Les voyages de « Despacito ».
La circulation des musiques populaires
à l’ère du
streaming

Isabelle Marc

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Résumé

L’avènement du numérique a eu des effets certains sur la circulation des musiques populaires dans le monde : d’une part, les échanges sont plus intenses que jamais ; d’autre part, le numérique contribue à l’apparition d’un nouveau paradigme de participation interactive des publics et des formes de « créativité » plus répandues dans les pratiques musicales, à travers les cultures et entre les cultures. D’un point de vue transdisciplinaire, faisant dialoguer les popular music studies avec des concepts issus de la littérature comparée et de la traductologie, cet article vise à réfléchir aux effets du numérique dans les transferts de la musique au-delà des frontières (culturelles, territoriales, linguistiques ou sémiotiques), à partir de l’analyse de la circulation de « Despacito », le tube mundial latino interprété par Luis Fonsi et Daddy Yankee en 2017. Numéro 1 dans 40 pays, « Despacito » a été repris, adapté, traduit, détourné d’innombrables fois sur la Toile, selon des stratégies discursives très variées, par des publics professionnels ou amateurs, à travers une multitude de langues, de cultures et de styles musicaux, répondant toujours à des particularités locales. Dans ce but, dans un premier temps, je présenterai une typologie des transferts musicaux (Marc 2015) en mettant l’accent sur les enjeux du numérique. Dans un deuxième temps, j’analyserai quelques-uns des voyages de « Despacito » à travers le monde depuis le Puerto Rico de ses origines. L’analyse de cet exemple nous permettra d’explorer dans quelle mesure des concepts tels que l’originalité, la fidélité ou la créativité, issus des études de traduction et de littérature comparée, peuvent être appliqués aux transferts des musiques populaires de nos jours, notamment à partir des théories postcoloniales de la traduction (Bassnett 1999). Il s’agira enfin de réfléchir aux logiques transculturelles qui sous-tendent la circulation des musiques populaires qui échappent à la logique traditionnelle centre-périphérie pour suivre un schéma de type rhizomatique relevant d’une forme d’itérabilité (Derrida 1988) transculturelle.

Mots clés : circulation musicale ; cosmopolitisme culturel ; numérisation de la musique ; traduction et musique ; transculturalité.

Abstract

Digitization has transformed the way popular music circulates across cultures. To begin with, exchanges between cultures have become more intense than ever; what’s more, digital technology is contributing to the emergence of a new paradigm involving interactive audience participation and more widespread forms of “creativity” in musical practices, within and between cultures. From a transdisciplinary perspective that brings together popular music studies with concepts from comparative literature and traductology, this article examines the effects of digital technologies on the transfers of music across borders (cultural, territorial, linguistic, or semiotic), based on an analysis of the circulation of “Despacitoˮ, the worldwide Latino hit performed by Luis Fonsi and Daddy Yankee in 2017. Number 1 in 40 countries around the world, “Despacitoˮ has been adapted, translated and transformed countless times on the Web, using a wide variety of discursive strategies, by professionals and amateurs alike, across a multitude of languages, cultures and musical styles, always in line with local particularities. To this end, I will first present a typology of musical transfers (Marc 2015), focusing on digital issues. Secondly, I will analyze some of  “Despacito’s” journeys around the world from its origins in Puerto Rico. This case study will enable us to explore the extent to which concepts such as originality, fidelity and creativity, derived from translation studies and comparative literature, can be applied to the transfer of popular music today, particularly on the basis of postcolonial theories of translation (Bassnett 1999). Finally, the aim is to reflect on the transcultural logics underlying the circulation of popular music, which eschews the traditional centre-periphery logic to follow a rhizomatic pattern that reflects a form of transcultural iterability (Derrida 1988).

Keywords: cultural cosmopolitanism; digitization of music; musical circulation; transculturality; translation and music.

L’avènement du numérique a entraîné des transformations profondes dans la manière dont la musique, et notamment la musique populaire est créée, diffusée, écoutée et commercialisée, mais aussi pensée et conçue. Ces mutations technologiques, économiques, culturelles et esthétiques font l’objet d’un champ de recherche foisonnant investi par les sciences humaines et sociales, dont la philosophie (Lehmann 2017; Arbo 2020), la sociologie (Hesmondhalgh 2022; Le Guern 2016) et l’anthropologie (Born 2022; Stokes 2007, 2014). 

La circulation de la musique est l’un des aspects les plus profondément affectés par cette révolution numérique. En effet, si l’histoire des sons, des instruments, des artistes et des esthétiques est déjà en grande partie l’histoire de leurs transferts à travers le temps et l’espace1La circulation de la musique – comme la circulation de la littérature ou d’autres formes d’art – est un phénomène avéré qui a fait l’objet de nombreuses études portant sur des contextes spatio-temporels précis. Notamment, dans le domaine des musiques populaires, l’exemple de la circulation des musiques dites afro-américaines est peut-être l’un des mieux connus. À cet égard, voir l’étude fondatrice de Paul Gilroy dans le troisième chapitre de son livre The Black Atlantic (1993). La circulation des musiques dans l’espace et dans le temps constitue d’ailleurs l’un des ressorts fondamentaux pour la création musicale (Stokes 2014)., l’avènement du streaming a entraîné des changements importants, aussi bien quantitatifs que qualitatifs, dans la façon dont la musique est diffusée au-delà de ses cultures d’origine.  

Cet article se propose de réfléchir aux effets de la numérisation sur la circulation des musiques à partir du cas de la diffusion mondiale de « Despacito » (Fonsi, Yankee, Ender 2017). Sur la base de mon travail précédent sur les chansons et les styles voyageurs (Marc 2015), je chercherai à comprendre ce que le streaming fait aux transferts de musique à partir de l’analyse de la circulation de ce tube mondial latino interprété par Luis Fonsi et Daddy Yankee, produit par Universal Music Latino en 2017, et ayant atteint la première place des ventes de singles dans plus de 40 pays en Amérique, en Europe et en Océanie. Son clip, réalisé par Carlos Pérez, a détenu jusqu’il y a peu le record de vues sur le Web – en octobre 2024, il en cumule plus de 8,5 milliards. Ces chiffres démontrent que le morceau a pu franchir les frontières géographiques et culturelles à travers le monde ; comme si, potentiellement, toutes les personnes habitant sur la planète avaient vu au moins une fois le clip de « Despacito ». Cette diffusion quasi universelle a été rendue possible par les dispositifs audiovisuels numériques, essentiellement, les tablettes et les smartphones.

Au-delà du succès commercial planétaire, « Despacito » a été repris, adapté, traduit, détourné d’innombrables fois sur la Toile, sous des formes sérieuses ou parodiques, critiques ou admiratives, professionnelles ou amatrices, à travers une multitude de langues, de cultures et de styles musicaux. Comme nous le verrons, les publics du monde entier sont allés au-delà de ce que je nomme « l’écoute transnationale » et se sont approprié « Despacito » selon des stratégies sémantiques diverses, mais répondant toujours à des particularités locales. En suivant une démarche interprétative qualitative, d’un point de vue transdisciplinaire, faisant dialoguer les popular music studies avec des concepts issus de la littérature comparée et de la traductologie, l’exemple de « Despacito » nous permettra de réfléchir aux effets du numérique dans les transferts de la musique au-delà des frontières, qu’elles soient politiques, culturelles, linguistiques ou sémiotiques. 

