Musico perfetto, Gioseffo Zarlino. His time, his work, his influence, dirigé par Jonathan Pradella

Venise, Edizioni Fondazione Levi, 2022, 475 pages (Antiquae Musicae Libri, 3)

Adriano Giardina

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Mots clés : biographie ; écrits ; Gioseffo Zarlino ; œuvres musicales ; réception.

Keywords: biography; Gioseffo Zarlino; musical works; reception; writings.

 

Gioseffo Zarlino est, avec Johannes Kepler, Johann Mattheson et Jean-Philippe Rameau, l’un des théoriciens modernes de la musique les plus édités, traduits et commentés. Toutefois, peu de travaux sont jusqu’ici parvenus à appréhender son œuvre, de théoricien mais aussi de compositeur, de théologien et de scientifique, de même que son implication dans la vie musicale de son temps, de façon globale. C’est précisément ce que propose l’ambitieux ouvrage collectif Musico perfetto, Gioseffo Zarlino. His time, his work, his influence, dirigé par Jonathan Pradella, prolongement sous forme d’actes d’un colloque qui s’est tenu à la Fondazione Ugo e Olga Levi à Venise en 2017. Ce colloque a constitué l’un des événements organisés par la fondation pour commémorer le 500e anniversaire de la naissance de Zarlino, en association avec une exposition bibliographique présentée à la Biblioteca Nazionale Marciana. Plusieurs auteur·ice·s ont ainsi contribué à la fois à l’ouvrage qui nous occupe et au catalogue de l’exposition. Les actes réunissent de façon bienvenue un panel d’auteur·ice·s aux profils divers, afin d’appréhender au mieux la constellation Zarlino et son idéal du musicien parfait, auquel se réfère le titre de l’ouvrage. Plus précisément, sur les 23 communications du colloque, 18 ont été révisées et augmentées pour figurer ici, et réparties en quatre sections : vie et intérêts ; composition et théorie ; philosophie, esthétique et nouvelle science ; réception européenne. Les articles sont rédigés en anglais et en italien, à l’exception d’un en allemand. Certains résumés de texte sont disponibles dans l’ouvrage même, alors que quelques résumés sont pour leur part consultables sur le RILM. Le programme du colloque est reproduit à la fin de l’ouvrage. Le livre est également accessible en ligne.

 

Vie et intérêts

L’ouvrage s’ouvre par l’article « Gioseffo Zarlino amid the Venetian Book Trade » (p. 3-26) de Samuel J. Brannon. Ce musicologue et musicien, qui travaille sur l’imprimé musical du XVe au XVIIe siècles et en particulier sur les ouvrages théoriques, commence son article par une synthèse sur les liens attestés de Zarlino avec le commerce de l’édition en général, en tant qu’intermédiaire, relecteur et conseiller éditorial à propos de traités sélectionnés pour leur apport. Brannon établit ainsi que Zarlino a été engagé dans le monde de l’édition à Venise dès les années 1550 et jusqu’à sa mort. La deuxième partie de l’article investigue trois publications pensées en réseau par le théoricien même et constituant un plaidoyer pro domo autour de la parution de ses œuvres complètes de 1588-1589. Outre ces dernières, cet ensemble comporte les Hebdomades de Fabio Paolini et du Compendio della musica d’Orazio Tigrini. Pour finir, Brannon met en relation des annotations manuscrites figurant dans quelques-uns des exemplaires de l’édition de 1558 des Istitutioni harmoniche avec celles présentes dans deux exemplaires des Musici quinque vocum moduli de 1549 et d’autres documents pour lesquels la question de la paternité de Zarlino se pose. Brannon affirme de façon convaincante qu’elles sont vraisemblablement de la même main et que celle-ci appartient à Zarlino, démontrant l’implication du théoricien dans les processus éditoriaux.

