Berlioz in Time. From Early Recognition to Lasting Renown, par Peter Bloom
Rochester, University of Rochester Press, 2022, xxii, 352 pages
Alban Ramaut
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Mots clés : Hector Berlioz ; Eugène Delacroix ; femmes ; pouvoir ; sincérité.
Keywords: Hector Berlioz ; Eugène Delacroix ; power; sincerity; women.
Par son long engagement pour Hector Berlioz et la qualité évidente de sa recherche, Peter Bloom a très tôt participé au cercle des grandes actrices et des grands acteurs du Berlioz revival des années 1969-2003. Admirateur inconditionnel de Jacques Barzun1Jacques Barzun (1969), Berlioz and the Romantic Century, 2 vol., 3e éd., New York, Columbia University Press. qu’il nomme « the father of modern Berlioz scholarship » (p. xiv), il a été conduit à travailler notamment aux côtés de Hugh Macdonald, H. Robert Cohen, Dallas Kern Holomann, Pierre Citron, Yves Gérard, David Cairns, Joël-Marie Fauquet, Catherine Massip et Anne Bongrain. C’est ainsi, faut-il le rappeler (mais comment pourrait-on le taire [?]), qu’il a dirigé plusieurs collectifs et a été entre autres l’éditeur scientifique pour la New Edition of the Complete Works (New Berlioz Edition, NBE) des volumes 7, Lélio ou Le retour à la vie (1992), et 4, Grand traité d’instrumentation et d’orchestration modernes (2003). Il a également fait partie du comité international Hector Berlioz qui a préparé les célébrations du bicentenaire de la naissance du compositeur en lançant les grands projets éditoriaux désormais tous réalisés. En plus de la remarquable édition monumentale des œuvres musicales – la NBE déjà nommée dirigée par Hugh Macdonald –, c’est sur la publication la plus intégrale possible des écrits du compositeur qu’il a porté aussi son attention : il s’agit de la totalité des feuilletons réunis désormais dans les dix volumes de la Critique musicale (Paris, Buchet-Chastel puis Société française de Musicologie, 1996-2020), de la Correspondance générale représentant huit volumes (Paris, Flammarion, 1972-2003), auxquels il faut adjoindre le volume des Nouvelles lettres de Berlioz, de sa famille, de ses contemporains (Acte Sud/Palazzetto Bru Zane, 2016) auquel Bloom a contribué. Aujourd’hui, le musicologue américain peut être salué pour avoir réalisé l’édition critique en français des Mémoires de Berlioz (Paris, Vrin, coll. « MusicologieS », 2019), et ce près de 150 ans après leur parution, en 1870. Cet ouvrage si attendu tient une place de premier choix parmi les incontournables autant que remarquables outils de la recherche musicologique2La richesse des annotations permet, en effet, de rendre les propos de Berlioz à leur juste appréciation pour trois raisons principales : une mise en perspective sourcilleuse du contexte, une identification des très nombreuses citations ou allusions non signalées dont Berlioz agrémente son texte, et enfin une impressionnante identification des personnes nommées avec leurs positions sociales et de leurs engagements par rapport à Berlioz..
C’est sans doute dans le sillage de cet immense effort d’annotation des Mémoires et à la suite des célébrations du 150e anniversaire de la mort du compositeur que l’auteur a repris pour mieux les compléter des textes antérieurs qui méritaient selon lui quelques enrichissements. Il les a réunis sous le titre Berlioz in Time (« Berlioz, par-delà les époques ») pour constituer un ouvrage de 13 chapitres, encadrés d’un prologue (p. xi-xxii) particulièrement riche et d’un épilogue (p. 271-289).