Pour ce faire, dans un premier temps, je reviendrai sur la typologie des transferts musicaux que j’ai déjà proposée (Marc 2015), en l’actualisant et en mettant l’accent sur les enjeux du numérique. Dans un deuxième temps, j’analyserai quelques-uns des voyages de « Despacito » à travers le monde depuis le Puerto Rico de ses origines. L’analyse de ces voyages nous permettra d’explorer dans quelle mesure des concepts tels que l’originalité, la fidélité ou la créativité, utilisés dans les études de traduction et de littérature comparée, peuvent être appliqués aux transferts des musiques populaires de nos jours, notamment à partir des théories postcoloniales de la traduction (Bassnett 1999). Il s’agira enfin de réfléchir aux logiques transculturelles qui sous-tendent la circulation des musiques populaires, et qui, comme j’essaierai de le démontrer, échappent à la logique traditionnelle centre-périphérie, pour suivre un schéma de type rhizomatique qui relève d’une forme d’itérabilité (Derrida 1988) transculturelle, de différence dans la réitération, qui modifie et transforme les « originaux » selon les différents contextes culturels de réception.

 

Typologie des transferts musicaux à l’ère du streaming.
Les chansons et les « styles voyageurs » 

Le streaming constitue de nos jours le principal mode de circulation de la musique enregistrée267,3 % de la consommation de la musique enregistrée se fait par le biais du streaming, selon l’IFPI (2024).. Cette dématérialisation entraîne une intensification inédite de la présence de la musique dans les différentes instances du quotidien, désormais digital, dans la plupart des sociétés contemporaines : dans les réseaux sociaux et les jeux vidéo, comme accompagnement des différentes activités quotidiennes, la musique produite aux quatre coins du globe est omniprésente dans nos vies, pour peu que l’on possède un téléphone mobile. 

Grâce à cette écoute mobile et dématérialisée, la musique, ou plutôt les musiques dans leur variabilité, sont potentiellement accessibles partout, à tout moment – à condition que les utilisateur·rices disposent d’un accès à Internet sur un dispositif personnel. L’un des effets de cette écoute potentiellement universelle serait précisément la circulation des musiques à travers le monde, l’interconnexion, comme l’affirme Frances More, directrice générale de l’IFPI :

Dans presque tous les coins du globe, la plupart des fans peuvent profiter de la musique grâce au streaming. […] Alors que les maisons de disques continuent d’étendre leur empreinte géographique et leur portée culturelle, la musique est aujourd’hui plus que jamais connectée au niveau mondial et cette croissance s’est propagée dans toutes les régions du globe3La croissance soutenue des marchés de la musique sur tous les continents est confirmée par le dernier rapport de l’IFPI (2024).. (IFPI 2021)

Par ailleurs, et c’est cela qui nous intéresse tout particulièrement dans le présent travail, ces nouvelles technologies favorisent l’apparition d’un nouveau paradigme entraînant la participation interactive des publics et des formes de créativité plus répandues, plus démocratiques, dans les pratiques musicales au sens large du terme, à l’instar du concept de musicking proposé par Christopher Small (1998). Ces nouvelles pratiques se développent à travers les cultures, dépassant ou abolissant les frontières, comme phénomène interculturel, mais aussi entre les cultures, conçues comme entités différenciées qui maintiennent des rapports d’interdépendance et de force4Le concept de culture est sans doute l’un des plus polysémiques et controversés en sciences humaines et sociales. Il est ici utilisé dans son acception anthropologique, consensuelle, telle que proposée par l’UNESCO comme « l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. » (Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, 1982).. En lien avec ce nouveau paradigme participatif, les « non-musicien·nes » font aussi de la musique : sous forme de vidéos réaction, de mash-up, de lip dub, de reprises, de parodies, ou de simples enregistrements sur téléphone assimilables à des selfies musicaux, ces formes de musique a priori amatrices ne sont plus confinées à leur contexte d’origine et circulent sans arrêt à travers le monde. En ce sens, comme le signale la littérature récente sur le rôle des usager·es dans l’industrie musicale (Choi et Burnes 2013; Toscher 2021), les publics peuvent être désormais considérés comme des co-créateurs de contenus qui circulent à travers et entre les cultures. 

Certes, ce paradigme participatif, démocratique et universaliste doit être nuancé. En effet, comme le signale Jenkins :

Nous ne vivons pas encore dans un monde où la participation est la norme. Beaucoup n’ont pas accès aux technologies et au monde numérique. Beaucoup sont bloqués des conversations importantes qui façonnent notre culture. Et les discours de ces publics dispersés semblent toujours moins puissants que ceux qui émergent des industries médiatiques. Mais nous pouvons parler de l’aspect de plus en plus participatif de notre culture alors que de plus en plus de personnes ont accès aux productions culturelles et à leur circulation. (Jenkins 2015)

Cela est tout aussi vrai dans le domaine de la musique : l’accès effectif des publics vernaculaires à la diversité musicale est affecté par le processus de « plateformisation » qui dirige ou discipline les contenus et l’accès à ces contenus (Hesmondhalgh et al. 2023). Par ailleurs, l’utilisation des nouvelles technologies liées aux pratiques musicales est très inégalement distribuée à travers les classes sociales et les cultures sur le plan national et international, et reste relativement peu étudiée5Le projet de recherche Music Culture in the Age of Streaming, dirigé par David Hesmondhalgh à l’Université de Leeds, explore les enjeux du streaming dans les cultures musicales dans le monde. Les travaux issus du projet jusqu’à présent, notamment l’article « Streaming’s Effects on Music Culture: Old Anxieties and New Simplifications » (Hesmondhalgh 2022), montrent que les changements liés au streaming restent méconnus, souvent lestés par des idées préconçues, y compris en ce qui concerne les variations internationales du phénomène. Ces travaux offrent également une révision de la littérature produite sur le sujet jusqu’à maintenant.. 

