et Kafka, permet ainsi d’évoquer, en plus de la description relevant de la seule plume de Chrostowska, l’atmosphère du camp.

Le troisième Ravensbrück contient une lettre étonnante rédigée à la prison de Fresnes, le 3 janvier 1943 : il s’agit de la réponse de Germaine Tillion aux accusations portées contre elle. Dans cette lettre remplie d’humour, où elle feint l’innocence (car Tillion était bel et bien résistante), elle tisse un réseau de significations empruntées à des registres littéraires et musicaux :

Après avoir consulté (d’un œil un peu trop rapide) le dictionnaire, mon commissaire me dit : « Vous êtes accusée d’avoir voulu naturaliser la police allemande et les traîtres français. » Il se rendit compte à ma tête que ça ne « collait » pas, car il repiqua dans son lexique. […] [M]on commissaire, émergeant enfin de son dictionnaire me disait : « Cette fois, je sais. Vous êtes chargée de rendre leur innocence aux membres de la police allemande. » Il y a là peut-être (probablement) un autre contresens, mais je fus si abasourdie (et réjouie) devant cette entreprise grandiose que je ne songeai pas sur l’instant à demander d’explication. J’ai pourtant l’habitude des requêtes extraordinaires car, comme vous le savez, j’ai vécu seule, en Afrique, pendant des années, en compagnie de tribus dites sauvages : des femmes mariées à des démons m’ont priée de les « divorcer » ; un vieux bonhomme (pire que Barbe-Bleue) qui avait, m’a-t-il dit, mangé ses huit premières épouses, m’a demandé une recette pour ne pas manger la neuvième ; des tribus en guerre m’ont chargée d’un commun accord de leur tracer une frontière […]. Malgré ces compétences variées, je déclare formellement que, si ces messieurs de la police allemande ont réellement perdu leur innocence, je suis incapable de la leur rendre. Toutefois, s’ils tiennent à la retrouver, ils ne doivent pas désespérer, car de vieilles chansons de France assurent que la chose est possible. Je n’en citerai qu’une :

Qu’avez-vous donc, la fille, qu’avez-vous à pleurer ?
Je pleure mon innocence qu’un gabier m’a volée.
Ne pleurez pas, la belle, car on vous la rendra.
Car on vous la rendra sur les bords de la Loire.

Je ne puis que conseiller à mon commissaire un pèlerinage sur les rives de ce fleuve fameux, d’où il nous reviendra, espérons-le, paré des grâces de Parsifal, mais je souhaite vivement que l’on n’attende pas cet heureux événement pour me dire ce que signifie cette histoire et en quoi elle me regarde (Tillion 1988, p. 38-39).

Cet extrait contient un large éventail dialogique. L’évocation intertextuelle du personnage de Barbe-Bleue peut renvoyer au conte de Charles Perrault ou, plus largement, à la tradition orale de laquelle il provient. Germaine Tillion fait appel une nouvelle fois au folklore en citant ironiquement quelques vers d’une vieille chanson française qui reflèterait, selon elle, la situation des policiers allemands. Enfin, la référence à Parsifal rappelle nécessairement le personnage des légendes arthuriennes et les différentes versions de Perceval écrites à travers les siècles. L’orthographe du nom utilisé par Tillion mérite cependant d’être examiné : « Perceval » est le nom le plus couramment utilisé en français moderne pour parler du personnage31C’est ainsi qu’est traduit de l’ancien français au français moderne, par exemple, le « Percevaus » de Chrétien de Troyes (Troyes [1182-1183]1997).. « Parsifal » renvoie davantage à la tradition germanique et, entre autres, au Bühnenweihfestspiel (« festival scénique sacré ») de Richard Wagner.