Une approche réévaluée de travaux antérieurs
Ce livre offre donc une synthèse de ce que Bloom a déjà accumulé et qu’il a désiré conforter ou modifier au gré d’apports qui lui étaient demeurés jusqu’alors inconnus. L’ouvrage reprend ouvertement à cet effet divers articles, clairement nommés dans le prologue (p. xxi). Ces articles sont retravaillés dans le sens d’une plus grande précision, par l’ajout de sources nouvelles, comme au chapitre 4 (« Berlioz’s Directorship of the Théâtre-Italien »), qui produit des documents issus d’une consultation plus élargie de la presse française et surtout des Archives nationales françaises. Le précieux épilogue s’enrichit d’une lettre en date du 18 janvier 1906 d’Émile Vuillermoz adressée à Adolphe Boschot (dont on aimerait, plutôt que la traduction, la version originale en français), demeurée oubliée jusqu’alors. D’autres articles tranchent sur des positions autrefois plus nuancées, telle, par exemple au chapitre 3 (« Berlioz and Liszt in the Locker Room »), la participation désormais affirmée de Berlioz aux transcriptions de Liszt.
S’il ne s’agit pas par conséquent d’une publication totalement originale, la réunion d’articles jusqu’alors dispersés dans plusieurs collectifs, soit de langue française, soit de langue anglaise, voire aussi originellement publiés en langue allemande, crée d’intéressantes perspectives. Ce rapprochement de textes préexistants, dont les mises à jour effacent les disparités qu’impliquaient les différentes époques de rédaction3Le plus ancien article remonte à l’année 1980 (chap. 8) ; le plus récent, datant de 2017 (chap. 2), frôle le cent-cinquantenaire de la mort de Berlioz (2019)., construit un ensemble inédit. Inédit parce qu’il est recentré autour d’une triple problématique devenue certainement pour le musicologue un axe non encore exploré des paradoxes de Berlioz. Ce sont en quelque sorte trois points de vue qui irriguent l’ouvrage et s’élaborent en s’entrecroisant. On relève ainsi le soin accordé à la relation intense et attentive du compositeur à la politique (chap. 1, 4, 5, 8 et 10), à ses rapports moraux et physiques à la féminité et aux femmes (chap. 3, 6, 12), et, thème moins nouveau, mais inépuisable, la question de son imagination créatrice toujours à réévaluer autour de sa réception et son assimilation des poètes qui, seuls, lui permettaient, selon ses dires, de supporter la vie (chap. 2, 6, 9, 11, 13). On retient l’intérêt porté aux pathologies psychologiques ou simplement organiques de Berlioz, que Bloom intègre à sa réflexion à la suite notamment des travaux de Dirk-Matthias Altenmüller et Francesca Brittan, mais aussi sa réflexion sur la place des femmes dans la vie du compositeur, prenant en compte les études féministes de Hanne Blank ou Claire Moses ainsi que les travaux consacrés à Harriet Smithson ou Maria Malibran (Peter Raby et Céline Frigau-Manning).
Il est également intéressant d’observer comment le chapitre 13 (« Berlioz Writing the Life of Berlioz »), consacré aux Mémoires4Attention, dans ce chapitre, à la malencontreuse coquille de l’exergue : « réflichier » pour « réfléchir »., poursuit, prolonge et redistribue certains points découverts durant l’immense travail réalisé pour l’édition critique du texte (2019). Le dialogue du chercheur avec ses propres découvertes devient ici autant passionnant que foisonnant. C’est au reste bien ce travail d’entrée modeste dans l’atelier de Berlioz que revendiquent les dernières lignes de l’épilogue (p. 289). Il n’a pas été question de chercher à fabriquer ici une collection de faits qui viseraient à établir un berliozisme possible comme il peut exister un wagnérisme, ni chercher à proposer par la fécondité des sources le portrait d’un « Berlioz beyond the grave », ce qui représenterait certes le sujet le plus digne ; mais il s’agit, en remettant en lumière certains des éléments que le temps a obscurcis pour nous, d’engager, de façon délibérée et plus modeste, la lectrice et le lecteur d’aujourd’hui à suivre et revivre cette exceptionnelle aventure de l’esprit, qui par sa distance temporelle nécessite quelques guides de lecture et d’interprétation. Ce dont il est question ici, c’est de pénétrer dans la complexité de ce que Berlioz a laissé, entre vérité et poésie, face à la création d’une puissance expressive musicale unique, mais aussi de comprendre ce qu’il a été en tant qu’humain, trop humain. La relation du compositeur à la parole, à la langue, aux traductions et au vocabulaire est donc un point constant de la méthodologie que pratique Bloom qui, en traducteur pour son lectorat, ne cesse d’expliquer les mots utilisés par Berlioz dont il décrypte à travers leur double-entente (non pas leur « double entendre », p. 252) des secrets enfouis.
