Présentation du livre de Sylveline Bourion, Analyser le langage tonal (MusicologieS, Paris, Vrin, 2023, 549 p.)
Jean-Jacques Nattiez
PDF | CITATION | AUTEUR |
Mots clés : analyse ; Sylveline Bourion ; langage musical ; méthodes ; plan et style de livre.
Keywords: analysis; book plan and style; Sylveline Bourion; methods; musical language.
Cette communication a été originellement donnée le 7 novembre 2023 lors du lancement de trois livres1Les deux autres livres présentés à ce lancement étaient le collectif Musique, disque et radio en pays francophones 1880-1950 (Vrin, 2023) codirigé par Michel Duchesneau et Federico Lazzaro, et Avant-Garde on Record. Musical Responses to Stereos (Cambridge University Press, 2023) de Jonathan Goldman. signés par des membres de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM).
Les livres dont l’objectif est de fournir les outils permettant d’entrer dans l’analyse des œuvres tonales ne manquent pas. Parmi les plus remarquables et les plus récents, je citerai ceux de Claude Abromont et Eugène de Montalembert qui portent sur les formes et les genres (2010), où les concepts utilisés sont présentés le plus souvent par ordre alphabétique, ou qui abordent la théorie musicale du point de vue de l’enchaînement historique (2001). D’autres auteurs – Jean-Philippe Rameau, Vincent d’Indy, Rudolph Réti, Heinrich Schenker, Paul Hindemith, Leonard B. Meyer, Eugene Narmour, Fred Lerdahl et Ray Jackendoff – se donnent pour objectif d’exposer les tenants et aboutissants d’une méthodologie particulière, fondée sur une conception spécifique des œuvres tonales.
La stratégie de l’ouvrage de Sylveline Bourion, Analyser le langage tonal, est toute différente. Elle n’en est pas moins admirable, je l’affirme d’emblée. C’est une sorte de boîte à outils dont la succession aborde les éléments fondamentaux de l’édifice musical, du plus étroit au plus large : d’abord la note, l’accord, la cadence et les ornementations ; puis les formules harmoniques qui les organisent, la marche harmonique, la modulation, la phrase et ses éléments constitutifs ; pour déboucher sur les petites et les grandes formes architecturales des œuvres : la ritournelle, le rondo, les divers types de contrepoint et en particulier la fugue, et finalement, la sonatine et la sonate. Le coup de maître, ici, c’est que chaque nouveau concept proposé pour l’analyse intègre dans l’exposé de son contenu ceux qui ont été précédemment introduits et définis, si bien que ce qui est offert au lectorat, c’est une hiérarchie cumulative et combinatoire des éléments constitutifs du langage tonal. Pour illustrer cette progression, l’autrice ne suit pas leur succession dans le temps – ce qui ne l’empêche pas ici et là de replacer telle forme ou tel genre à un moment précis de l’histoire –, mais de Bach à Debussy, elle cite 384 exemples musicaux empruntés à 25 compositeurs, et tout particulièrement à Bach (31 œuvres), Beethoven (16), Corelli (8), Haydn (10), Mozart (23) et Schumann (12). Beaucoup lui ont sans doute été fortement suggérés non par la littérature musicologique (cf. p. 10), mais par Luce Beaudet, longtemps professeure d’harmonie à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, qui fait ici l’objet d’un hommage appuyé (dédicace et p. 17) et dont l’enseignement se basait sur la conception de la tonalité mise de l’avant par Richard F. Goldman dans Harmony in Western Music (1965) et fondée sur le cycle des quintes (p. 11, note 4). Pas étonnant que ce livre bénéficie de l’expérience pédagogique accumulée à la Faculté depuis septembre 1974. Chaque chapitre se termine par une suggestion d’exercices pratiques dont l’autrice fournit in fine 14 corrigés (annoncés p. 39).