Par ailleurs, la circulation effective de la musique au XXIe siècle semble contredire une vision universaliste, mais aussi une vision qui tendrait vers l’uniformisation musicale. En effet, les tensions accrues entre cosmopolitisme et nationalisme sur le plan géopolitique, économique, idéologique sont aussi visibles dans les flux de la musique. En ce qui concerne la musique populaire concrètement, on écoute et on achète local, comme le prouvent les rapports de l’IFPI, qui mettent l’accent sur la diversité musicale et le succès des styles vernaculaires dans les différents marchés nationaux, comme le sertanejo au Brésil ou la C-pop en Chine (IFPI 2022). Tel est le cas de la France, où les premières places des listes de vente sont régulièrement et majoritairement occupées par des artistes français6Voir les listes des titres et des albums les plus écoutés en France fournies par le SNEP au cours des dernières années et où la préférence pour la musique produite dans l’Hexagone est avérée.. En ce sens, l’industrie de la musique, bien qu’en grande partie transnationale, continue à structurer ses marchés en fonction de grandes zones géographiques et culturelles, à savoir : États-Unis et Canada, Amérique latine, Europe, Moyen-Orient et Afrique du Nord, Asie, Afrique subsaharienne, Océanie. Or, on écoute et on achète aussi mondial – ce qui très souvent revient à dire anglo-américain –, mais pas exclusivement, qu’il s’agisse de pop, de rock ou de musiques urbaines, comme le montre la liste Billboard des meilleures ventes à travers le monde, avec Taylor Swift en tête du classement en 2022, suivie par BTS, Drake, Bad Bunny et The Weeknd. À cet égard, les labels et les artistes visent les marchés de l’exportation, avec des artistes « born global » (Chen et al. 2021), c’est-à-dire conçus pour les publics internationaux7Sur les enjeux de l’exportation des musiques populaires au XXIe siècle, voir notamment Chen et al. (2021) et Spanu (2022).. Dans la circulation de la musique, on perçoit donc simultanément une persistance des limites et des frontières et un foisonnement de connexions, de liens, forts ou faibles, souvent improbables, qui s’établissent au-delà de ces frontières. Entre standardisation et diversité, entre universalisme et différence, la tension entre le local et le mondial est bel et bien présente à l’heure du tout streaming. À cet égard, il convient d’insister sur le fait que, au-delà des ressemblances et d’un certain degré d’isomorphisme dans les sonorités qui voyagent autour du globe, comme l’atteste le succès de tubes littéralement planétaires – dont « Despacito » –, les documents produits par les publics et les médias, les playlists spécifiques à chaque pays proposées par les plateformes et l’expérience personnelle montrent bien l’on ne streame pas de la même façon à Madrid qu’à Washington ; on n’écoute pas, on ne danse pas de la même façon à Strasbourg qu’à Dakar.

Dans l’analyse de la circulation des musiques populaires, les études culturelles et l’anthropologie offrent des cadres d’interprétation des relations entre les cultures et les identités contemporaines à l’aide de concepts tels que la mondialisation, l’acculturation, la créolisation, entre autres (Appadurai 1996; Glissant 2005; Gilroy 1993; Tomlinson 1999). De son côté, l’ethnomusicologie travaille sur la circulation des musiques dans le monde, avec un intérêt particulier pour le rôle des migrations et des technologies dans cette circulation (Toynbee and Dueck 2011; Stokes 2007, 2014). Les approches historiques analysent la circulation des musiques populaires dans les processus de transformation sociohistoriques des sociétés occidentales8En France, le séminaire « Histoire sociale du rock » impulsé par Arnaud Baubérot et Florence Tamagne a contribué à inclure les musiques populaires dans l’analyse des processus historiques. (Mrozek 2019). Pour sa part, la traductologie s’est intéressée au transfert des éléments verbaux dans la musique, surtout dans la musique savante et l’opéra, comme une sous-discipline de la traduction audiovisuelle (Minors 2013). Dans ce contexte, les musiques populaires ont fait l’objet de travaux pertinents où l’accent est mis sur la description des techniques de traduction, souvent en vue d’améliorer la qualité desdites traductions (Low 2016) et l’accessibilité de la musique. Par ailleurs, des travaux récents s’intéressent à la traduction de chansons comme phénomène transculturel dans un contexte sociohistorique précis (Saraeva 2008, 2015, 2019; Franzon et al. 2021; Marc 2013). 

En réalité, comme le souligne pertinemment Lucile Desblache (2019), les rapports entre la musique et la traduction, cette dernière étant conçue comme une opération de transfert (intersémiotique, interculturel ou interlinguistique), vont bien au-delà de la traduction ou du sous-titrage des comédies musicales ou du surtitrage des opéras. Si l’on s’en tient au domaine de la transculturalité et de l’interculturalité, l’analyse de la circulation de la musique, comme un objet multisémiotique, requiert une approche multidisciplinaire, combinant l’ethnomusicologie mais aussi les études culturelles, les sciences de l’histoire et la traductologie. En effet, les significations des musiques populaires se construisent à la fois dans et à partir de leurs composants immanents (sons, paroles, performance) et des circonstances sociohistoriques (le contexte culturel) de leur production, diffusion et réception (Middleton 2000, p. 13). C’est pourquoi, lorsqu’une chanson ou un album se déplace, voyage à travers le temps et l’espace et arrive dans un nouveau contexte, ses significations sont transformées, transformant à son tour la culture d’accueil ou culture cible (Marc 2015, p. 5-8). Face aux interprétations plus ou moins apocalyptiques qui considèrent que la mondialisation9Motti Regev emploie notamment la notion d’isomorphisme pour se référer au « pop-rock », qui serait selon lui la forme prédominante dans le paysage musical mondial (Regev 2013). En ce qui concerne les dangers liés au streaming, soit l’uniformisation des formats, l’écoute distraite et fragmentée ou l’élimination de la diversité culturelle, voir l’excellent article de David Hesmondhalgh (2022). et le streaming entraîneraient l’uniformisation culturelle et musicale, la traductologie et le comparatisme, mais aussi la sociologie critique permettent de montrer que les transferts culturels impliquent, nécessairement, des changements à la fois dans l’objet transféré et dans la culture qui le reçoit. Par conséquent, tout transfert, tout voyage musical entraîne une transformation, une itération, où la musique créée, produite et reçue dans une culture d’origine est inéluctablement réinterprétée, resignifiée dans la culture qui l’accueille, culture qui à son tour se voit transformée par l’inclusion de l’élément transféré. 

À partir de cette première idée, je passe maintenant à la présentation des différents types de transferts possibles : l’écoute transculturelle, la traduction, la reprise musicale interculturelle et l’émulation stylistique. 

L’écoute transculturelle

J’entends par « écoute transculturelle » la réception d’une musique, dans la plupart des cas, une chanson, dans un contexte culturel différent de l’original ; la chanson est donc reçue telle quelle, sans modification de ses éléments immanents. De nos jours, il s’agit, évidemment, du type de transfert le plus fréquent : la musique, en grande partie dématérialisée, est potentiellement universelle, au sens où elle peut être écoutée partout dans le monde. Avec les dispositifs mobiles, Taylor Swift ou Miley Cyrus, mais aussi Bad Bunny et Angèle, sont littéralement accessibles aux quatre coins du globe, comme le prouvent les classements des streams. 