L’activité de Zarlino a été protéiforme. La contribution de Tina Matarrese (professeure de linguistique italienne à l’Università degli Studi di Ferrara dont les recherches portent notamment sur la langue et la littérature italiennes du XVIe siècle), intitulée « Il Trattato della Patientia come pedagogia di vita spirituale ed esempio di scrittura edificante » (p. 27-31), permet d’en avoir un aperçu. Le court texte proposé ici par Matarrese présente le Trattato della Patientia de Zarlino, publié en 1561, puis intégré dans les œuvres complètes de 1588-1589. L’auteure analyse les options linguistiques de Zarlino, typiques du contexte de la Réforme catholique à Venise. Écrit en langue vernaculaire, le traité s’insère dans une histoire visant à promouvoir l’italien pour ce type d’ouvrage. Les franciscains, dont Zarlino était proche, ont œuvré à cet égard. Bien qu’empreint de procédés rhétoriques, l’italien de Zarlino est ici simple et accessible. De registre bas, il s’oppose à celui mis en œuvre dans les Istitutioni harmoniche. Le texte de Matarrese, réécrit et abrégé, figure dans le catalogue de l’exposition parallèle au colloque.

Le long article « “I, father Gioseffo Zarlino from Chioggia”. Relations, Contexts, Chronology » (p. 33-92) de Jonathan Pradella (musicologue, musicien et directeur de la publication) conclut la première partie de l’ouvrage1Ce texte est une traduction légèrement modifiée de l’article « ‘Io Pre Gioseffo Zarlino Da Chioza’. Relazioni, contesti e cronologia » (Pradella 2018).. Cette contribution est le résultat d’une étude commandée en vue du 500e anniversaire qui a donné lieu au colloque. La notice, intitulée « Testamento di Gioseffo Zarlino. Inventario dei beni di Gioseffo Zarlino » et qui figure dans le catalogue d’exposition cité plus haut, complète la documentation convoquée dans cet article. Pradella réexamine ici une série d’épisodes biographiques zarliniens sur la base des sources, essentiellement vénitiennes, pertinentes. Dans une première partie, il aborde l’installation de la famille de Zarlino à Chioggia, le mariage de sa nièce Marta dal Como et les résidences vénitiennes du théoricien, peut-être Santo Spirito in Isola, San Benetto et San Severo. Dans une seconde partie, l’auteur revient sur la question discutée de l’année de naissance de Zarlino, prenant position pour 1520 à travers une analyse philologique exemplaire qui met en relation avec minutie et justesse la littérature et les sources pour en tirer des conclusions vraisemblables sur les points débattus. En particulier, l’argumentation basée sur l’évolution de la législation et de la pratique autour des âges canoniques achève de convaincre le lectorat de la thèse de 1520.

 

Composition et théorie

La partie de l’ouvrage consacrée à la composition et à la théorie s’ouvre par la contribution de Philippe Canguilhem (professeur de musicologie au Centre d’études supérieures de la Renaissance de l’Université de Tours), « Willaert’s Counterpoint Legacy? Zarlino as Pupil, Classmate and Teacher » (p. 95-112). Ses recherches portent sur le contrepoint improvisé et sur la musique en Italie. En lien avec Venise, il a publié une étude sur le Fronimo de Vincenzo Galilei et une monographie sur les Gabrieli. Ici, l’auteur s’intéresse à la chaîne de musiciens qui relie Willaert à Monteverdi en passant par Zarlino, en se focalisant sur la question du contrepoint. La première partie du texte étudie le rapport d’élèves à maître de Zarlino, Nicola Vicentino et Costanzo Porta par rapport à Willaert. Zarlino ne présente pas systématiquement de progressions de consonances dans ses Istitutioni, contrairement à Vicentino (L’antica musica, 1555) et Porta ([Istruzioni di contrappunto], c. 1570). De plus, à la différence de ses pairs, inventer une nouvelle voix par rapport à un sujet constitue la base de son enseignement. Ainsi, la pédagogie de Zarlino n’est peut-être pas aussi représentative de celle de Willaert que les chercheur·euse·s l’avaient imaginée jusqu’ici. La seconde partie de l’article porte sur les élèves de Zarlino. Les traités de Vincenzo Galilei (Fronimo, 1568) et de Giovanni Maria Artusi (L’arte del contraponto, 1586) comportent des exemples de contrepoint note contre note modelés sur Zarlino, dans la mesure où un même sujet sert de base à la construction de contrepoints différents. Girolamo Diruta (Seconda parte del Transilvano, 1609) va plus loin : il emprunte à Zarlino un sujet, qu’il utilise dans tous ses exemples. Toutefois, les trois auteurs modernisent l’enseignement de Zarlino.