Dans la même lettre, Germaine Tillion fait également mention des Fables de Jean de La Fontaine :

Voilà, Messieurs, tout ce que je sais au sujet de mon accusation. Vous reconnaîtrez vous-mêmes que c’est peu et que, en apparence, ce n’est guère sérieux. Remarquez que je ne proteste pas contre mon incarcération, car je comprends parfaitement que le ratissage actuel est nécessairement trop sommaire pour qu’il n’y ait pas un grand nombre de personnes arrêtées sans raison. (Cela fait, peut-être, compensation, à un plus grand nombre de personnes qui, ayant des raisons d’être arrêtées, ne le sont pas. Et comme dit La Fontaine : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. ») (ibid., p. 39-40).

Cette citation de la fable « Le loup et l’agneau » laisse entendre, pour tous ceux qui l’ont en tête, que « La raison du plus fort est toujours la meilleure » (premier vers de la fable contenant sa morale cynique) et que, « sans autre forme de procès » (La Fontaine [1668]2000, p. 29) (dernier vers de la fable), la justice tient davantage à assouvir sa faim qu’à punir ceux qui le méritent. Ce genre d’humour dont est capable Germaine Tillion, contenu dans sa lettre rédigée à Fresnes, permet de mieux comprendre l’œuvre qu’elle a orchestrée au milieu du cauchemar concentrationnaire, Le Verfügbar aux Enfers.

Le Verfügbar aux Enfers (2005) : une œuvre dialogique

L’opérette-revue Le Verfügbar aux Enfers revêt d’entrée de jeu un caractère ludique par son prologue pastichant le style des élégies antiques :

… qu’un autre dans ses vers chante les frais ombrages
D’un amoureux printemps les zéphyrs attiédis
Ou de quelque beauté les appâts arrondis…
J’estime que ce sont banalités frivoles,
Et je voudrais ici, sans fard, sans parabole,
Chanter les aventures, et la vie, et la mort
Dans l’horreur du Betrieb, ou l’horreur du Transport
D’un craintif animal ayant horreur du bruit […]
Tondu, assez souvent galeux, et l’œil hagard…
En dialecte vulgaire, appelé « Verfügbar »… (Tillion 2005, p. 16-18)

L’ouverture du prologue, « qu’un autre dans ses vers », est une citation de l’Épitre 57 « Au prince royal de Prusse » de Voltaire dans lequel il tourne lui aussi en dérision la tendance de certains auteurs à imiter constamment le style antique32« Qu’un autre, dans ses vers lyriques, / Depuis deux mille ans répétés, / Brode encor des fables antiques ; / Je veux de neuves vérités » (Voltaire 1835, p. 618).. Au premier abord, il semble étrange que l’œuvre commence par des points de suspension, sans majuscule. Pourtant, grâce à cette marque de ponctuation, il est possible de considérer Le Verfügbar aux Enfers comme la continuité d’un dialogisme qui s’inscrit d’emblée dans un intertexte avec la citation de Voltaire, pour ensuite, tout au long de l’œuvre, établir de multiples liens avec un dialogisme musical.

Un autre pastiche se distingue dans l’opérette-revue, se calquant cette fois sur la fable « La Mort et le Bûcheron » de La Fontaine. Afin de faciliter la comparaison entre les deux versions, ce tableau les montre côte à côte :

« La Mort et le Bûcheron »
de La Fontaine ([1668]2000, p. 37)

Version du Verfügbar aux Enfers
(Tillion 2005, p. 144-146)
Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
C’est, dit-il, afin de m’aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes.
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.
Un pauvre Verfügbar, piqué pour la Corvée,
Sous le faix du fardeau, aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait d’un pas pesant,
En tâchant de gagner un bloc hospitalier,
ou bien d’aller aux cabinets.
Il pense à ses malheurs, il mesure sa misère :
Pas de tartine le soir, Midi sans pommes de terre,
L’appel des Inedienst, toujours plus surveillé,
Et l’accès du dortoir, de mieux en mieux gardé.
« Ah ! plutôt le Betrieb ! », dit-il dans un sanglot.
Le Betrieb arriva, le saisit aussitôt.
Le pauvre Verfügbar eut beau montrer ses plaies, /
S’agiter en désespéré,
Le Betrieb le tenait, et le tenait si bien,
qu’il y fut dès le lendemain.
== Moralité ==
Ne cherchez pas les coups, ils viendront bien tout seuls
Inutile de courir vous faire casser la gueule.

