Musique et intermédialité dans le cyberespace.
Popular music, live streaming, opéra
Sous la direction d’Alessandro Arbo
et Nicolò Palazzetti
Présentation
Dans un livre sorti en 2021 et intitulé 100 Things We’ve Lost to the Internet, la journaliste américaine Pamela Paul1Rédactrice en chef pour The New York Times Book Review. attirait l’attention sur l’étonnante quantité d’activités, d’objets, de pratiques et d’habitudes que l’utilisation d’Internet avait fini par faire disparaître. Il s’agit d’un véritable monde perdu : un monde dont on peut tour à tour déplorer la disparition ou se réjouir d’être débarrassé. Quoi qu’il en soit, l’enquête nous faisait clairement prendre la mesure du changement – qu’on pourrait sans exagération qualifier d’historique – auquel nous sommes confrontés depuis que l’utilisation des interfaces numériques s’est généralisée. Rien n’est plus comme avant, et la musique ne fait certainement pas exception : comme la plupart de nos autres activités, celles qui lui sont liées ont profondément évolué. La musique, ou plus exactement la manière d’être de certaines des activités et des entités qui la constituent, s’est métamorphosée au même titre que nos façons de la produire, de la jouer, de l’écouter, de la regarder, et, plus généralement, de l’incorporer à notre existence quotidienne. Si la découverte d’une œuvre ou d’un artiste2Dans cet article, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte. pouvait autrefois avoir lieu à l’occasion d’un concert, chez un disquaire ou éventuellement dans les pages d’une encyclopédie, elle se fera plus facilement aujourd’hui grâce au visionnage d’un contenu multimédia, aux recommandations d’un algorithme ou à la lecture d’un article de Wikipédia. Pour juger du succès d’un album ou d’une chanson, nous serons peut-être plus enclins à observer le nombre de vues sur YouTube que les statistiques de ventes des supports sur lesquels ils ont été produits, et ainsi de suite. Un nouveau monde de la musique est né : un monde fondé sur de nouvelles règles, voire souvent, comme le regrettent certains, sur l’absence sinon de règle, du moins d’un apparat normatif adapté à ces rapides évolutions. Si cela n’était pas a priori quelque peu paradoxal à dire dans une situation connotée par la plus grande mutabilité, on pourrait même affirmer que ce nouveau monde s’est installé pour de bon. Le cyberespace s’impose : s’il ne remplace pas complètement les lieux dans lesquels nous allions d’ordinaire à la rencontre de la musique comme les sonothèques, les auditoriums, les salles de concert ou les théâtres, il en modifie néanmoins la signification et les valeurs.
Prendre conscience de ces évolutions – exposées en pleine lumière et même parfois accentuées par des pratiques apparues pendant la pandémie – a été l’un des premiers objectifs d’un groupe de travail interdisciplinaire qui s’est constitué en janvier 2021 au sein du « Centre de recherches et d’expérimentation sur l’acte artistique » (CREAA) de l’Université de Strasbourg3https://creaa.unistra.fr/programmes-de-recherche/espaces-et-lieux/musique-et-intermedialite-dans-le-cyberespace/, consulté le 13 novembre 2024.. Nous nous sommes d’emblée aperçus que la thématique s’inscrivait naturellement dans la démarche interdisciplinaire propre à ce centre de recherche. Elle nous a incités à faire interagir des chercheurs et doctorants provenant des domaines de la musicologie, de la philosophie, des sciences sociales et des études culturelles. Un panel qui, nous en convenons volontiers, est loin d’être complet – et n’avait d’ailleurs aucune prétention à l’être. De façon plus limitée, nous souhaitions réfléchir collectivement à un sujet d’actualité qui avait déjà fait l’objet de certaines initiatives au sein d’un précédent laboratoire4Rappelons, dans le cadre des initiatives du « Groupe de recherches expérimentales sur l’acte musical » (GREAM), le numéro de la revue Aisthesis codirigé par Alessandro Arbo et Fabrizio Desideri (2016) ; le colloque international « Penser la musique à l’ère du web / Thinking Music in the Web Age », qui a eu lieu à Strasbourg le 31 janvier et 1er février 2019, et dont les contributions ont été publiées dans deux numéros de la revue De Musica codirigés par Alessandro Arbo et Alessandro Bertinetto (2020, 2021)., et avait retenu l’intérêt des chercheurs de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM)5Rappelons, entre autres, le numéro hors-série 2022 de la RMO, « Musique en temps de pandémie », https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-hors-serie-2022/, consulté le 13 novembre 2024.. Il faut l’admettre : au même titre que les habitudes et objets de la vie quotidienne pointés par Pamela Paul dans son livre susmentionné, le nombre d’objets ou de pratiques sur lequel nous aurions pu nous pencher est à trois chiffres. Nous avons choisi de nous arrêter seulement sur quelques grands sujets touchant à divers genres musicaux. Nous avons privilégié en particulier les enquêtes sur les processus de production et sur les pratiques performatives et de réception impliquant des formes d’expression nouvelles, caractérisées par un fonctionnement de type intermédial6Nous désignons par ce terme le processus d’hybridation, de convergence ou d’interaction entre médias distincts à l’intérieur de la même œuvre ou du même artefact. Sur ce vaste sujet, voir Jenkins 2006 ; Couldry 2012 ; Herkman, Hujanen et Oinonen 2012 ; Rippl 2015 ; Balbi et Magaudda 2018 ; Bruhn, López-Varela Azcárate et Vieira 2024..