Une organisation interne finement tissée
Ces textes forment par la diversité des sujets abordés qui illustrent une chronologie complète, depuis la Symphonie fantastique jusqu’au dernier opéra Béatrice et Bénédict, un ensemble d’une belle cohérence. Bloom ne visite toutefois pas toute l’œuvre : il se penche sur la Symphonie fantastique, la Symphonie militaire, les Nuits d’été, La Mort d’Ophélie, Les Troyens et Béatrice et Bénédict. À travers la chronologie de ces partitions, il s’intéresse à l’exposé informé du contexte plus ou moins résistant auquel Berlioz a dû se mesurer pour les créer : les postes qu’il a brigués, les voyages qu’il a entrepris, les forces politiques qu’il a pensé pouvoir s’allier pour faire valoir sa musique et répondre en tant qu’artiste impliqué aux attentes de la société de son temps. Tout cela est placé sous la présence tutélaire de Shakespeare.
Le livre offre un tour d’horizon, mené à chaque chapitre comme une enquête et qui ouvre toujours à de multiples suggestions. Il s’agit pour l’auteur, fidèle à sa méthode, de conduire une démonstration, preuves à l’appui. Il cherche moins ainsi à contredire les images fixées depuis longtemps et construites par Berlioz lui-même, qu’à pointer les omissions volontaires/involontaires de la part du compositeur, ses arrangements avec l’histoire et aussi avec lui-même, en fonction tant des variations que connut en son temps la politique française, que du code moral que dictait l’époque aux écrits mêmes intimes.
Des fils conducteurs semblent tisser entre elles les richesses du livre. Si Shakespeare participe comme il a été dit à ces données constantes, qu’il imprègne comme une présence permanente, un autre lien sous-jacent œuvre à la cohésion des articles. Il s’agit des citations récurrentes toutes extraites du livret de Lélio ou Le retour à la vie. Cette œuvre ainsi subtilement présente à travers les textes parlés quelle comporte, mais en arrière-plan puisque donnés en exergue, ravive la physionomie romantique que Berlioz lui-même n’hésita pas à modifier, à parfaire. Il avait souhaité par cette œuvre attirer en 1832 l’attention d’Harriet Smithson ; puis en 1855 il préféra dépasser ses égarements personnels pour établir la version avec mise en scène qu’il dirigea à Weimar à l’invitation de Liszt. Proposés en envoi à chaque article, les extraits du texte parlé du mélologue (version 1855) créent ainsi un premier réseau de complexité et nous introduisent sous le signe de la duplicité des repentirs esthétiques qu’articule notamment l’écart textuel entre les deux versions de cette œuvre. Si le prologue reprend les premières paroles, et l’épilogue parmi les dernières, les autres interventions ne suivent pas le déroulement de la partition de Berlioz, puisqu’elles sont d’abord choisies pour faire écho aux questions abordées, qui elles, s’avèrent pour la lectrice et le lecteur une initiation aux grands débats berlioziens.
Toutefois, ce livre si soigné dans ses stratégies est aussi l’occasion d’éclairer des points de vue a priori non abordés. Le chapitre 3 a, à cet égard, quelque chose d’un scénario pédagogique qui essaie de percer, non sans un certain voyeurisme virtuose, des sujets le plus souvent ignorés. À côté de cette liberté de lecture qui est réellement nouvelle, les parties les plus originales de l’ouvrage, qui demeurent sans doute aussi les plus intéressantes du point de vue de la réflexion et de l’évolution de la pensée de Bloom, sont le prologue et l’épilogue. Là, le chercheur élabore en toute sincérité une heuristique située entre doute, réévaluation des connaissances et relecture.