Dans les termes de Gérard Genette, il s’agit d’un hypertexte avec imitation. L’histoire du « pauvre Verfügbar » prend un caractère ludique de par sa ressemblance avec la fable de La Fontaine, qui permet aux codétenues de Germaine Tillion de rire de leur propre situation (pourtant loin d’être amusante).

Comme on l’a souligné ci-dessus, Tillion avait cité un vers de La Fontaine dans la lettre qu’elle avait rédigée à Fresnes pour contester ses accusations. Les différents recours intertextuels déjà observés dans l’écriture de Germaine Tillion permettent de reconstruire sa bibliothèque intérieure et de constater qu’elle y privilégie certaines références : La Fontaine, mais aussi la Bible et Baudelaire, qui reviennent à la fois dans son chapitre « À la recherche de la vérité » du premier Ravensbrück et dans Le Verfügbar aux Enfers : « Le naturaliste. – […] Il s’agit des seins, dont je dirais seulement qu’ils ne sont plus des saints, mais des martyrs… / Le chœur. [il pousse un long gémissement lugubre.] – De Profundis clamavi… » (Tillion 2005, p. 66). Non seulement le De Profundis clamavi est-il un intertexte biblique (une « prière pour les morts dans la liturgie catholique » comme l’indique au lecteur une note de bas de page de l’éditeur), mais c’est aussi un intertexte baudelairien puisqu’il s’agit du titre du trentième poème des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, où le poète se décrit dans « un univers morne à l’horizon plombé, / Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème » et où il affirme « jalouse[r] le sort des plus vils animaux » (Baudelaire [1861]1996, p. 61). Cela rappelle de manière frappante le lieu où se trouvent Germaine Tillion et ses camarades et la manière dont elles se mettent en scène, dans Le Verfügbar aux Enfers, pour montrer à quel point elles sont tombées plus bas que les « plus vils animaux », le Verfügbar étant présenté par le naturaliste comme « une nouvelle espèce zoologique » (Tillion 2005, p. 22), « class[é] […] parmi les animaux inférieurs […] [et] apparenté aux gastéropodes » (ibid., p. 46), qui « est d’une maigreur squelettique [et dont le] corps est couvert de plaies et de pustules » (ibid., p. 64).

Le Verfügbar aux Enfers, en mentionnant le De Profundis clamavi, dialogue ainsi avec tout un réseau littéraire et biblique qui enrichit l’œuvre de couches de signification. Un autre passage rappelle le théâtre de Pierre Corneille :

Titine. – Il y a un stock de chaussettes neuves dans la Halle 4 et les camarades du dernier transport n’ont rien à se mettre. Qui vient avec moi ?
Lulu de Colmar, Lise, Bébé. – Moi !
Havas. – Va, cours, vole, et nous venge… (ibid., p. 206)

Cette citation d’un vers du Cid contient un jeu d’homonymie avec le mot « vole », qui signifie non pas la continuité logique de la gradation de la vitesse comme dans Le Cid, mais renvoie bien au vol, nécessaire à la survie des concentrationnaires. Cet extrait agit à titre de parfait exemple de la contiguïté de la littérature et de la survie dans les camps nazis.