Ce numéro spécial inclut huit contributions organisées thématiquement et constituant chacune une étude de cas autour de la popular music (Isabelle Marc, Sébastien Lebray et Benjamin Lassauzet), du flamenco (Chloé Houillon), des particularités ontologiques des performances à distance (Vincent Granata et Alessandro Arbo) et de l’opéra (Luciana Colombo et Nicolò Palazzetti). En faisant dialoguer les popular music studies avec des concepts issus de la littérature comparée et de la traductologie, l’article d’Isabelle Marc nous invite à suivre les tribulations d’un des tubes les plus populaires au monde à l’heure actuelle7Au moment où nous révisons ces lignes (octobre 2024), il a totalisé 8,57 milliards de visionnages ; il s’agit de la deuxième vidéo la plus visionnée au monde, après « Baby Shark Dance » qui arrive à l’heure actuelle à presque 15,2 milliards de visionnages., le vidéoclip de « Despacito » (interprété par Luis Fonsi et Daddy Yankee en 2017), tel un véritable voyage transculturel susceptible de faire émerger les pratiques de participation interactive et de créativité propres aux différentes cultures du monde. Tout en restant dans les problématiques du mainstream, Sébastien Lebray se concentre sur une autre production audiovisuelle destinée à fonctionner comme un outil de communication prenant appui sur les codes de la culture Web : « Épilogue » (2021), l’emblématique (et énigmatique) vidéoclip par lequel les Daft Punk ont annoncé la fin de leur carrière. C’est en revanche les projets créatifs de la chanteuse Björk, soit l’album Biophilia (2011), qu’aborde pour sa part la contribution de Benjamin Lassauzet. Ce dernier étudie plusieurs aspects de la poétique de cette artiste, de sa conception de la relation intime que la technologie entretiendrait avec la nature jusqu’à son rapport à l’identité culturelle islandaise ; mais il examine également la stratégie de création de cette œuvre d’art totale qui, de fait, est le premier « app-album » de l’histoire de la musique.
Les transformations que les technologies d’enregistrement phonographique et audiovisuel et les pratiques de diffusion via les plateformes numériques ont fait subir aux productions des genres traditionnels, et notamment au flamenco, sont examinées par Chloé Houillon : son étude nous permet d’approfondir les phénomènes de fusion et de transfert culturel à l’œuvre dans cette migration, mais aussi de prendre acte de la formation des nouvelles pratiques d’écoute et des changements qui affectent les modes de fonctionnement de ce genre musical.
La spécificité ontologique des performances musicales à distance fait l’objet d’une analyse théorique dans les articles de Vincent Granata et d’Alessandro Arbo. À partir du constat que les propriétés esthétiques du live peuvent varier selon les cultures et changer avec le temps, au gré des mutations technologiques et de l’évolution des mentalités, Granata décrit les conditions que doit remplir le live stream et esquisse une typologie de ses principaux modes de fonctionnement dans la culture audiovisuelle actuelle. Arbo, en revanche, examine les profits et les pertes des performances à distance de musique populaire via l’étude d’un cas de roots music, en faisant ressortir ses principales valeurs ajoutées au niveau esthétique et « docu-médial ».