La contribution à quatre mains d’Antonio Chemotti (professeur assistant de musicologie à la Katholieke Universiteit Leuven) et de Katelijne Schiltz (professeure de musicologie à l’Universität Regensburg), intitulée « Appunti sulle Lectiones pro mortuis di Gioseffo Zarlino. Liturgia, contesto e stile » (p. 113-152), est la première à traiter de la musique de Zarlino dans l’ouvrage. Alors que les recherches de Chemotti portent entre autres sur la musique en Italie, et en particulier sur les œuvres pour la liturgie des défunts, celles de Katelijne Schiltz se focalisent notamment sur la vie musicale à Venise. Cette dernière est l’éditrice de l’ouvrage A Companion to Music in Sixteenth-Century Venice (2017) et la coéditrice du volume 3 des motets de Zarlino dans la série des Recent Researches in the Music of the Renaissance (2015). Ce dernier volume comporte les pièces dont il est question ici2Une recherche similaire plus approfondie a d’ailleurs été publiée en 2020 dans le Journal of the American Musicological Society (Chemotti et Schiltz 2020).. Les auteur·e·s traitent du contexte éditorial des leçons de Zarlino (Motetta D. Cipriani de Rore et aliorum auctorum, 1563), qui constituent la première publication de musique polyphonique pour l’Office des défunts d’un compositeur actif en Italie. Il et elle en examinent aussi le contexte liturgique, ce qui les conduit à les rattacher au patriarcat de Venise via l’analyse de la mise en musique du verset « Beati mortui ». Tous ces éléments peuvent être mis en relation avec la mort récente de Willaert. En outre, l’article dresse un parallèle entre les œuvres de Zarlino et celles, homonymes, de Giovanni Matteo Asola (Officium defunctorum, 1586) qui s’achèvent par le même verset. Tout est convaincant, mis à part peut-être l’analyse des images musicales chez Zarlino, dans la mesure où les éléments d’écriture mis en évidence ne représentent pas un écart stylistique. Une édition, bienvenue, des leçons d’Asola figurent en annexe de l’article.

Un autre aspect, celui du plain-chant, est traité par Marco Gozzi (professeur de musicologie et d’histoire de la musique à l’Università degli Studi di Trento) sous le titre « La prassi del canto cristiano liturgico nel Cinquecento veneto » (p. 153-186). Le travail de Gozzi est dédié à la musique en Italie au Moyen Âge et à la Renaissance, en mettant l’accent sur le chant liturgique et en particulier sur le cantus fractus (Gozzi dirige la collection Antiquae Musicae Libri, dans laquelle cet ouvrage collectif est publié). Ici, l’auteur identifie et commente les emprunts au plain-chant effectués par Zarlino dans ses Istitutioni harmoniche et dans son œuvre musicale. Il montre que dans la troisième partie du traité, plusieurs sujets musicaux (en notation mensuraliste blanche, en semi-brèves, sans texte) appartiennent à ce répertoire ; dans les troisième et quatrième parties, des exemples musicaux (utilisant la même notation, mais avec texte) ont la même origine. Des exemples musicaux tirés du plain-chant (en notation noire mesurée, avec texte) figurent quant à eux dans la quatrième partie. Gozzi montre ensuite que des mélodies de chant liturgique apparaissent sous forme de cantus prius factus dans des motets des Musici quinque vocum moduli de 1549 et des Modulationes sex vocum de 1566. Toutefois, la mélodie de l’Ave regina caelorum (1549) est traitée en valeurs rythmiques plus uniformes, et donc plus proches de la pratique du plain-chant. Un second développement, moins directement en lien avec l’objet du colloque, examine la pratique mesurée du plain-chant dans laquelle a baigné Zarlino.

« Zarlino, De Rore and Composing “In the Modes” » (p. 187-222) de Cristle Collins Judd (présidente du Sarah Lawrence College), l’une des chercheuses les plus actives sur Zarlino, et Jessie Ann Owens (professeure émérite à l’University of California à Davis), qui a entre autres travaillé sur le madrigal et sur Cipriano de Rore, est un article dense qui analyse l’agencement modal – sujet disputé – d’un corpus de publications monographiques vénitiennes (Arcadelt, Jacquet de Berchem, Perissone Cambio, Giovanthomaso Cimello, Gabriele Martinengo, Rore, Willaert) de la fin des années 1530 et des années 1540, pour faire ressortir les particularités des Musici quinque vocum moduli (1549) de Zarlino. L’éditeur Antonio Gardano organise ses publications, dont celles de Willaert, sur la base des paramètres modaux (par bécarre ou par bémol, les clés et la finale). Cipriano de Rore, dans I Madrigali a cinque voci publiés par Girolamo Scotto en 1542, construit quant à lui un véritable cycle modal (paramètres modaux systématisés et ordre numéral), premier du genre, autour de l’octoéchos et qui intègre un parcours poétique narratif. Les Moduli de Zarlino témoignent pour leur part d’une tension entre différents déterminants. Ses Musici quinque vocum moduli s’organisent autour des trois critères de Gardano, reprenant des motets issus d’un projet de cycle modal non abouti autour du Cantique des cantiques, tout en utilisant la terminologie du Dodecachordon de Glaréan (1547). En annexes figurent des tableaux détaillant les paramètres modaux de douze publications.