 

Conclusion

Cet article s’est proposé d’analyser la présence de l’intertextualité dans les textes concentrationnaires et de déterminer si elle se développe de manière différente dans les écrits conçus pendant l’époque de l’incarcération et dans ceux rédigés dans l’après-guerre. Les quelques exemples puisés dans les témoignages écrits entre 1945 et 1951 permettent de constater qu’ils utilisent toutes sortes de techniques intertextuelles qui servent d’abord et avant tout à faire comprendre au lecteur l’atmosphère des camps de concentration33Pour Bakhtine, la « compréhension » n’est pas une manière de redoubler sa propre expérience chez quelqu’un d’autre, mais de la traduire selon une autre perspective (voir Todorov 1981, p. 38-39). La tentative de l’auteur d’un témoignage concentrationnaire de « faire comprendre » son expérience à son lecteur s’apparente à un processus de traduction : il essaie d’établir un parallèle entre une variable connue de lui mais inconnue à son lecteur et une variable connue des deux.. L’une des différences majeures entre la première et la deuxième périodes de témoignages réside dans l’identité du lecteur. Dans Le Verfügbar aux Enfers, Germaine Tillion s’adresse à ses codétenues et cela se perçoit dans la manière dont elle réutilise des œuvres littéraires : par le renversement du sens, entre autres par le pastiche. Dans les témoignages rédigés dans l’après-guerre, le pastiche n’est pas utilisé comme technique intertextuelle : il a en effet un côté ludique qui ne conviendrait pas du tout pour parler des morts à ceux qui n’ont pas vécu l’expérience concentrationnaire34Il est à noter toutefois que des survivants ont bel et bien fait preuve d’humour après les camps. Voir à ce sujet Atlani 2014.. Pendant l’emprisonnement par contre, et c’est ce que montre Andréa Lauterwein dans son étude sur le rire dans les camps, c’est une manière d’échapper au désespoir.

Le cas du Verfügbar aux Enfers est particulier puisqu’il s’agit en partie d’une œuvre collective : les codétenues de Germaine Tillion l’ont aidée à changer les paroles de quelques chansons préexistantes, mais elles l’ont aussi couverte pour qu’elle puisse écrire dans la caisse d’emballage pendant les heures des travaux forcés, ce qui est une manière de participer à la rédaction de l’opérette-revue. Le Verfügbar aux Enfers constitue bien une création collective et donc un acte concret de solidarité, de cohésion sociale par laquelle il est plus facile de survivre35Alain Goldschläger remarque à ce propos que, dans les témoignages, la solidarité est plus présente chez les détenues femmes que chez les hommes (voir Goldschläger et Lemaire 2016). Sur la question de la solidarité chez Tillion, voir l’article de Djemaa Maazouzi dans le présent numéro..

Pendant l’emprisonnement, écrire permet de se libérer : il peut s’agir d’une action thérapeutique passant soit par la possibilité de mettre des mots sur les souffrances éprouvées (comme dans les poèmes de Chrostowska et dans les lettres d’Iwanska), soit par le rire (comme avec le pastiche et l’autodérision36L’autodérision était intimement liée à la volonté de survivre pour Germaine Tillion : « Cette nuit-là je décidai de vivre, avec délibération et indifférence, et tout en me moquant de moi-même à cause du culot qu’il y avait à imaginer qu’on y pouvait quelque chose. […] Vivre, c’était combattre, c’était ne pas accepter ce qu’ils voulaient nous imposer. – Survivre : notre ultime sabotage » (Tillion et al. 1946, p. 80-81). dans Le Verfügbar aux Enfers). L’acte de s’exprimer est une sorte de liberté extrêmement importante puisque, justement, s’exprimer est interdit dans les camps : il s’agit d’une prise de liberté digressive. On peut s’exprimer par la création, comme c’est le cas de la rédaction du Verfügbar aux Enfers, mais aussi (et ici se manifeste une réponse à la question « Pourquoi évoquer la littérature dans les camps ? ») par l’évocation d’un univers imaginaire littéraire ou musical constituant une échappatoire, certes, mais faisant travailler la mémoire du détenu, qui se rappelle ce qu’il a appris dans sa vie antérieure : cela est moins dangereux qu’une évocation des siens entraînant une nostalgie périlleuse pour la survie du concentrationnaire.