Destination de l’ouvrage, ses centres d’intérêt, sa dynamique
Rédigé en anglais, l’ouvrage permet à Bloom – qui possède la nationalité française depuis 1995 et lit et écrit le français parfaitement – de faire bénéficier le lectorat anglophone, non seulement des dernières avancées de sa recherche, mais encore d’une initiation à la société et à la culture françaises du XIXe siècle et de lui faire toucher de près les subtilités de la langue littéraire de Berlioz. On regrettera d’autant plus que lorsque le musicologue cite les textes de Berlioz il ne produise pas systématiquement le texte original5Ce dont il s’explique dans le prologue, p. xx.. Car même s’il renvoie son lectorat aux sources qui peuvent lui permettre de les retrouver aisément, cela serait encore plus convaincant. Mais il est fort probable que cet aspect de la publication relève essentiellement d’une décision éditoriale d’allègement liée à une volonté commerciale de situer le livre à mi-chemin entre ouvrage savant et texte animé du désir de toucher un plus large public.
La nécessité de repenser le XIXe siècle de Berlioz pousse Bloom à reconsidérer et approfondir les conditions pratiques dans lesquelles son génie créateur s’est affirmé. C’est certes là une gageure passionnante autant que périlleuse, celle par excellence posée aux biographes. Bloom sait parfaitement qui est le grand biographe aujourd’hui de Berlioz, son ami anglais David Cairns auquel il ne manque pas de rendre hommage. Aussi présente-t-il ici des manières de compléments biographiques aux deux volumes (1989-1999) de son brillant ainé, en proposant comme des fiches techniques sur les œuvres, mais toujours rapportées à des problématiques6Peter Bloom a déjà pratiqué cette technique parcellaire de la biographie recentrée sur des focus en 1988, avec The Life of Berlioz, New York, Cambridge University Press, coll. « Musical Lives ».. Berlioz comme artiste et comme homme se prête à ces dispositions, car il reste une figure autant attrayante qu’inépuisable à traiter.
Objections et adhésions
Bloom s’intéresse aussi de près, voire de très près, au fameux « roman » de la vie d’Hector, comme le compositeur aime à désigner lui-même son existence dans sa correspondance. Le musicologue sait suivre cette veine romanesque entre poésie et vérité comme il sait aussi la critiquer en en relevant les exagérations, en pointant les inexactitudes et en soulevant les vérités cachées. Il étudie par ailleurs les partitions, leur genèse, leurs accomplissements, leurs exécutions, l’histoire complexe de leurs éditions.
L’aspect d’une recherche aussi exclusive pourrait sembler par trop monocentrique – un peu à la « Johnny-One-Note » comme en plaisante l’auteur dans le prologue7« I am almost but not entirely Johnny-One-Note and determined to concentrate on what I know best » (p. xv). –, instaurant par là un ton toujours très détendu, voire familier. Or, cette monomanie protéiforme autour de Berlioz, même si elle concerne un domaine aux très multiples variations et aux innombrables ramifications, s’enrichit des travaux que le musicologue a entrepris sur d’autres sujets et de sa formation d’instrumentiste qui l’a rendu attentif à bien des finesses plus immédiatement techniques, notamment dans le domaine de l’instrumentation. Hautboïste formé au prestigieux Institut Curtis de Philadelphie, Bloom a en effet conduit des recherches sur d’autres grands compositeurs du long XIXe siècle européen, approfondissant plus particulièrement l’art de Robert Schumann, Richard Wagner, Franz Liszt et Claude Debussy. Il est de même un lecteur assidu des grands écrivains et poètes romantiques français, Hugo, Flaubert, Dumas, Gautier.