Philosophie, esthétique et nouvelle science

L’article « Il ʽnon so cheʼ in Zarlino » (p. 225-239) de Paola Besutti (professeure de musicologie et d’histoire de la musique à l’Università degli Studi di Teramo) ouvre la partie de l’ouvrage consacrée aux aspects philosophiques, esthétiques et scientifiques chez Zarlino. Le concept esthétique du « je ne sais quoi », important à la Renaissance dans différents domaines, apparaît en bonne place dans les œuvres théoriques de Zarlino. Dans une première partie, l’auteure analyse plusieurs occurrences de l’expression. Le recours à ce concept révèle la nature duale de la pensée de Zarlino, entre spéculation et musique pratique. De fait, il témoigne d’une conception en quelque sorte partiellement dérationalisée du processus de composition musicale, dans lequel les questions de goût et les réactions des auditeur·rice·s importent. Toutefois, les enjeux esthétiques restent une prérogative du « musico perfetto » et non du « musico pratico ». La seconde partie du texte, peu reliée à la première, se penche essentiellement sur le zarlinien Artusi confronté aux changements musicaux majeurs de la fin du siècle et spécifiquement à la place plus importante prise par les interprètes au détriment des compositeurs.

Marco Bizzarini (professeur de musicologie et d’histoire de la musique à l’Università degli Studi di Napoli Federico II) étudie, avec « Zarlino e l’astronomia » (p. 241-263), la pensée du théoricien sous un autre angle. Il se penche sur l’intérêt que porte Zarlino à l’astronomie à travers ses traités sur la musique les plus importants, ainsi qu’à travers son Discorso intorno il vero anno et il vero giorno nel quale fu crucifisso il nostro Signor Giesù Christo (1579), son De vera anni forma (1580) et ses Resolutioni de alcuni dubii sopra la correttione dell’anno di Giulio Cesare (1583). Ce passionnant article est divisé en quatre parties : 1) l’héritage de Ptolémée et le concept d’harmonie des sphères chez Zarlino ; 2) les archétypes numériques de la mesure du temps et de la musique ; 3) la contribution du théoricien au débat sur la réforme du calendrier durant le pontificat de Grégoire XIII ; 4) les rapports entre astronomie et pensée musicale chez Zarlino. De cet article, l’on retient que le théoricien place l’astronomie dans une position équilibrée, située entre le rationnel et le sensible, et qu’il met en évidence, en lien avec le zodiaque, l’importance du chiffre six. Son intérêt pour cette discipline explique peut-être son implication dans les réformes du calendrier julien. Les outils de mesure de l’époque n’étant pas assez développés pour connaître les véritables mouvements célestes, il faut recourir aux mouvements moyens cycliques. Zarlino avait été consulté comme expert en vue de ces réformes, mais celles qu’il a proposées (comme l’introduction de sept années bissextiles durant un cycle de 29 ans !) n’ont pas été retenues. In fine, le théoricien a rencontré des difficultés pour concilier sa vision d’une harmonie du monde naturelle et intelligible avec l’utilisation de l’intonation naturelle ou juste, son miroir, pour l’exécution de la polyphonie, dans la mesure où ce tempérament conduit à une impasse. En annexe de l’article figure une lettre inédite non datée de Zarlino à Alberto Bolognetti à propos des potentielles difficultés dans les relations avec l’Église de l’Orient soulevées par les réformes calendaires.