Or, ces artistes sont-ils et elles écouté·es de la même façon à Bangkok qu’à Pittsburgh, à Dakar et à Toronto ? Les playlists locales, l’expérience quotidienne et les documents produits par les publics et les médias locaux confirment que les importations musicales ont beau être diffusées sans aucun changement, les publics vernaculaires les perçoivent de façon différente, conformément à leur propre culture et à la vision proposée par les médias locaux. En réalité, de façon presque immédiate, les publics locaux entendent et identifient ces musiques dans leur altérité, souvent à cause de la langue utilisée, mais aussi à cause des sons, de la couleur musicale perçue comme différente. En conséquence, les publics autochtones reçoivent et font usage de la musique selon leurs propres valeurs et codes culturels et esthétiques. Ici, les études culturelles nous aident à comprendre le rôle actif des publics, qui effectuent un processus de décodage (Hall 1980) de la musique, que l’on peut aussi qualifier de traduction. Dans cette approche, si chaque public utilise le message de façon différente – ici, le message est la musique – conformément à un système de valeurs qui lui est propre – culturelles, esthétiques, etc. –, l’inclusion d’un nouveau contexte dans l’équation va forcément altérer le système de décodage. Ainsi, tout transfert musical entraîne une transformation, une traduction, conçue, dans son sens le plus large, comme franchissement d’une frontière, qu’elle soit linguistique, sémiotique et/ou culturelle, entraînant forcément une perte et un gain de « sens10En théorie de la traduction, la perte ou le gain de sens entre le texte source ou texte de départ et le texte traduit ou texte cible désigne les différences, inévitables, entre le sens véhiculé par le texte original et la traduction. Ces différences sont liées à des facteurs multiples tels que l’écart entre les deux cultures mises en contact par la traduction, mais aussi à la volonté de rapprocher le texte traduit de sa source et ou de sa cible. Pour une très brève introduction aux problématiques générales de la traductologie comme discipline, voir par exemple La traduction (Oustinoff 2022) ; voir aussi la Routledge Encyclopedia of Translation Studies (Baker et … Continue reading». Cette traduction produira en conséquence des effets transformateurs dans la culture d’accueil, considérée comme un polysystème complexe, hétérogène et relationnel (Even-Zohar 1990). 

Les traductions interlinguistiques

Or, la musique ne circule pas seulement en version originale ; elle voyage aussi sous forme de traductions, aussi dénommées adaptations ou versions11Il n’existe pas de consensus terminologique à cet égard. Le terme « traduction » est plus souvent utilisé pour les opérations plus « fidèles » à l’original alors que les termes « adaptation » et « version » impliquent plus de liberté ou d’écart par rapport au texte source., qui impliquent des opérations de transfert entre des langues et des cultures différentes12Susam Saraeva englobe toutes les opérations qui entraînent le passage d’une langue/culture à une autre, comprenant tous les procédés linguistiques possibles, de la traduction à la réécriture complète des paroles en passant par l’adaptation et l’appropriation, sous la dénomination « interlingual cover version » (Susam-Saraeva 2019, p. 43). Cette catégorie semble trop vaste, dans le sens qu’elle assimile des processus et des stratégies sémantiques foncièrement différentes, notamment en ce qui concerne la « fidélité » au sens et aux références culturelles originales.. Dans la traduction interlinguistique, la musique (au moins certains éléments, notamment la ligne mélodique), le message référentiel (le sens) et la charge culturelle, soit les éléments spécifiques à la culture de l’original, sont conservés dans la culture cible, au moins partiellement. Les opérations linguistiques peuvent être plus ou moins « fidèles » au texte source13La fidélité est l’un des concepts les plus controversés dans l’histoire de la traduction ; sa définition et sa teneur varient grandement en fonction des époques et des traditions culturelles. Dans la tradition française des « belles infidèles », par exemple, l’infidélité à la littéralité de l’original était considérée comme nécessaire pour embellir le texte littéraire issu de l’opération de traduction. On se situe alors dans un paradigme « cibliste » face à un paradigme « sourcier » qui prétend rester fidèle à la littéralité du texte source., mais le lien avec l’œuvre préexistante reste explicite. 

De nos jours, ces transferts d’ordre musical, sémantique et culturel sont surtout fréquents dans la traduction/adaptation de comédies musicales, à l’écran ou au théâtre, en version doublée, surtitrée ou sous-titrée. Ces transferts étaient aussi très abondants dès la fin des années 1950 et jusqu’aux années 1970, et même plus tard, avant que l’anglais n’atteigne son hégémonie actuelle et ne devienne la lingua franca des musiques pop. La traduction était une stratégie récurrente dans l’exportation de la musique, interprétée par les artistes « originels » ou par des artistes locaux. Pendant cet âge d’or de la traduction, les tubes anglo-américains – mais pas seulement – étaient traduits en français pour Johnny Hallyday ou Claude François, et l’on sait à quel point le succès de ces traductions a contribué à lancer la carrière de ces artistes. Mais les artistes français interprétaient aussi leurs succès dans d’autres langues européennes : Charles Aznavour, Sheila ou Françoise Hardy ont par exemple chanté en italien et en espagnol. Lorsqu’elles étaient interprétées par des chanteur·euses vernaculaires, les versions répondaient à un objectif à la fois esthétique et commercial. Ainsi, ces traductions cherchaient à imiter la musique étrangère, la musique de l’Autre, souvent dans le but d’introduire des nouveautés dans la culture d’accueil. Or, cet engouement pour la musique venue d’ailleurs n’était évidemment pas dépourvu de visée commerciale, puisque, in fine, l’objectif était de reproduire le succès originel. Souvent, lorsqu’elles étaient interprétées par des artistes locaux, ces traductions étaient reçues par les publics locaux comme des créations autonomes ; seuls les connaisseurs les identifiaient comme des adaptations d’Elvis ou de The Everly Brothers. Toutefois, leur différence par rapport aux musiques « autochtones », interprétée fréquemment comme un signe de modernité, constituait l’une des clés de leur succès. Cet âge d’or de la traduction en Europe occidentale coïncide de manière générale avec la pénétration des musiques étrangères, notamment, mais pas exclusivement, du rock & roll anglo-américain, dans les pays non anglophones. Après cette première phase, basée sur la volonté d’incorporer la « modernité » et la « différence » venues de l’étranger (Marc 2013), en général, les artistes locaux s’autorisaient à suivre un parcours autonome, enregistrant leurs propres chansons, mais recréant toujours leur « style étranger » ; c’est ce que l’on peut dénommer « émulation stylistique », sur laquelle je reviendrai plus loin. Mais je voudrais insister sur le fait que la traduction, bien qu’il s’agisse d’un processus mimétique, ne produit pas des objets identiques, isomorphes, mais des objets « autonomes », fonctionnant de plein droit sous un régime esthétique qui leur est propre, et dont la secondarité temporelle n’entraîne pas une secondarité ontologique. 

Reprises musicales interculturelles

Le terme « reprise musicale interculturelle » fait référence à une reprise ou un cover dans lequel des éléments musicaux (au moins la ligne mélodique, l’accroche, le hook) d’une chanson source servent de base à une chanson cible. Contrairement à la traduction, la reprise ou le cover interculturels ne conservent pas les référents sémantiques et culturels de l’original. Nombreux sont les exemples de ce phénomène tels que la chanson argentine « Que nadie sepa mi sufrir », devenue « La foule », un des titres emblématiques dans le répertoire de Piaf (Marc 2015, p. 9; Christina Richter-Ibañez 2018), mais aussi de la chanson française, voire de la francité. En ce sens, « La foule » est devenu son propre original dont seuls les amateur·rices connaissent l’origine étrangère, et fonctionne donc comme un palimpseste musical dont les différentes couches sont seulement visibles et audibles en fonction des connaissances du public. 