Le musicologue offre ici, au regard de ses travaux précédents, la particularité de chercher constamment à tenir ensemble les fils des causes les plus pratiques avec ceux des actes les plus extravagants qui le conduisent à réaliser des audaces musicales inédites. L’ampleur du travail qu’il conduit explique l’importance des renvois dans les notes à des détails extrêmement précis. Aussi justes que soient ces notes, il peut quelquefois advenir des omissions ou des lacunes, mais la lectrice ou le lecteur s’y retrouve toujours si elle ou il le souhaite et ces notes existent avec un souci réel d’exhaustivité. L’index connaît de même quelques omissions, Diana Bickley par exemple, épinglée à la page 21 pour une erreur de datation dans son travail éditorial de l’ouverture de Waverley, n’y paraît pas. En revanche, Marie Lather figure dans l’index en raison d’une note un peu évasive (chap. 7, p. 148, n. 69) qui renvoie à son travail sans plus en dire. Il faut préciser que la bibliographie sollicitée ici est extrêmement large du fait de l’ampleur des registres qu’elle recouvre. Bloom cite en abondance ses sources, les travaux de nombreuses berlioziennes et de nombreux berlioziens et cite scrupuleusement les lectures qui l’ont accompagné.
De quelques digressions
L’auteur propose donc ses interprétations au gré d’exposés extrêmement fournis, renseignés, discutés, mis en perspectives, mais qui s’enrichissent de rapprochements parfois aventureux établis entre le monde de Berlioz et celui qui est le nôtre.
On peut citer à cet égard les pages soudainement très ouvertes qui viennent en conclusion du très intéressant chapitre 10, « Imperialism and the Ending of Les Troyens » (p. 203-204). Après avoir évoqué de façon allusive la préférence marquée de Berlioz pour la liberté par rapport à l’égalité, comme c’est aussi le cas, note l’auteur, pour Alexis de Tocqueville (une référence un peu gratuite ?), Bloom convoque tour à tour en un discours extrêmement resserré un parcours comparatif et quelque peu polémique. Il s’agit d’évoquer à la fois les détournements si fréquents des artistes par les politiques et la situation inverse de la dénonciation du pouvoir par les artistes. Divers noms défilent alors au gré d’une succession hétéroclite et tendancieuse. Stravinski et son admiration pour Mussolini, Joseph Goebbels et les jeux olympiques de Berlin de 1936, puis ceux de 2008 à Beijing… Mais à quoi bon cette accumulation de preuves sur l’arme que peut devenir la musique face à l’exercice du pouvoir, relativement à Berlioz ?
Autre cas, le souci d’argumenter et de convaincre. Ainsi au chapitre 2 (« Berlioz and the Translators. From Scott to Shakespeare »), en va-t-il de ce « Monsieur Brown » dédicataire du manuscrit de l’ouverture de Waverley. Monsieur Brown est identifié tout d’abord sans discussion comme étant Jean-François-Adolphe Brown : « This fellow, not yet identified in the Berlioz literature, [D. Kern Holomann fait pourtant une suggestion dans son Catalogue, celle du traducteur du Pâtre breton Ferdinand Braun] was a certain Jean-François-Adolphe Brown » (p. 31). Ensuite, des arguments pour expliquer cette identification sont exposés à travers des recoupements qui pourraient être discutables, mais qui conduisent Bloom à une conclusion convaincue, peut-être un tantinet autoritaire : « Be all of this as it may, “Monsieur Brown” is most certainly the Jean-François-Adolphe Brown, we have identified » (p. 32).
Au chapitre 7 (« Berlioz, Delacroix, and La Mort d’Ophélie »), on s’étonne de la volonté de reconnaître Harriet Smithson sous les traits du personnage des tableaux d’Eugène Delacroix représentant Ophélie. Certes le peintre a vu jouer Smithson dans le rôle d’Ophélie en 1827 ; il aurait donc peint son tableau en ayant en mémoire le physique et les attitudes de l’actrice. Bloom explique que :
Like a modern specialist [Luciana Paes], who has closely examined Delacroix’s four representations, I cannot claim to see in the faces of Delacroix’s portraits a clear reflection of the woman who became Berlioz’s wife. But in the shapes of the head, the mouth, the nose, and even body, there does seem to me be a resemblance. (p. 148)
Est-ce véritablement une proposition à hasarder ?