La mémoire littéraire et musicale agit à titre de résistance face au désespoir et à l’impuissance37Comme l’explique Lisa Peschel, la résistance dans les camps n’était pas d’abord politique : « In addition to resistance against the Nazis, the prisoners had to fight a more general and insidious enemy […]: resistance against powerlessness. This is not an abstract problem, for it is intimately tied with an issue that directly affected the prisoners’ survival: they had to find ways to manage the feelings of fear, helplessness, and loss of control » (Peschel 2013, p. 5).. C’est ce que représente le chapitre « Il canto di Ulisse » de Primo Levi : bien qu’il s’agisse d’un témoignage rédigé dans l’après-guerre, il relate la fonction de l’évocation de la littérature pendant son incarcération. Pour Primo Levi, parler de Dante avec Pikolo est une manière de combattre le désespoir et de penser à un sujet élevé qui l’éloigne de l’univers des camps tout en lui permettant de le voir différemment et d’analyser sa position d’une manière plus détachée – et c’est, d’ailleurs, dans le même but que Germaine Tillion utilise l’autodérision. Pour François Rastier, le chapitre « Il canto di Ulisse », par son caractère littéraire, est une critique du nazisme en ce sens qu’il oppose l’idéal de la civiltà à la barbarie des camps (Rastier 2005, p. 55).

Peut-être un aspect fondamental de la littérature se révèle-t-il justement dans le contexte des situations extrêmes, que ce soit pour y survivre et échapper au désespoir ou pour les décrire et fissurer le mur d’incompréhension qui peut se dresser entre le survivant et son lecteur. Dans le lieu où règnent la cruauté humaine et le plus profond désespoir, la littérature découvre toute sa puissance.

 

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Ariane Santerre, « L’intertextualité dans Le Verfügbar aux Enfers et d’autres témoignages concentrationnaires. Une comparaison entre les périodes d’incarcération et d’après-guerre », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 2, 2016, p. 55-77.

  • Référence électronique

Ariane Santerre, « L’intertextualité dans Le Verfügbar aux Enfers et d’autres témoignages concentrationnaires. Une comparaison entre les périodes d’incarcération et d’après-guerre », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 2, mis en ligne le 23 mai 2016, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol3-n2/intertextualite-dans-le-verfugbar/, consulté le…


Auteur

Ariane Santerre, Université de Montréal/University of Western Ontario

Après une formation à l’Université McGill (B.A.) et à l’Université de Montréal (M.A.), Ariane Santerre effectue actuellement ses études doctorales sous la supervision de Marie-Pascale Huglo au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, en codirection avec Alain Goldschläger au Département d’Études françaises de l’University of Western Ontario. Elle se consacre à une thèse sur des témoignages de survivants des camps nazis publiés dans l’immédiat après-guerre en français et en italien, en adoptant une perspective à la fois littéraire et linguistique. Elle est détentrice d’une bourse de doctorat du CRSH.