La contribution de Guido Mambella (chercheur en philosophie et esthétique musicale à l’Università di Bologna), « Zarlino matematico » (p. 265-292), s’inscrit dans la continuité thématique de la précédente. Spécialiste des rapports entre musique et sciences, il a en particulier publié une monographie sur Zarlino (2016). Son article se focalise sur l’évolution, dans la durée, de la pensée mathématique de Zarlino, notamment via la confrontation avec Francisco de Salinas. Progressivement, sa pensée intègre la géométrie euclidienne. Par ailleurs, le concept clé de « senario » constitue une réponse à Jacques Lefèvre d’Étaples. Ce concept n’est pas une simple extension du tétractys, mais un système qui repose à la fois sur des éléments mathématiques (division de l’octave, algorithme récursif) et sur des « positions » et des « degrés » relatifs des consonances. Malgré le point focal que constitue la pensée de Lefèvre d’Étaples dans ce texte, l’organisation de la matière reste quelque peu hermétique. On aurait par ailleurs apprécié pouvoir vérifier directement la pertinence de l’analyse, via des citations en plus grand nombre des auteurs convoqués. La contribution se termine par une brève analyse iconographique de la médaille commémorative de Zarlino.

Bien que traitant d’une question similaire, le texte de Timothy R. McKinney (professeur de théorie musicale à la Baylor University), « Zarlino’s Aesthetics in Le istitutioni harmoniche » (p. 293-309), adopte une autre perspective. Spécialiste des relations entre texte et musique, McKinney est l’auteur de la monographie Adrian Willaert and the Theory of Interval Affect. The Musica nova Madrigals and the Novel Theories of Zarlino and Vicentino (2010). Cet article constitue une excellente introduction à la « dialectique » de la pensée zarlienne et à la manière dont le théoricien tente de réconcilier raison, sensibilité et goût musical. Il se focalise sur des points de tension qui apparaissent à propos de la théorie du contrepoint et de la composition dans les Istitutioni harmoniche (progression des consonances imparfaites et en particulier des sixtes vers les consonances parfaites, fonction des dissonances, nature de la quarte juste, écarts justifiés par rapport aux « règles »). McKinney montre que, dans son argumentaire, Zarlino recourt tour à tour au concept d’imitation, au pythagorisme, au concept socratique du beau, au principe aristotélicien du mouvement, à la variété et au décorum chers à Cicéron et Bembo, mais qu’il tient également compte de ses perceptions sensibles, qu’il cherche à rationaliser dans la mesure du possible. Le texte se conclut par un développement sur la conception zarlienne du pouvoir expressif de la musique. Pour le théoricien, le sujet à exprimer se trouve dans le texte, la musique devant être en adéquation avec lui, mais toujours basée sur des principes rationnels.

L’article de Jacomien Prins (chercheuse associée à l’Universiteit Utrecht), « Gioseffo Zarlino, Human Nature and the Power of Music » (p. 311-335), inclut lui aussi des aspects esthétiques. Spécialiste de la philosophie de la Renaissance, de la cosmologie musicale, de l’humanisme, ainsi que des liens entre musique et émotions, elle a publié la monographie Echoes of an Invisible World. Marsilio Ficino and Francesco Patrizi on Cosmic Order and Music Theory (2015). Ici, Prins traite du concept de « musica humana » tel qu’il apparaît dans les Istitutioni harmoniche, concept peu pris en compte dans les travaux musicologiques sur Zarlino, dans le but de donner une vision plus large de sa conception de la musique. Le texte comprend deux parties. La première analyse le chapitre sept du premier livre des Istitutioni, celui précisément consacré à la musica humana. Zarlino adopte la tradition pythagoro-platonicienne : le microcosme humain est à l’image du macrocosme et, si la créature est mortelle, la nature humaine, qui est mathématique et harmonique, est éternelle. Basée essentiellement sur une lecture d’autres extraits du traité, la seconde partie s’intéresse au pouvoir moral et thérapeutique que Zarlino attribue à la musique. Pour l’auteure de l’article, la tentative de conciliation entre la théorie aristotélicienne du plaisir musical et la théorie platonicienne de la nature humaine reposant sur les proportions est peu concluante. De plus, en cantonnant, comme il le fait à la fin de son chapitre dédié, la musica humana à la philosophie et non à la musique, Zarlino mine lui-même les fondements de sa théorie.