Dans le très intéressant chapitre 8 (« Berlioz’s “Mission” to Germany. A Revealing Document Recovered »), l’auteur part là encore dans une inutile démonstration en discutant plusieurs formules ou plusieurs mots pour établir un point de vue. Par exemple, le mot « mission », dont Bloom souligne ici le sens laïc, voire pratique, qu’on peut lui attribuer, efface l’engagement quasi spirituel à la mode romantique de Berlioz à se nourrir de tout ce qu’il découvre en Allemagne, en dépit du fait que le compositeur se disait athée. Le musicologue ajoute ensuite à son ancien article une conclusion sur l’emploi, dans la dixième lettre du « premier voyage en Allemagne » des Mémoires (lettre elle-même reprise du Voyage musical en Allemagne et en Italie de 1844), de la locution latine « Alma parens », formule empruntée, comme l’a signalé Pierre Citron8Hector Berlioz (1991), Mémoires, Pierre Citron éd., Paris, Flammarion, collection « Harmoniques », p. 412, note 44., à Virgile. Par ce rapprochement, Bloom raccorde néanmoins la formulation antique et la traduit, pour expliquer que « parens » désigne en réalité « mater » soit « alma mater ». Cela est-il si nécessaire ? Le texte de Berlioz rapporté à Virgile est en réalité très clair. L’adjectif almus, alma, almum étant ici proposé au féminin stipule que parens qui est mixte (père ou mère), comme infans (enfant), s’applique au féminin que sous-entend le mot, donc à la mère. Pour père, Berlioz aurait tout simplement écrit almus parens. Il suffisait donc de traduire le latin et non pas d’entrer dans une inutile digression. Mais surtout il aurait mieux valu rendre à la culture antique sa dimension rituelle, que le texte conclusif et si noble de Berlioz réclame autant qu’il l’observe, faisant de l’Allemagne qu’il vient de traverser la réplique de la Grèce antique :
Je viens comme les hommes religieux de l’ancienne Grèce, de consulter l’oracle de Delphes. Ai-je bien compris le sens de sa réponse ? Faut-il croire ce qu’elle paraît contenir de favorable à mes vœux ? […] Quoi qu’il en soit, je dois rentrer en France et adresser enfin mes adieux à l’Allemagne, cette noble seconde mère de tous les fils de l’harmonie. […] Quel hymne pourrais-je chanter qui fût digne de sa grandeur et de sa gloire ?… Je ne sais donc, en la quittant, que m’incliner avec respect, et lui dire d’une voix émue : Vale, Germania, alma parens9Hector Berlioz (2019), Mémoires, Peter Bloom éd., Paris, Vrin, coll. « MusicologieS », p. 606-607. !
Le XIXe siècle au XXIe siècle
Une autre préoccupation absolument louable guide la recherche de Bloom. Il s’agit de celle qui consiste à reconsidérer le XIXe siècle européen à travers les outils et les méthodes du XXIe siècle occidental. De là, certaines explications s’avèrent nécessaires jusque dans leur dogmatisme, car, en somme, il s’agit pour l’auteur de reconstruire aussi, et sans doute surtout, la réalité de ce que Berlioz s’est employé à effacer ou à ramener à peu de choses. Bloom revient, et c’est bien la mission du chercheur, sur les éléments passés sous silence, mais qui sont aussi ceux qui ont nourri et conditionné la vie du compositeur. Il démonte ainsi, afin de mieux l’explorer, le romantisme de Berlioz. Il reprend à cet effet les données quasi cliniques de la pathologie romantique (chap. 1, 3, 12) et insiste sur la forme d’association imprévisible entre abattement et exaltation que fut cette existence divisée, mais qui a cherché à se rassembler tout en dénonçant avec Shakespeare l’absurdité du monde organisé par les sociétés. Berlioz, en proie à la puissance de faits intérieurs qu’il ressentait de façon extrême comme des tourments qui le mettaient dans des situations désespérées, mais inspirantes, n’a-t-il pas en effet développé une énergie forcenée elle-même projetée dans l’engagement d’une vie publique tumultueuse ?