Notes

Notes
1 Voir par exemple à ce sujet : Trinh 2011, Giner 2011, Peschel 2013, Audhuy 2013.
2 Comme l’explique Germaine Tillion en 1946 : « On appelait Verfügbar, c’est-à-dire “disponibles” les prisonnières qui n’étaient pas inscrites dans une colonne de travail. Pour rester longtemps Verfügbar, il fallait la ruse et l’énergie d’un chef Sioux, ou, au contraire, être un déchet d’humanité, absolument inutilisable, et renvoyé de partout » (Tillion et al. 1946, p. 29). Sur le statut de Verfügbar, voir également l’article de Marie-Hélène Benoit-Otis et Philippe Despoix dans le présent numéro.
3 Voir à ce sujet les articles de Marie-Hélène Benoit-Otis et Philippe Despoix, Pascal Blanchet, Cécile Quesney, Christophe Gauthier et Catherine Harrison-Boisvert et Caroline Marcoux-Gendron dans le présent numéro.
4 Germaine Tillion a fait paraître trois éditions de Ravensbrück qui s’avèrent complètement différentes les unes des autres, bien que portant le même titre. Le premier Ravensbrück, publié en 1946, est un ouvrage collectif dont Tillion a écrit le premier chapitre intitulé « À la recherche de la vérité ». Les deux versions subséquentes, parues respectivement en 1973 et en 1988, sont signées uniquement par Germaine Tillion et sont la reprise détaillée de ce chapitre, faisant état des recherches et des résultats les plus récents sur le système concentrationnaire. Le troisième Ravensbrück contient quelques extraits du Verfügbar aux Enfers. Pour plus de détails à ce sujet, voir l’article de Marie-Hélène Benoit-Otis et Philippe Despoix dans le présent numéro.
5 Marc Angenot remarque en effet que le terme « “intertexte” aujourd’hui est autant un outil conceptuel, qu’une bannière, un pavillon épistémique, signalant une prise de position, un champ de référence, le choix de certains enjeux. Cependant si, comme outil notionnel le terme se trouve sans cesse remotivé et réinterprété, en tant que pavillon, sa référence est également équivoque en ceci qu’il est adopté par beaucoup de groupes, dans une perspective parfois syncrétique, parfois exclusiviste, dans un usage parfois flou, parfois rigoureux » (Angenot 1983, p. 122).
6 « Tout ce qui […] met [le texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes » (Genette 1982, p. 7).
7 L’intertextualité pour Genette implique « la présence effective d’un texte dans un autre » (ibid., p. 8).
8 « Relation […] que […] le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère nommer que son paratexte : titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, etc. » (ibid., p. 9).
9 « Relation […] de “commentaire”, qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer […], voire, à la limite, sans le nommer » (ibid., p. 10).
10 « Toute relation unissant un texte B […] à un texte antérieur A […] sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (ibid., p. 11-12).
11 « Relation tout à fait muette, que n’articule, au plus, qu’une mention paratextuelle […], de pure appartenance taxinomique » (ibid., p. 11).
12 Par exemple, l’expression « klepsi-klepsi », dérivant du grec et désignant l’idée de vol, est expliquée dans Se questo è un uomo (Levi 1947, p. 72) et dans Le Verfügbar aux Enfers (Tillion 2005, p. 176).
13 En voici deux exemples : « Il a fallu un personnel nombreux pour gérer, organiser, discipliner cette inconcevable Babel » (Rousset 1946, p. 116-117) ; « Dans cette tour de Babel en folie, les vols se multiplient » (Conversy 1945, p. 161).
14 Dans son témoignage, Janine Bollack-Lesnard affirme que l’inscription se trouve aussi à l’entrée du camp : « Ravensbrück. […] Intégrée dans le portique, une énorme inscription : “Arbeit macht frei”, je traduis pour mes voisines : “Le travail rend libre”. Quelle cruelle dérision ! » (Bollack-Lesnard 2011, p. 38).
15 Passage original : « – Che fame, ostia! […] – Fame… – faccio io. Guardo davanti a me, scuoto la testa e sospiro a mia volta il solito luogo comune: – Ma finirà. Ma finirà. Mi viene in mente una massima di Vaivenargues [sic]: “La patience n’est que l’art d’espérer”. Sperare che cosa? La libertà? Questa parola così assurda? »