Le texte de Dorit Tanay (professeure associée retraitée à la Tel Aviv University), « Zarlino’s Dimostrationi harmoniche and the New Science » (p. 337-353), conclut la troisième section de l’ouvrage. Cette contribution se veut un hommage à la thèse de doctorat de John Emil Kelleher, Zarlino’s Dimostrationi harmoniche and Demonstrative Methodologies in the Sixteenth Century, terminée en 1993 à la Colombia University, et qui contextualise les Dimostrationi harmoniche dans les débats scientifiques du XVIe siècle. Cette thèse est citée dans de nombreux travaux musicologiques, mais son contenu n’a été ni vraiment débattu ni assimilé jusqu’ici. Tanay explique dans son article que pour Kelleher, Zarlino est tributaire d’un syncrétisme philosophique dans son traité. Il place les hiérarchies au cœur de sa méthode, de sorte qu’il privilégie les proportions numériques par rapport à la réalité sonore. Les Dimostrationi prolongent les Istitutioni harmoniche et renforcent les thèses qui y sont défendues. Le raisonnement scolastique et la catégorisation constituent la méthode de Zarlino devant les difficultés à accommoder nombre et musique pratique. Cependant, si Zarlino est syncrétique selon Tanay, c’est plutôt au niveau de sa méthode, dans la mesure où les preuves axiomatiques côtoient la recherche d’un consensus qui passe par l’écoute et le dialogue entre auditeurs. Zarlino dépasse ces difficultés en cherchant un point d’équilibre. Il est ainsi un penseur original et peut-être même, de ce point de vue, progressiste dans les Dimostrationi. L’auteur traite des notions d’octave et de son dans l’article afin d’étayer cette thèse.

 

Réception européenne

« The Twelve Modes in France in the First Half of the Seventeenth-Century. ʽSelon Zarlinʼ or ʽselon Claudinʼ? » (p. 357-389) d’Isabelle His (professeure de musicologie à l’Université de Poitiers) ouvre la section de l’ouvrage dédiée à la réception européenne de Zarlino. Ce texte recense les sources qui attestent de l’introduction en France de la classification modale défendue par le théoricien italien et les analyse. Après 1610, cette classification devient la norme : elle est utilisée par Salomon de Caus dans son Institution harmonique (1615) ; dans la réédition, en 1616-1617, du Traicté de musique anonyme, publié pour la première fois par Adrian Le Roy et Robert Ballard en 15833La première réédition de ce texte, datant de 1602 et qui implique peut-être Eustache Du Caurroy, mentionne Zarlino sans utiliser sa classification.; par Marin Mersenne dans sa correspondance et dans son Traité de l’harmonie universelle (1627) ; par Abraham Blondet dans son enseignement de la musique. Dans les publications musicales, cette classification apparaît une dizaine d’années plus tôt, soit pour la première fois dans le Dodecacorde de Claude Le Jeune (1598). Des traductions manuscrites partielles (attribuées à Claude Hardy ; Jehan Le Fort) et/ou des adaptations de l’œuvre de Zarlino (par Charles Guillet, ainsi que dans le manuscrit connu aujourd’hui sous le titre de Recueil sur la musique selon Claude Le Jeune & Zarlino) voient le jour. D’autres manuscrits, de Louis Chaveneau de même que le Ms. 3042 de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris, sont reliés, lorsqu’ils s’occupent des modes, au Traicté de musique anonyme de 1583 et/ou 1602. Le Traicté de musique (1622) de Martin van der Bist, et le Ms. Vm 2.3.F81t conservé à la Newberry Library à Chicago sont eux aussi proches, mais ajoutent des pièces musicales ordonnées sur le plan modal. L’article expose également la façon dont ces sources prennent appui sur Glaréan et Francisco de Salinas, le cas échéant, et commente les discours grâce auxquels leurs auteurs justifient leurs choix. Les recueils de Le Jeune s’avèrent importants pour les praticiens du début du XVIIe siècle, car ils constituent des exemples concrets d’application de la théorie modale zarlinienne. De fait, Claudin détient une position d’autorité sur la question à la place de Zarlino.