L’émulation stylistique

L’émulation directe ou indirecte de styles ou genres étrangers et leur intégration dans les scènes nationales a été l’une des principales formes de production et de créativité dans l’histoire des musiques populaires. En ce sens, je propose d’appeler les œuvres et les styles nés de la rencontre entre les musiques étrangères émulées et les musiques vernaculaires des « styles voyageurs » (« travelling styles », Marc 2015). À l’heure actuelle, grâce à la dématérialisation de la musique mais aussi grâce à l’intensification des mouvements migratoires et aux pratiques culturelles cosmopolites, ces transferts sont plus fréquents et complexes que jamais. Ces voyages musicaux nous permettent d’écouter du rock, du hip-hop ou de la techno « autochtone » à New York, Delhi, Marseille, Santiago du Chili ou Dakar par des artistes qui établissent un dialogue entre les influences étrangères et les styles vernaculaires. L’interconnexion toujours plus grande des musiques prouve, comme le suggère Martin Stokes, que la mondialisation peut favoriser la créativité, comprise « en termes de nouveaux espaces globaux ouverts pour la communication musicale et l’échange, à des échelles inégales bien que toujours plus larges, dans la circulation des personnes, des technologies et des idées » (Stokes 2014, p. 42). 

Ainsi, l’écoute transculturelle, la traduction, la reprise musicale interculturelle et l’émulation stylistique constituent les principales formes de circulation musicale héritées du XXe siècle, favorisées par la numérisation des pratiques musicales au XXIe siècle. Toutes impliquent un voyage à travers les frontières culturelles et linguistiques, et donc une transformation, une traduction ; en somme un changement. Elles établissent des relations « bilatérales » et « multilatérales » entre les textes/formes sources et les textes/formes cibles et répondent à des logiques esthétiques mais aussi économiques et idéologiques. Toutes partagent une disposition mimétique, une « impulsion à copier la musique de l’autre » (Toynbee et Dueck 2011, p. 2), que cet Autre soit le « dominant » ou le « dominé » au sein du couple. Le résultat ne produit pas, ou pas seulement, un isomorphisme, une standardisation, mais une variabilité, une itérabilité où se conjuguent à des degrés différents l’identité et l’altérité. Dans la section suivante, j’analyserai les voyages de « Despacito » comme un paradigme de cette répétition créative collective et transculturelle qui caractérise la circulation des musiques populaires de nos jours. Par ailleurs, l’exemple de « Despacito », tube aux sonorités latino, créé par des artistes portoricains et chanté en espagnol, certes produit par la branche latino-américaine d’Universal Music, illustrera le changement dans la dynamique des transferts nord-sud et centre-périphérie vers une logique plus complexe, où les tendances, les modes, l’innovation et la créativité ne sont plus nécessairement issues du Nord Global.

 

Les voyages de « Despacito »

Nous l’avons vu en introduction, « Despacito » est un tube planétaire. Il s’agira d’explorer comment, au fur de ses voyages à travers les continents, les langues, les interprètes et les publics, le morceau s’est transformé, réinventé, resignifié, notamment grâce au streaming et aux réseaux sociaux. 

Basé sur un mélange intelligent de latin pop et de reggaeton, « Despacito » met en scène le désir érotique d’un personnage masculin pour un objet féminin. Le clip montre les deux interprètes masculins dans l’atmosphère colorée et luxuriante d’un quartier populaire (La Perla) de San Juan de Puerto Rico, évoluant au milieu d’habitants qui semblent autochtones, dans une ambiance festive et ludique, avec des plans du corps féminin ouvertement sexualisé. La mer, le sexe et le soleil, composantes traditionnelles des tubes de l’été, sont savamment combinés et situés dans une atmosphère vaguement latino – malgré une mention spécifique à Puerto Rico, « aquí en Puerto Rico » (ici, à Puerto Rico). Comme le titre l’indique14« Despacito », en espagnol, signifie « doucement », « lentement » ; dans le contexte de la chanson, l’adjectif renvoie aux mouvements lents du corps, dans la danse et dans les rapports sexuels et de séduction., le rythme, lent mais assez vif, « un petit peu lentement », évoque des pulsations érotiques, tout en restant dans les limites de la décence morale. Esthétiquement parlant, pour le public international, principalement considéré comme blanc et occidental, mais pas exclusivement, il s’agit d’un produit facilement identifié comme latino grâce à l’utilisation de l’espagnol, au rythme reggaeton et aux protagonistes « bruns15Le terme « brun » est une traduction de l’anglais « brown », qui désigne les personnes dont la couleur de peau est identifiée comme se situant entre le « blanc » (« caucasian ») et le « noir » (« black »). » ou métis. En ce sens, « Despacito » correspondrait parfaitement aux stéréotypes musicaux, raciaux et sexuels latino ayant cours aux États-Unis mais aussi ailleurs, que Rivera-Rideau et Torres-Leschnick identifient comme (afro-)latinidad, afro-latinité tropicalisée (Rivera-Rideau et Torres-Leschnick 2019, p. 5).

Du point de vue de la codification des éléments immanents de la chanson, comme on l’a vu, il s’agit d’une musique légère, qui incite à danser, à bouger, à chanter : mais on ne danse pas, on ne bouge pas, on ne chante pas et on n’utilise pas la musique de la même façon selon que l’on appartienne à une communauté portoricaine à New York ou que l’on soit étudiant à Pékin ou à Kinshasa. Ce sont précisément les dispositifs et les technologies mobiles qui permettent de confirmer que l’écoute directe, la réception, est localisée, transformée, traduite par les publics locaux selon des codes esthétiques et culturels qui leur sont propres. Les décodages de « Despacito » dépendent inévitablement du contexte culturel cible et des identités que ses publics ont choisi d’appliquer comme grille d’interprétation. Les milliers de vidéos réaction disponibles sur Internet nous donnent une idée de la diversité des publics qui réagissent, dans leurs langues et avec leurs codes expressifs, avec des vidéos venant des quatre coins de la planète16Il existe des milliers de vidéos sur YouTube, sur TikTok, qu’il est impossible d’analyser de façon exhaustive. À titre d’exemple, voir la réaction « statique » de KNK en regardant pour la première fois le clip, face à la réaction somatique enthousiaste de Daveeze, un commentateur américain. Signalons aussi que souvent, les commentateurs anglophones utilisent les sous-titres pour déchiffrer les paroles.. Or, les publics filment aussi d’autres usages localisés : usages festifs à l’occasion de célébrations diverses comme des mariages, nombreux usages parodiques et humoristiques, mais aussi des usages politiques, comme chez Nicolás Maduro, qui utilisa une version de « Despacito » dans sa campagne présidentielle de 2017, ou encore chez Joe Biden, qui fit sonner les premiers accords de la chanson pour s’adresser aux électeurs latino lors de sa campagne de 2020. En filmant et en postant leurs réactions, les publics jugent leur écoute digne d’intérêt ; de surcroît, dans ces pratiques partagées via les réseaux sociaux, les publics se substituent à l’ethnologue compilant des archives et montrent la variabilité de l’écoute transculturelle. Dans la myriade d’exemples disponibles sur la Toile, l’itération potentiellement infinie fonctionne comme source de production sémantique, donc comme forme de créativité basée sur le transfert culturel ; elle produit des effets, des sens à chaque fois nouveaux, dont la variabilité et la diversité sont renforcées par les contextes individuels et, faut-il insister, transculturels. 