16 Au total, il est possible de distinguer cinq périodes de témoignages qui se distinguent les unes des autres par les années de publication des œuvres qui les constituent, mais aussi par leur narration et les visées des auteurs. L’étude se base sur un corpus composé d’environ 3 000 témoignages écrits (voir Goldschläger et Lemaire 2016).
17 Voir également le compte rendu de cet ouvrage par Gabriel Paquin-Buki dans le présent numéro.
18 Passage original : « Qui mi fermo e cerco di tradurre. Disastroso: povero Dante e povero francese! […] E dopo “Quando?” Il nulla. Un buco nella memoria. […] “… Ma misi me per l’alto mare aperto.” Di questo sí, di questo sono sicuro, sono in grado di spiegare a Pikolo, di distinguere perché “misi me” non è “je me mis”, è molto piú forte e piú audace, è un vincolo infranto, è scagliare se stessi al di là di una barriera, noi conosciamo bene questo impulso » (Levi 1947, p. 123-124).
19 François Rastier remarque à ce sujet que « toucher les barbelés électrifiés était le moyen le plus simple de se suicider », ce qu’évoque Primo Levi en parlant de l’impulsion de se jeter contre une barrière (Rastier 2005, p. 40-41).
20 Passage original : « Ecco, attento Pikolo, […] ho bisogno che tu capisca: “Considerate la vostra semenza: / Fatti non foste a viver come bruti, / Ma per seguir virtute e conoscenza.” Come se anch’io lo sentissi per la prima volta: come uno squillo di tromba, come la voce di Dio. Per un momento, ho dimenticato chi sono e dove sono. Pikolo mi prega di ripetere. […] [F]orse, nonostante la traduzione scialba e il commento pedestre e frettoloso, ha ricevuto il messaggio, ha sentito che lo riguarda, che riguarda tutti gli uomini in travaglio, e noi in specie; e che riguarda noi due, che osiamo ragionare di queste cose con le stanghe della zuppa sulle spalle » (ibid., p. 124-125).
21 Sur le recours à Dante chez Levi comme expression personnelle de la culture italienne et de l’identité passant par la langue maternelle, liée à l’expression collective d’une appartenance à « la culture de l’humanisme », voir Agnese 2008.
22 L’association entre les camps de concentration et l’enfer (dans son acception biblique et mythologique, sans nécessairement se référer à la Commedia de Dante) s’effectue aussi couramment, comme le révèle par exemple le seul titre du Verfügbar aux Enfers, qui rappelle l’opéra Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, parodie d’Orphée et Eurydice de Christoph Willibald Gluck, qui reprend le mythe grec d’Orphée. En atteste aussi cet autre exemple : « Le hasard a voulu que mon métier de journaliste m’amenât, à la fois victime et spectateur, dans un moderne Enfer créé par le Mauvais Génie fait homme » (Conversy 1945, p. 210).
23 Les opérations d’intégration « jouent dans les textes qui absorbent plus ou moins le texte antérieur au bénéfice d’une installation de la bibliothèque dans le texte actuel », alors que les opérations de collage ouvrent le texte sur l’extérieur, « le texte principal n’intégr[ant] plus l’intertexte mais […] le pos[ant] à côté de lui, valorisant ainsi le fragmentaire et l’hétérogène ». Voir à ce sujet Samoyault 2001, p. 43-50.
24 Passage original : « Se Dante Alighieri fosse presente getterebbe un grido da far smarrir le stelle ».
25 Passage original : « All’ingresso del campo […] ci accolse un ufficiale delle ϟϟ con alcuni militi. Dette il benvenuto con una gragnuola di pugni e calci a chi non era più che rapido a togliersi, passando, il cappello. Alla vista del frate cadente che mi stava vicino partì dal gruppo uno sgangherato sghignazzo. Varcammo così la porta infernale. “…Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate” ».
26 Passage original : « Ma quell’inferno aveva talvolta un antinferno, che però non era un limbo o un vestibolo dantesco. Era un raffinamento: un passo sospeso sulla soglia per precipitare poi direttamente nella morte o renderla più turpe ».