La contribution de Katarzyna Korpanty (professeure assistante à l’Instytut Sztuki Polskiej Akademii Nauk [l’Institut des arts de l’Académie polonaise des sciences, Varsovie]), « The Reception of Zarlino’s Theory of Music-Word Relations in Central Europe » (p. 391-407), traite de manière générale et descriptive de la réception des théories et des pratiques compositionnelles italiennes et allemandes dans la seconde moitié du XVIe et au XVIIe siècles en Europe centrale, avec un accent mis sur la musica poetica et la Figurenlehre. L’article n’établit des liens avec Zarlino que dans une moindre mesure : la pensée théorique italienne, dont celle du chioggiotto, est diffusée par Marco Scacchi dans la République des Deux Nations. Dans son Cribrum musicum (1643), cet auteur formule des règles générales en matière de composition, qui sont une traduction de celles de l’Artusi, lui-même tributaire de Zarlino, ou inspirées directement par ce dernier. Une seconde partie de l’article analyse des figures de rhétorique dans des pièces de compositeurs actifs dans la zone géographique étudiée.

L’article « The Reception of Gioseffo Zarlino in Seventeenth-Century French Writings on Music. From the Canon of Tradition to a Figure of Modernity » (p. 409-426) de Théodora Psychoyou (professeure à la Sorbonne Université) offre une autre perspective sur la réception de Zarlino en France. Ce texte synthétise une recherche sur la présence de Zarlino, d’un point de vue quantitatif et thématique, dans les écrits théoriques en France durant la période située entre l’Institution harmonique de Salomon de Caus (1615) et le Traité de l’harmonie de Rameau (1722). Zarlino est, juste devant Mersenne, le théoricien moderne le plus mentionné dans le corpus. Par ailleurs, Mersenne est celui qui le cite le plus, et ce dans plusieurs publications. Viennent ensuite Rameau et Sébastien de Brossard dans son Dictionnaire de musique (1701). De façon générale, les renvois à Zarlino concernent plusieurs thématiques, mais la plus importante reste le contrepoint. La cinquième section de l’article se focalise sur deux études de cas : Étienne Loulié a copié et/ou synthétisé des parties des Istitutioni harmoniche dans ses notes manuscrites, en phase avec l’idéal du « musico perfetto » auquel il aspire également. Puis, dans La musique rétablie, projet inachevé de René Ouvrard, Zarlino est considéré comme le plus ancien des grands auteurs ayant écrit sur la musique (aux côtés de Pietro Cerone, de Mersenne et de Kircher). Ouvrard admire l’approche systématique du théoricien italien et la qualité de ses « raisonnements ». Rameau voit également Zarlino comme un musicien savant, et à ce titre, une figure de la modernité.

Le texte de Matthias Schneider (professeur de musique d’église et d’orgue à l’Universität Greifswald), « Zarlinos Istitutioni, Sweelincks Compositions-Regeln und die norddeutsche Orgelmusik nach 1600: Jacob Praetorius und Berendt Petri » (p. 427-442), s’organise en deux temps. Le premier se contente de proposer une synthèse des sources des Compositions-Regeln de Sweelinck telles qu’elles ont été transmises dans les manuscrits que possédait Johann Adam Reincken. Ces règles, qui portent essentiellement sur des procédés contrapuntiques, sont elles-mêmes tributaires de l’édition de 1573 des Istitutioni harmoniche et des œuvres complètes de Zarlino. La seconde partie traite des répercussions de ces principes contrapuntiques sur l’enseignement de Jacob Praetorius, via une description succincte émaillée d’exemples musicaux de la Tablature d’orgue de Visby, due à Berendt Petri. En guise d’exempla, Jacob fait copier en premier lieu un cycle de magnificats en style ancien de son père Hieronymus.

L’ouvrage se conclut par « Music Theory and Compositional Practice in Heinrich Schütz and his Circle. The Case of Christoph Bernhard’s Writings » (p. 443-465) de Joachim Steinheuer (directeur académique honoraire à l’Universität Heidelberg). Cet article très clair s’ouvre sur une description du contenu du Tractatus compositionis augmentatus de Christoph Bernhard (voir Müller-Blattau 1963 en bibliographie), dont la seconde partie, consacrée aux modes, repose de façon traditionaliste sur l’édition de 1573 des Istitutioni harmoniche de Zarlino. La suite de l’article analyse des extraits d’œuvres de Schütz et Bernhard dans lesquelles les deux compositeurs repoussent les limites modales traditionnelles et utilisent des procédés proprement tonaux. Si l’on souscrit aux analyses de l’auteur sur ce dernier point, on pourrait tout aussi bien interpréter les choses différemment. Ainsi, par exemple, la fin de l’enchaînement harmonique du passage « Es ist vollbracht » (mes. 272-276) de Die Sieben Wortte unsers lieben Erlösers und Seeligmachers Jesu Christi SWV 478 de Schütz peut se comprendre comme une cadence moderne IV-V-I, mais également comme une réinterprétation de la progression en quintes et sixtes courante dès le XVIe siècle (voire les deux à la fois).