Or, « Despacito » a aussi fait l’objet de très nombreuses traductions interculturelles interprétées par des professionnels et des amateurs. Penchons-nous d’abord sur les versions des professionnels et en premier lieu sur la plus célèbre, le remix de Justin Bieber, publiée quelques mois seulement après l’original. Rivera-Rideau et Torres-Leschnick font le récit de l’histoire presque mythique selon laquelle la pop star canadienne aurait découvert « Despacito » dans une boîte de nuit de Bogotá. En une semaine, Bieber a enregistré l’introduction en anglais et s’est produit sur scène avec Fonsi à Puerto Rico. Le remix anglais-espagnol a été numéro 1 aux États-Unis pendant 16 semaines et, selon Universal Music, le titre aurait battu tous les records de streams six mois après sa sortie (Universal Music 2017). Dans l’enregistrement de Bieber, bien que le couplet chanté en anglais ne puisse pas être considéré comme une traduction « fidèle », il s’agit bien d’un équivalent fonctionnel, dans le sens qu’il exprime aussi un désir sexuel masculin pour un objet féminin ; en outre, le mot « despacito », en tant que leitmotiv sémantique et musical, est fidèlement rendu dans l’anglais « slowly ». Le « Despacito » de Bieber conserve donc son contenu sexuel mais décent, ses sonorités dansantes et sa couleur exotique, mais le morceau est « blanchi17Sur le processus de « blanchiment » des musiques interprétées par des musiciens noirs, voir Green 2022.», c’est-à-dire rendu acceptable partout car approprié culturellement et racialement par un artiste anglophone et blanc. Par ailleurs, le remix de Bieber confirme que la traduction, en tant que moyen de rapprocher l’Autre de notre propre culture, est toujours opérationnelle de nos jours. À cet égard, certains (Beltrán 2017) déplorent que l’anglais ait été nécessaire pour que « Despacito » devienne un tube véritablement mondial. L’emploi de l’espagnol et de la culture latino peut donc être considéré comme une stratégie commerciale visant à « afro-latiniser », à « tropicaliser » un artiste anglophone blanc. La méconnaissance décomplexée de l’espagnol affichée par Bieber, comme le prouve la vidéo où il se montre incapable de chanter les paroles originales18Justin Bieber ne parle pas l’espagnol, comme le prouve la vidéo où dans un club à New York il reprend la chanson qu’il a lui-même enregistrée peu avant mais en écorchant les paroles, qu’il reconnaît avoir oubliées, en remplaçant notamment « despacito » par « dorito ». Les médias se sont fait l’écho de cette bavure professionnelle mais aussi linguistique et culturelle, que certains considèrent comme une insulte à la culture hispanophone., vient renforcer cette interprétation. Le remix de Bieber pourrait aussi être perçu comme un geste de colonisation culturelle, où la traduction ne rapproche pas mais détruit les différences, et donc la diversité19Sur les rapports entre traduction et violence, voir Samoyault (2020).. En ce sens, Rivera-Rideau et Torres-Leschnick font remarquer que les médias anglophones ont souvent décrit le succès de « Despacito » comme un processus de « découverte », en faisant référence à la découverte supposée de l’Amérique par les Européens aux XVe siècle, dans une veine presque coloniale, attribuant à Bieber le succès mondial de la chanson, qui attendait d’être reprise par une star anglophone blanche pour atteindre sa pleine popularité (Milton 2017). 

Il est intéressant de noter que la logique de transposition est contraire à celle qui prévalait dans les années 1950 et 1960 en Europe occidentale, dans la mesure où c’est la culture non dominante (subordonnée, périphérique) qui est importée, dans une stratégie commerciale basée sur l’exploitation de l’exotisme. Ceci, bien sûr, rappelle l’inclusion ou l’importation d’autres musiques d’origine afro-latine, du mambo à la bossa nova en passant par la salsa, dans le paysage occidental dominant. Cependant, le remix de Bieber n’efface pas la version de Fonsi et Yankee, car les deux versions coexistent de façon parallèle, comme le prouvent les chiffres de ventes pour chacune d’entre elles. La version de Bieber peut donc être analysée comme une forme de blanchiment opportuniste, une symbiose quelque peu inégale qui joue de façon efficace la stratégie de l’exotisme (afro-latinidad) visant aussi la diversité culturelle et raciale du public international. 

Or, les trajectoires de « Despacito » vont bien au-delà des routes américaines. Le tube latino voyage entre les styles musicaux, avec des versions techno, metal, électro, flamenco, jouées au piano ou à la flûte, et bien d’autres20La plateforme Deezer, par exemple, offre plus de 200 versions de « Despacito », sans compter les versions enregistrées par les Fonsi et Yankee eux-mêmes.  . Mais surtout il voyage entre les cultures, avec des versions chantées dans d’autres langues et des contextes complètement différents. Dans certains cas, les stars locales enregistrent une version dans leur langue avec la collaboration de Fonsi, comme dans la version créée par la star de la mandapop JJLIN et dans la version en portugais réalisée en collaboration avec le Brésilien Israel Novaes. En réalité, « Despacito » a été enregistrée dans bien d’autres langues, par des artistes professionnels plus ou noms moins connus, comme Carina Dahl and Adrian Jørgensen, qui, avec leur version en norvégien, ont atteint un franc succès dans leur pays. Les plateformes offrent un très grand nombre de versions commerciales en arabe, en russe, en coréen, en français aussi, notamment à travers les interprétations de Sara’h et de JREYZS. Il est impossible ici d’analyser ces versions interlinguistiques, mais nous pouvons constater que, dans tous les cas, elles confèrent une couleur locale à l’original, en traduisant les paroles, mais aussi en utilisant des arrangements musicaux et des performances visuelles locales. Il faut souligner, en ce sens, que leur lien avec l’urtext reste explicite. 

Or, le succès de « Despacito » a été tel que des milliers, voire des centaines de milliers de fans ont eux aussi enregistré leurs propres versions du morceau, partagées ensuite sur la Toile. Des hommes, des femmes, des enfants, se sont sentis légitimes de diffuser leurs versions sur Internet, certains pour montrer leur talent vocal, d’autres pour s’en moquer, beaucoup vraisemblablement juste pour le plaisir. À cet égard, les études sur l’emploi de la musique sur les réseaux sociaux semblent indiquer que la valeur générée par ces usagers-créateurs est symbolique, sociale mais aussi d’ordre neurobiologique, liée au système de reconnaissance et de récompense réciproque dans le partage des contenus (Toscher 2021). Il suffit de chercher le terme « Despacito » sur Instagram et TikTok pour constater l’ampleur de cette diffusion qui montre une réception individuelle qui aspire à être collective car partagée sur les réseaux sociaux. Ces versions, interprétées par des individus qui ne sont pas musiciens professionnels et qui laissent leur empreinte subjective et culturelle dans le morceau itéré, montrent inévitablement des changements culturels, des appropriations, des domestications de l’original qu’elles veulent imiter, transformer ou subvertir. 