Le spectacle d’opéra et les rituels qui l’accompagnent dans sa réception et son « décodage » (selon l’expression de Stuart Hall [1973]) par le public font l’objet de deux articles. Celui de Luciana Colombo aborde l’opéra sous l’angle de ses modes de conception et de diffusion au temps de la pandémie ; il étudie en particulier le cas d’un projet des artistes du Teatro Colón de Buenos Aires appelé « Casas de Ópera » (Maisons d’opéra) consistant en la production de vidéoclips sur des arias célèbres. Bien que ce phénomène puisse sembler nouveau, il doit en fait être interprété comme le prolongement d’un processus en cours depuis le siècle dernier : celui de l’interaction entre l’opéra et les technologies numériques. L’article signé par Nicolò Palazzetti considère quant à lui l’opéra du point de vue de son fandom, c’est-à-dire des modes d’expression de ses fans à l’ère du numérique, partagés entre manifestations de technophilie et nostalgie culturelle. Cette étude combine l’observation participante dans des maisons d’opéra, notamment à la Scala de Milan et au Metropolitan Opera de New York, avec une ethnographie numérique consacrée au cyberfandom, entre culture écrite et culture visuelle (comme les mèmes).
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Le dossier thématique de ce numéro est complété par une contribution libre de Katharine Ellis, dont l’article original « Jean Nattiez as Music Critic in Amiens, 1946-1963. The Challenges of Post-War Musical Reconstruction » publié dans le Journal of Music Criticism (2023) est rendu disponible en version française. Cet article retrace l’œuvre de Jean Nattiez (1919-2009), une importante figure de la critique musicale française régionale du XXe siècle qui, par ses plus de 1 000 articles publiés dans Le Courrier picard à Amiens, a contribué à documenter la régénération musicale de cette ville après la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, une communication et trois comptes rendus viennent clore ce numéro. Sangheon Lee propose une version écrite d’une intervention présentée lors du 55e Congrès de l’Association française d’études américaines au sujet de l’émergence du punk hardcore aux États-Unis. Du côté des comptes rendus, Claude Dauphin se penche sur l’ouvrage de Danick Trottier, Musiques classiques au XXIe siècle. Le pari de la nouveauté et de la différence, tandis que Showan Tavakol commente le livre Fragments accordés. La composition musicale contemporaine et le monde arabe d’Anis Faraji. Cette série de recensions se termine par un compte rendu signé par Adriano Giardina au sujet d’un collectif portant sur le théoricien, compositeur, théologien et scientifique de la Renaissance, Gioseffo Zarlino.
Bibliographie
Arbo, Alessandro et Fabrizio Desideri (2016), « Aesthetics of streaming », Aisthesis, vol. 9 no 1, https://oajournals.fup,ress.net/index.php/aisthesis/issue/view/56, consulté le 21 novembre 2024.
Arbo, Alessandro, et Alessandro Bertinetto (2020), De Musica, vol. xxiv, no 2, https://riviste.unimi.it/index.php/demusica/issue/view/1685, consulté le 13 novembre 2024.
Arbo, Alessandro, et Alessandro Bertinetto (2021), De Musica,, vol. xxv, no 1, https://riviste.unimi.it/index.php/demusica/issue/view/1773, consulté le 13 novembre 2024.
Balbi, Gabriele, et Paolo Magaudda (2018), A History of Digital Media. An Intermedial and Global Perspective, New York et Londres, Routledge.
Bruhn, Jørgen, López-Varela Azcárate, Asun, et Miriam de Paiva Vieira (dir.) (2024), The Palgrave Handbook of Intermediality, Londres, Palgrave Macmillan.
Couldry, Nick (2012), Media, Society, World. Social Theory and Digital Media Practice, Cambridge, Polity.
Hall, Stuart (1973), « Encoding and Decoding in the Television Discourse », Centre for Contemporary Cultural Studies, University of Birmingham, https://www.birmingham.ac.uk/Documents/college-artslaw/history/cccs/stencilled-occasional-papers/1to8and11to24and38to48/SOP07.pdf, consulté le 18 novembre 2024.