En somme, ce livre constitue un excellent panorama condensé (si l’on peut utiliser ce terme pour une publication de 475 pages !) de la recherche actuelle sur Zarlino. On pourra le compléter avec la lecture des travaux de Patrizio Barbieri, Nejc Sukljan et Peter Schubert en particulier. Si l’ouvrage se suffit à lui-même, une postface aurait néanmoins permis de s’engager dans la voie toute zarlinienne de la synthèse, peut-être nécessaire à ce stade. Nous retiendrons l’image plus progressiste du théoricien qui se dégage globalement des contributions, ainsi que sa quête constante de rationalisation, probablement vouée à l’échec, lorsqu’il s’agit de concilier musique théorique et pratique, tout au moins dans sa perspective. Si la publication comporte un index des noms, la présence d’un index des œuvres musicales et théoriques de Zarlino aurait également été utile.

Bibliographie

Artusi, Giovanni Maria (1586), L’arte del contraponto, Venise, Giacomo Vincenzi & Ricciardo Amadino.

Asola, Giovanni Matteo (1586), Officium defunctorum, Venise, Giacomo Vincenzi & Ricciardo Amadino.

Bist, Martin van der (1622), Traicté de musique, Bruxelles, Conservatoire royal, Ms Cons 9940.

Brossard, Sébastien de (1701), Dictionnaire de musique, Paris, Christophe Ballard.

Canguilhem, Philippe (2002), Andrea et Giovanni Gabrieli, Paris, Fayard/Mirare.

Caus, Salomon de (1615), Institution harmonique, Francfort, Jan Norton.

Chemotti, Antonio, et Katelijne Schiltz (2020), « Deep Mourning in Cinquecento Venice. Gioseffo Zarlino’s lectiones pro mortuis », Journal of the American Musicological Society, vol. 73, n° 3, p. 583-638.

Chicago, Newberry Library, Ms. Vm 2.3.F81t.

Diruta, Girolamo (1609), Seconda parte del Transilvano, Venise, Giacomo Vincenti.

Galilei, Vincenzo (1568), Fronimo dialogo, Venise, Girolamo Scotto.

Glaréan, Heinrich (1547), Dodecachordon, Bâle, Heinrich Petri.

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PDF

RMO_vol.11.2_Giardina

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Adriano Giardina, « Musico perfetto, Gioseffo Zarlino. His time, his work, his influence, dirigé par Jonathan Pradella », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, p. 229-239.

  • Référence électronique

Adriano Giardina, « Musico perfetto, Gioseffo Zarlino. His time, his work, his influence, dirigé par Jonathan Pradella », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol11-n2/musico-perfetto-gioseffo-zarlino/, consulté le…


Auteur

Adriano Giardina, Université de Fribourg

Adriano Giardina est maître d’enseignement et de recherche en musicologie à l’Université de Fribourg (Suisse). Auparavant, il a occupé divers postes à l’Université de Lausanne et a, à ce titre, enseigné à l’École polytechnique fédérale et à la Haute École de Musique – Vaud. Il a effectué ses études de musicologie à l’Université de Fribourg et à l’Université de Genève. En 2009, il a soutenu une thèse de doctorat sur l’organisation et le style du premier livre de motets de Tomás Luis de Victoria. Adriano Giardina dirige l’Ensemble La Sestina, spécialisé dans l’interprétation de la polyphonie de la Renaissance et la musique contemporaine, de même que le Chœur du Pavillon, composé d’étudiantes et d’étudiants en musicologie de l’Université de Fribourg.

Notes

Notes
1 Ce texte est une traduction légèrement modifiée de l’article « ‘Io Pre Gioseffo Zarlino Da Chioza’. Relazioni, contesti e cronologia » (Pradella 2018).
2 Une recherche similaire plus approfondie a d’ailleurs été publiée en 2020 dans le Journal of the American Musicological Society (Chemotti et Schiltz 2020).
3 La première réédition de ce texte, datant de 1602 et qui implique peut-être Eustache Du Caurroy, mentionne Zarlino sans utiliser sa classification.

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