En ce qui concerne les reprises musicales interculturelles, la célébrité globale de « Despacito » peut difficilement être oubliée ou effacée dans les reprises qui altèrent fondamentalement le sens référentiel de l’original. Ainsi, dans les très nombreuses reprises à caractère satirique ou humoristique, « Despacito » devient un substrat intertextuel véhiculant un message qui n’a plus de rapport référentiel ou culturel avec le morceau original. On peut noter, par exemple, une version amatrice en russe qui subvertit les stéréotypes de la masculinité et de la latinité de l’original pour fustiger les conditions de vie en Russie, ou encore la version renommée « Lesbianito », qui chante les louanges de l’amour lesbien et des identités LGBTQ. En Espagne aussi, le célèbre duo d’humoristes Los Morancos s’en est servi pour critiquer la partialité de la justice dans un scandale de corruption impliquant la famille royale ; à Oman, une version critique les mariages arrangés et le système de la dot qui règne encore dans le pays ; en France, en 2023, un agriculteur bio a transformé « Despacito » en « Danse avec des haricots » pour défendre son travail face aux consommateurs. Dans ces versions libres, dont le sens référentiel ne garde aucune ressemblance avec l’original, « Despacito » devient un prétexte musical pour véhiculer un message humoristique et/ou critique ancré dans le contexte de réception.

 

Conclusion

Nous avons vu que dans ses voyages à travers le monde, « Despacito » a subi des transformations, des traductions de nature diverse (musicale, sémantique, linguistique, culturelle) en fonction des différents contextes de réception et des usages privilégiés par ses publics. « Despacito » est devenu un ver d’oreille mondial, une marchandise auditive capable de hanter de manière obsessionnelle une part élevée de la population mondiale. En même temps, il est devenu une source permanente de créativité pour ceux qui ont décidé de le reprendre à des fins diverses, allant de l’exploitation commerciale à la propagande politique, en passant par le simple plaisir musical mimétique. 

Que nous disent – ou nous confirment – les voyages de « Despacito » à travers le monde sur la circulation de la musique à l’ère du streaming ? 

Premièrement, les chiffres de diffusion et surtout les documents disponibles sur la Toile et les réseaux sociaux confirment que les nouvelles technologies et les nouveaux médias ont rendu les pratiques musicales et les échanges musicaux transculturels plus accessibles que jamais.

Deuxièmement, ces mêmes données indiquent un changement dans le concept de frontière culturelle, qui, tout en restant opérationnel, ne constitue pas une limite infranchissable, mais plutôt un filtre translucide et de plus en plus poreux. Grâce à la numérisation, l’éloignement vis-à-vis de l’Autre est réduit de façon très significative. Les publics, possédant désormais un accès plus direct aux créations venues d’ailleurs, ont la possibilité d’écouter et d’agir sur leur écoute, d’en faire usage selon leurs propres codes et leurs propres valeurs. Ce rapprochement numérique entraîne une désacralisation de l’Autre, qui n’est plus altérité totale, opacité, et avec qui le dialogue serait impossible ; désormais, ce sont les algorithmes et les logiciels qui font office de médiateurs dans l’échange. Ainsi, avec « Despacito », les sonorités et l’imaginaire de la tropicalité mondiale sont à portée de clic. Or, la désacralisation concerne aussi le statut de l’artiste et de l’original comme totems intouchables, dans un processus qui rappelle les approches postcoloniales de la traduction où les publics récepteurs ne subissent plus la domination de l’original, où la fidélité n’est plus l’objectif ultime du transfert et où la créativité n’est plus l’apanage du texte source. Les publics sont capables, et a fortiori se croient légitimés, de faire un usage libre de l’œuvre en suivant des stratégies qui peuvent être considérées, dans certains cas, comme des stratégies de résistance : par l’émulation, l’adaptation ou la dérision, sur les plaines froides de Russie ou dans les déserts d’Arabie, « Despacito » se déguise et se transforme au gré des individus et des cultures.

Troisièmement, ces données chiffrées prouvent que la limite entre la pratique professionnelle et la pratique amatrice n’est plus nette ni univoque. En effet, l’amateur qui décide de poster sa version de « Despacito » peut voir son œuvre récompensée financièrement à partir d’un certain nombre de vues ou de streams. En général, toutefois, la production et la consommation sont « gratuites » – même si elles entraînent des échanges monétaires bénéficiant aux tiers (label et artistes originels, plateformes, etc.). Or la récompense des publics « actifs » comme créateurs ou cocréateurs transculturels est surtout d’ordre symbolique (Choi et Burnes 2013), voire neurobiologique, comme le soutiennent les études récentes (Toscher 2021).   

Enfin, sans vouloir tomber dans une lecture excessivement optimiste ou naïve, ces vidéos de « Despacito » aux quatre coins du globe montrent bien que les technologies numériques permettent un engagement plus direct et une participation plus large des publics dans la production culturelle. Suivant Michel de Certeau (1990) et Henry Jenkins (1992), on constate que la numérisation et la diffusion en continu offrent aux publics la possibilité de réécrire, de subvertir, de détourner les objets originels ou tout simplement de jouer avec eux. Les usages et les performances dans des contextes transculturels constituent des formes d’inventivité renforcée, par lesquelles les publics proposent des créations audiovisuelles avec des instruments, des arrangements, des voix, des accents, des décors qui leur sont propres et qui font preuve de créativité musicale transculturelle. 

Si la musique est universelle alors que ses manifestations sont variées et distinctes (Desblache 2019, p. 1), la numérisation contribue à la fois à renforcer son universalisation et sa diversification. Ce sont les réseaux sociaux et les plateformes qui se trouvent à l’origine des voyages surprenants, parfois improbables, mais certes universels, de « Despacito » à travers le globe. Ces voyages mettent en évidence la transformation et la variabilité inhérentes à la circulation transculturelle de la musique, la tension entre le cosmopolitisme et le nationalisme culturel, la remise en question de la primauté du texte original sur les versions ultérieures et a fortiori des concepts d’originalité et de fidélité, et enfin, la revalorisation de la mimésis et de l’émulation comme espaces de créativité. De plus, ces voyages musicaux forcent la révision du rapport hiérarchique entre création et réception, ainsi que le possible remplacement d’une logique d’articulation nord-sud et centre-périphérie par une logique rhizomatique, complexe, où la création et l’innovation surgissent dans des lieux et des contextes multiples.

 

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Isabelle, Marc, « Les voyages de « Despacito ». La circulation des musiques populaires à l’ère du streaming », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, p. 1-18.