27 Voir à ce sujet Santerre, à paraître.
28 Dans son étude de la notion d’indicible dans le contexte des camps nazis, Michael Rinn (1998) distingue trois niveaux de perception : le monde, le mondain et l’ultramondain, lequel consiste en une « extrême limite du monde appréhendable » (Rinn 1998, p. 14). Cet ultramondain SS, qui camouflait la réalité aux détenus et leur faisait percevoir cet univers comme quelque chose d’« insaisissable », ne leur permettait pas de l’exprimer puisqu’ils avaient du mal à distinguer le vrai du faux, le réel de la mise en scène, la réalité du langage de l’euphémisme, ce qui fait dire à Rinn qu’« [a]ussi longtemps que l’ultramondain des SS n’est pas identifié, donc décodé comme un simulacre du monde conventionnel, il reste “indicible” » (ibid., p. 57). Ainsi, l’indicible a été imposé aux survivants à la fois par le système concentrationnaire lui-même, comme le montre Michael Rinn, et par l’extérieur, par les critiques qui ont fait de cette expérience un tabou, comme le mentionne Catherine Coquio (2015, p. 37).
29 C’est effectivement l’opinion de Marcel Conversy : « Nous voici maintenant dans l’enceinte des départs tout près du camp B réservé aux Américains internés […]. Par les fenêtres, ils nous jettent des boîtes de conserves que les plus adroits attrapent au vol. Un de mes camarades reçoit une boîte sur la tête, le sang coule. Ce n’est pas grave, infiniment moins grave que les bombes alliées qui démolissent nos maisons et tuent des Français pour libérer le pays. Seule l’intention compte. La boîte, c’est comme la bombe. La guerre ne se fait pas avec des fleurs. Hélas ! » (ibid., p. 16-17).
30 Dans l’édition de 1946, le nom est orthographié « Zwanska », mais il s’agit bien de Nina Iwanska.
31 C’est ainsi qu’est traduit de l’ancien français au français moderne, par exemple, le « Percevaus » de Chrétien de Troyes (Troyes [1182-1183]1997).
32 « Qu’un autre, dans ses vers lyriques, / Depuis deux mille ans répétés, / Brode encor des fables antiques ; / Je veux de neuves vérités » (Voltaire 1835, p. 618).
33 Pour Bakhtine, la « compréhension » n’est pas une manière de redoubler sa propre expérience chez quelqu’un d’autre, mais de la traduire selon une autre perspective (voir Todorov 1981, p. 38-39). La tentative de l’auteur d’un témoignage concentrationnaire de « faire comprendre » son expérience à son lecteur s’apparente à un processus de traduction : il essaie d’établir un parallèle entre une variable connue de lui mais inconnue à son lecteur et une variable connue des deux.
34 Il est à noter toutefois que des survivants ont bel et bien fait preuve d’humour après les camps. Voir à ce sujet Atlani 2014.
35 Alain Goldschläger remarque à ce propos que, dans les témoignages, la solidarité est plus présente chez les détenues femmes que chez les hommes (voir Goldschläger et Lemaire 2016). Sur la question de la solidarité chez Tillion, voir l’article de Djemaa Maazouzi dans le présent numéro.
36 L’autodérision était intimement liée à la volonté de survivre pour Germaine Tillion : « Cette nuit-là je décidai de vivre, avec délibération et indifférence, et tout en me moquant de moi-même à cause du culot qu’il y avait à imaginer qu’on y pouvait quelque chose. […] Vivre, c’était combattre, c’était ne pas accepter ce qu’ils voulaient nous imposer. – Survivre : notre ultime sabotage » (Tillion et al. 1946, p. 80-81).
37 Comme l’explique Lisa Peschel, la résistance dans les camps n’était pas d’abord politique : « In addition to resistance against the Nazis, the prisoners had to fight a more general and insidious enemy […]: resistance against powerlessness. This is not an abstract problem, for it is intimately tied with an issue that directly affected the prisoners’ survival: they had to find ways to manage the feelings of fear, helplessness, and loss of control » (Peschel 2013, p. 5).

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