Bloom présente de ce fait Berlioz comme un être doué d’une perspicacité plus attentive aux mécanismes de la société et à l’usage qu’il pourrait en retirer qu’on ne le pense. Il décrit un homme qui connaît parfaitement les rouages du pouvoir, le système des influences et des relations, qui saisit le monde des affaires et l’incontournable puissance des finances, un homme qui ne peut être sans cesse qu’en relation avec des forces qu’il déteste, mais qui lui sont nécessaires. C’est donc aussi au rétablissement de cette dimension volontairement esquivée par Berlioz que travaille l’auteur :
We thus ought to see the composer as a man whose behavior—despite the pictures he would soon paint of himself as consumed exclusively by Art and Love—was conditioned by the political realities of the time, by the sometime necessity of conformity to convention, of compromise for the sake of career. (p. xv)
Ce faisant, Bloom projette nécessairement un regard actuel sur un passé dont il redéfinit et réexpose les normes et les usages, mais qu’il inspecte aussi à la lumière de notre fonctionnement social, de nos libertés actuelles. Il faut bien lire le titre, Berlioz in Time, comme l’idée d’approcher la résistance que pose au défi du temps la physionomie de Berlioz. L’étude par conséquent ne cesse de réfléchir sur notre perception aujourd’hui de l’actualité du compositeur, d’un Berlioz restitué dans tout ce que son siècle cachait, mais que nous pouvons, voire devons, connaître aussi.
La question qui subsiste est celle de la recontextualisation qu’offre Bloom. Dans sa minutie, on peut se demander jusqu’où elle ne trahit pas dans ses informations nouvellement mises au jour, les conditions de l’époque qu’elle cherche à ranimer. Cette question de fond n’est posée ici que pour rappeler que le chercheur court toujours le risque de trouver la réponse à ce qu’il cherche… À cet égard, le musicologue américain propose beaucoup d’hypothèses et suggère beaucoup de réponses jusqu’à la provocation, qui laissent un choix ouvert d’interprétations et parfois sèment le doute sur les certitudes, mais font indéniablement avancer le sens critique tout en donnant à réfléchir10Il semble curieux, par exemple, que dans le chapitre 7 consacré à la ballade de La Mort d’Ophélie, la dédicace à Marie d’Agoult (p. 143) ne donne lieu à aucun commentaire. De la même manière, le chapitre 3 (p. 55) mentionne aussi la dédicace sans en faire réflexion et en n’observant pas l’intérêt de la chronologie qui va peut-être à l’encontre de la démonstration de ce chapitre..
Dès lors, à force d’exhumer des dossiers bien enfouis, de vérifier des filiations incertaines, de rétablir des dates fantaisistes et par conséquent d’interroger un nombre important de sources en sommeil, tels les catalogues d’édition, les annonces de la presse française et étrangère, c’est une somme incalculable de possibles qui est réactivée. Les cartes sont rebattues au risque de transformer le jeu.
En chercheur obstiné, Bloom a su lever le voile sur nombres de pans sinon demeurés volontairement obscurs, bien des fois simplement négligés. Le recoupement des informations est sans doute ce qui crée l’intérêt de ce livre foisonnant qui sait adroitement prévenir d’inévitables répétitions et qui est l’occasion d’adroits renvois de chapitre à chapitre.
L’intimité dans laquelle le musicologue vit avec le compositeur depuis au moins un demi-siècle lui permet de repenser Berlioz et de proposer celui que Berlioz lui-même a désiré faire disparaître. Ce cheminement très ordonné, quasi archéologique, a donc surtout permis à Bloom d’entrer, dans ce qu’on pourrait nommer une « connaissance informée » de ce qu’a aussi été la vie créatrice, publique et privée de Berlioz et de ce qu’était la physionomie musicale de Paris et des autres grandes villes musiciennes d’Europe.
Dans un parti pris de vérité et un esprit de controverse, Bloom s’autorise à toutes les hypothèses. Il parvient ainsi à montrer un Berlioz plus trivial qu’on ne le pense ordinairement, plus proche de la musique italienne qu’il s’en est lui-même défendu, comme aussi soumis à une situation financière moins privée de ressources qu’il ne l’a laissé entendre. Bloom s’emploie en somme à rétablir une vérité sur ce qu’a aussi été la vie matérielle et quotidienne de cet homme à la tête extrêmement bien faite, même si habitée par un idéal qui allait au-delà des convenances.