Herkman, Juha, Hujanen, Taisto, et Paavo Oinonen (dir.) (2012), Intermediality and Media Change, Tampere, Tampere University Press.
Jenkins, Henry (2006), Convergence Culture. Where Old and New Media Collide, New York, New York University Press.
Paul, Pamela (2021), 100 Things We’ve Lost to the Internet, New York, Crown.
Rippl, Gabriele (dir.) (2015), Handbook of Intermediality. Literature, Image, Sound, Music, Berlin, De Gruyter.
Articles
Les voyages de « Despacito ». La circulation des musiques populaires à l’ère du streaming
Isabelle Marc
« Epilogue » des Daft Punk. Un outil-œuvre de communication à l’ère du Web
Sébastien Lebray
Entre musique, nature et technologie. Biophilia de Björk, une œuvre d’art totale
Benjamin Lassauzet
De la scène au virtuel. Les redéfinitions du flamenco à travers ses différents supports de production et de diffusion
Chloé Paola Houillon
Les nouveaux avatars du live sur Internet
Vincent Granata
Le live streaming sur YouTube et ses valeurs ajoutées. Étude d’un cas de roots music
Alessandro Arbo
Les vidéoclips opératiques en temps de pandémie. Le cas du Teatro Colón à Buenos Aires
Luciana Colombo
Du loggione aux mèmes. Les fans d’opéra à l’ère du numérique à Milan et à New York
Nicolò Palazzetti
Contribution libre
Jean Nattiez, critique musical à Amiens, 1946-1963. Les défis de la reconstruction musicale de l’après-guerre
Katharine Ellis
Communication
Blag Flag, Minor Threat, and the Revival of Traditional Values in American Hardcore Punk
Sangheon Lee
Comptes rendus
D’audace et de nuances. Compte rendu de Musiques classiques au XXIe siècle. Le pari de la nouveauté et de la différence, par Danick Trottier
Claude Dauphin
Musico perfetto, Gioseffo Zarlino. His time, his work, his influence, dirigé par Jonathan Pradella
Adriano Giardina
Fragments accordés. La composition musicale contemporaine et le monde arabe, par Anis Fariji
Showan Tavakol
Couverture : photo d’Efe Kurnaz, sur Unsplash.
Graphisme : Caroline Marcoux-Gendron.
RMO_vol.11.2_Introduction |
Attention : le logiciel Aperçu (preview) ne permet pas la lecture des fichiers sonores intégrés dans les fichiers pdf.
Notes
↵1 | Rédactrice en chef pour The New York Times Book Review. |
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↵2 | Dans cet article, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte. |
↵3 | https://creaa.unistra.fr/programmes-de-recherche/espaces-et-lieux/musique-et-intermedialite-dans-le-cyberespace/, consulté le 13 novembre 2024. |
↵4 | Rappelons, dans le cadre des initiatives du « Groupe de recherches expérimentales sur l’acte musical » (GREAM), le numéro de la revue Aisthesis codirigé par Alessandro Arbo et Fabrizio Desideri (2016) ; le colloque international « Penser la musique à l’ère du web / Thinking Music in the Web Age », qui a eu lieu à Strasbourg le 31 janvier et 1er février 2019, et dont les contributions ont été publiées dans deux numéros de la revue De Musica codirigés par Alessandro Arbo et Alessandro Bertinetto (2020, 2021). |
↵5 | Rappelons, entre autres, le numéro hors-série 2022 de la RMO, « Musique en temps de pandémie », https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-hors-serie-2022/, consulté le 13 novembre 2024. |
↵6 | Nous désignons par ce terme le processus d’hybridation, de convergence ou d’interaction entre médias distincts à l’intérieur de la même œuvre ou du même artefact. Sur ce vaste sujet, voir Jenkins 2006 ; Couldry 2012 ; Herkman, Hujanen et Oinonen 2012 ; Rippl 2015 ; Balbi et Magaudda 2018 ; Bruhn, López-Varela Azcárate et Vieira 2024. |
↵7 | Au moment où nous révisons ces lignes (octobre 2024), il a totalisé 8,57 milliards de visionnages ; il s’agit de la deuxième vidéo la plus visionnée au monde, après « Baby Shark Dance » qui arrive à l’heure actuelle à presque 15,2 milliards de visionnages. |