  • Référence électronique

Isabelle, Marc, « Les voyages de « Despacito ». La circulation des musiques populaires à l’ère du streaming », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol11-n2/les-voyages-de-despacito/, consulté le…


Autrice

Isabelle Marc, Université Complutense de Madrid

Docteure en littérature française de l’Université Complutense de Madrid (Espagne) où elle est Maître de conférences habilitée à diriger des recherches (MCF HDR), Isabelle Marc travaille sur la culture française contemporaine. Elle s’intéresse notamment aux musiques et aux littératures mainstream, dans leurs rapports à l’esthétique (populaire, élevée, moyenne), à l’identité (nationale, de genre, de classe, de race) et aux phénomènes de transculturalité dans le contexte européen (transferts musicaux et diplomatie musicale). Du point de vue des études culturelles et des études de genre, elle a publié de nombreux travaux sur les auteur·rices-compositeur·rices-interprètes (ACI) français·es et les musiques actuelles en France dans des revues telles que Modern & Contemporary FranceFrench Cultural StudiesBelphégor ou Volume ! La revue des musiques populaires, et aussi sur des écrivaines contemporaines. En 2014-2015, elle a obtenu une Leverhulme Research Fellowship pour étudier les transferts musicaux dans leurs rapports aux politiques culturelles publiques à l’Université de Leeds (Royaume-Uni) où elle codirige l’European Popular Musics Research Group. En 2021-2022, elle a été Fellow à l’Institut d’Études Avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS) pour étudier les représentations de genre dans les musiques populaires actuelles en France. Voir sa liste des publications pour plus de détails.

Notes

Notes
1 La circulation de la musique – comme la circulation de la littérature ou d’autres formes d’art – est un phénomène avéré qui a fait l’objet de nombreuses études portant sur des contextes spatio-temporels précis. Notamment, dans le domaine des musiques populaires, l’exemple de la circulation des musiques dites afro-américaines est peut-être l’un des mieux connus. À cet égard, voir l’étude fondatrice de Paul Gilroy dans le troisième chapitre de son livre The Black Atlantic (1993). La circulation des musiques dans l’espace et dans le temps constitue d’ailleurs l’un des ressorts fondamentaux pour la création musicale (Stokes 2014).
2 67,3 % de la consommation de la musique enregistrée se fait par le biais du streaming, selon l’IFPI (2024).
3 La croissance soutenue des marchés de la musique sur tous les continents est confirmée par le dernier rapport de l’IFPI (2024).
4 Le concept de culture est sans doute l’un des plus polysémiques et controversés en sciences humaines et sociales. Il est ici utilisé dans son acception anthropologique, consensuelle, telle que proposée par l’UNESCO comme « l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. » (Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, 1982).
5 Le projet de recherche Music Culture in the Age of Streaming, dirigé par David Hesmondhalgh à l’Université de Leeds, explore les enjeux du streaming dans les cultures musicales dans le monde. Les travaux issus du projet jusqu’à présent, notamment l’article « Streaming’s Effects on Music Culture: Old Anxieties and New Simplifications » (Hesmondhalgh 2022), montrent que les changements liés au streaming restent méconnus, souvent lestés par des idées préconçues, y compris en ce qui concerne les variations internationales du phénomène. Ces travaux offrent également une révision de la littérature produite sur le sujet jusqu’à maintenant.
6 Voir les listes des titres et des albums les plus écoutés en France fournies par le SNEP au cours des dernières années et où la préférence pour la musique produite dans l’Hexagone est avérée.
7 Sur les enjeux de l’exportation des musiques populaires au XXIe siècle, voir notamment Chen et al. (2021) et Spanu (2022).
8 En France, le séminaire « Histoire sociale du rock » impulsé par Arnaud Baubérot et Florence Tamagne a contribué à inclure les musiques populaires dans l’analyse des processus historiques.
9 Motti Regev emploie notamment la notion d’isomorphisme pour se référer au « pop-rock », qui serait selon lui la forme prédominante dans le paysage musical mondial (Regev 2013). En ce qui concerne les dangers liés au streaming, soit l’uniformisation des formats, l’écoute distraite et fragmentée ou l’élimination de la diversité culturelle, voir l’excellent article de David Hesmondhalgh (2022).
10 En théorie de la traduction, la perte ou le gain de sens entre le texte source ou texte de départ et le texte traduit ou texte cible désigne les différences, inévitables, entre le sens véhiculé par le texte original et la traduction. Ces différences sont liées à des facteurs multiples tels que l’écart entre les deux cultures mises en contact par la traduction, mais aussi à la volonté de rapprocher le texte traduit de sa source et ou de sa cible. Pour une très brève introduction aux problématiques générales de la traductologie comme discipline, voir par exemple La traduction (Oustinoff 2022) ; voir aussi la Routledge Encyclopedia of Translation Studies (Baker et Saldanha 2019).
11 Il n’existe pas de consensus terminologique à cet égard. Le terme « traduction » est plus souvent utilisé pour les opérations plus « fidèles » à l’original alors que les termes « adaptation » et « version » impliquent plus de liberté ou d’écart par rapport au texte source.
12 Susam Saraeva englobe toutes les opérations qui entraînent le passage d’une langue/culture à une autre, comprenant tous les procédés linguistiques possibles, de la traduction à la réécriture complète des paroles en passant par l’adaptation et l’appropriation, sous la dénomination « interlingual cover version » (Susam-Saraeva 2019, p. 43). Cette catégorie semble trop vaste, dans le sens qu’elle assimile des processus et des stratégies sémantiques foncièrement différentes, notamment en ce qui concerne la « fidélité » au sens et aux références culturelles originales.
13 La fidélité est l’un des concepts les plus controversés dans l’histoire de la traduction ; sa définition et sa teneur varient grandement en fonction des époques et des traditions culturelles. Dans la tradition française des « belles infidèles », par exemple, l’infidélité à la littéralité de l’original était considérée comme nécessaire pour embellir le texte littéraire issu de l’opération de traduction. On se situe alors dans un paradigme « cibliste » face à un paradigme « sourcier » qui prétend rester fidèle à la littéralité du texte source.
14 « Despacito », en espagnol, signifie « doucement », « lentement » ; dans le contexte de la chanson, l’adjectif renvoie aux mouvements lents du corps, dans la danse et dans les rapports sexuels et de séduction.
15 Le terme « brun » est une traduction de l’anglais « brown », qui désigne les personnes dont la couleur de peau est identifiée comme se situant entre le « blanc » (« caucasian ») et le « noir » (« black »).
16 Il existe des milliers de vidéos sur YouTube, sur TikTok, qu’il est impossible d’analyser de façon exhaustive. À titre d’exemple, voir la réaction « statique » de KNK en regardant pour la première fois le clip, face à la réaction somatique enthousiaste de Daveeze, un commentateur américain. Signalons aussi que souvent, les commentateurs anglophones utilisent les sous-titres pour déchiffrer les paroles.
17 Sur le processus de « blanchiment » des musiques interprétées par des musiciens noirs, voir Green 2022.
18 Justin Bieber ne parle pas l’espagnol, comme le prouve la vidéo où dans un club à New York il reprend la chanson qu’il a lui-même enregistrée peu avant mais en écorchant les paroles, qu’il reconnaît avoir oubliées, en remplaçant notamment « despacito » par « dorito ». Les médias se sont fait l’écho de cette bavure professionnelle mais aussi linguistique et culturelle, que certains considèrent comme une insulte à la culture hispanophone.
19 Sur les rapports entre traduction et violence, voir Samoyault (2020).
20 La plateforme Deezer, par exemple, offre plus de 200 versions de « Despacito », sans compter les versions enregistrées par les Fonsi et Yankee eux-mêmes.  

ISSN : 2368-7061
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