***
Il y a toujours un grand intérêt à lire les recherches si fouillées de Bloom. Son travail offre le grand intérêt de suggérer des pistes nouvelles et de mieux approcher le réalisme de la société que Berlioz côtoya à travers, outre les grands noms, les personnalités de second plan, voire celles de personnages encore en cours d’identification. La remise en cause d’interprétations jusqu’ici affirmées comme des certitudes, voire des évidences, donnent à repenser l’historiographie traditionnelle et conduisent à reprendre des ouvrages anciens non dénués d’intérêt dont on comprend qu’ils demeurent pour le musicologue les premières sources et motivations de sa recherche. Ces autrices et auteurs forment dans cet ouvrage un socle réactivé et illustrent les meilleures voix qui se sont prononcées pour mieux connaître Berlioz, sorte de mouvement dans lequel Bloom inscrit lui-même son inlassable énergie.
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Citation
- Référence papier (pdf)
Alban Ramaut, « Berlioz in Time. From Early Recognition to Lasting Renown, par Peter Bloom », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 1, 2024, p. 213-221.
- Référence électronique
Alban Ramaut, « Berlioz in Time. From Early Recognition to Lasting Renown, par Peter Bloom », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 1, 2024, mis en ligne le 8 juillet 2024, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol11-n1/berlioz-in-time/, consulté le…
Auteur
Alban Ramaut, Université Jean Monnet
Ancien élève du Conservatoire National Supérieur de Musique, Alban Ramaut est professeur émérite de l’Université Jean Monnet (Saint-Étienne, France). Les recherches qu’il conduit au sein de l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités (IHRIM UMR 5317) s’articulent autour de la personnalité créatrice d’Hector Berlioz, le langage musical français du premier XIXe siècle et ses généalogies romantiques. Il a été l’éditeur scientifique, avec Emmanuel Reibel, du recueil collectif Hector Berlioz 1869-2019, 150 ans de passions.
Notes
↵1 | Jacques Barzun (1969), Berlioz and the Romantic Century, 2 vol., 3e éd., New York, Columbia University Press. |
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↵2 | La richesse des annotations permet, en effet, de rendre les propos de Berlioz à leur juste appréciation pour trois raisons principales : une mise en perspective sourcilleuse du contexte, une identification des très nombreuses citations ou allusions non signalées dont Berlioz agrémente son texte, et enfin une impressionnante identification des personnes nommées avec leurs positions sociales et de leurs engagements par rapport à Berlioz. |
↵3 | Le plus ancien article remonte à l’année 1980 (chap. 8) ; le plus récent, datant de 2017 (chap. 2), frôle le cent-cinquantenaire de la mort de Berlioz (2019). |
↵4 | Attention, dans ce chapitre, à la malencontreuse coquille de l’exergue : « réflichier » pour « réfléchir ». |
↵5 | Ce dont il s’explique dans le prologue, p. xx. |
↵6 | Peter Bloom a déjà pratiqué cette technique parcellaire de la biographie recentrée sur des focus en 1988, avec The Life of Berlioz, New York, Cambridge University Press, coll. « Musical Lives ». |
↵7 | « I am almost but not entirely Johnny-One-Note and determined to concentrate on what I know best » (p. xv). |
↵8 | Hector Berlioz (1991), Mémoires, Pierre Citron éd., Paris, Flammarion, collection « Harmoniques », p. 412, note 44. |
↵9 | Hector Berlioz (2019), Mémoires, Peter Bloom éd., Paris, Vrin, coll. « MusicologieS », p. 606-607. |
↵10 | Il semble curieux, par exemple, que dans le chapitre 7 consacré à la ballade de La Mort d’Ophélie, la dédicace à Marie d’Agoult (p. 143) ne donne lieu à aucun commentaire. De la même manière, le chapitre 3 (p. 55) mentionne aussi la dédicace sans en faire réflexion et en n’observant pas l’intérêt de la chronologie qui va peut-être à l’encontre de la démonstration de ce chapitre. |