La deuxième particularité du livre, c’est que son objectif n’est pas de présenter les différents modèles qu’offre la théorie musicale pour rendre compte du fonctionnement des œuvres, mais de retenir les concepts fondamentaux qui permettent d’expliquer, de l’accord à la grande forme et dans cet ordre, le fonctionnement des éléments constitutifs du langage tonal. C’est ainsi que dans le livre et dans la courte bibliographie sélective de 28 musicologues (p. 539-540) et de 36 livres et articles, on ne trouve pas les noms de théoriciens fréquemment cités dans la littérature musicologique, comme Schenker et Lerdahl-Jackendoff, mais ceux de Nicolas Ruwet (1972), à l’origine du concept d’explicitation, et de Jean Molino (2009), promoteur de l’idée de mise en série (p. 11, note 2, et p. 254), présentés comme les deux plus grands principes à la base du livre (p. 11). On peut leur ajouter le modèle d’analyse de la mélodie, fondé chez Meyer sur les notions d’attente et de résolution (p. 123), de gap-fill (p. 239) et de tendance descendante des phrases tonales (p. 480). À cela s’ajoute l’enseignement du cognitiviste John Sloboda (1988) dont les principes régissent l’analyse de la perception et de l’organisation de la forme (p. 225 et 226).
Ces notions fondamentales ne sont présentées que rapidement, dans l’introduction et lorsqu’elles sont pertinentes dans le cours de l’exposé : la distinction entre syntagme et paradigme et entre les dimensions synchroniques et diachroniques de l’œuvre (p. 57), sans qu’il lui soit nécessaire de remonter à Ferdinand de Saussure. Elles lui permettent de souligner – comme l’avait fait Ruwet – la présence des récurrences, des similitudes, des différences mises en évidence par la technique paradigmatique et essentielles au seuil de son exposé sur les cadences (p. 41) et pour entreprendre le découpage des phrases et des périodes : « Le retour d’un élément mélodico-rythmique de tête est toujours un indice structurel de première importance » (p. 231), écrit-elle par exemple. S’inspirant de Goldman, elle fonde le découpage des unités cadentielles (p. 60-61) sur le cycle des quintes, considéré par elle comme « le moteur principal du système tonal » (p. 125) sans refaire l’histoire de cette théorie. Sylveline Bourion illustre souvent l’importance des contrastes observés sur la chaîne syntagmatique grâce aux rapports de rupture et d’opposition (p. 230), ce qui permet de caractériser les différences de textures résultant des segmentations (p. 103). Et tout cela, pour chacune des lignes de l’analyse abordées, de l’accord jusqu’aux grandes formes en passant par les séquences cadentielles. Il faut leur ajouter les mécanismes de découpage des phrases musicales (p. 234-251), utilisés par William E. Caplin (2013) le musicologue le plus cité dans l’ouvrage (huit fois) et auteur d’un grand classique de l’analyse de la forme classique. L’autrice ne fait pas la démonstration des techniques analytiques proposées par Ruwet, Nattiez et Meyer. Ce qu’elle montre à longueur de pages, c’est le résultat de l’application des approches empiriques qu’ils ont mis en œuvre. Cette stratégie rhétorique permet à ce panorama des points d’attaque analytiques du langage musical tonal et de leur fonctionnement dans les œuvres, de ne pas être alourdi par un exposé méthodologique et théorique qui éloignerait le lectorat de la connaissance et de la compréhension du langage tonal proprement dit.
Aussi, je me permettrai de proposer un mode d’emploi de ce livre. Dans la mesure où chacun de ses chapitres intègre, comme je l’ai dit, les notions introduites dans les chapitres précédents, je conseillerai à qui voudrait étudier le fonctionnement d’un paramètre spécifique dans une œuvre particulière, de lire une première fois l’ensemble du livre (il faut pour cela environ une semaine) afin de bien saisir dans quel contexte chacun d’eux est introduit et commenté, puis d’examiner en détail comment les principes mis de l’avant ont été appliqués à l’analyse empirique d’un passage spécifique. Ce qui n’empêchera pas de lire les travaux des musicologues qu’elle a cité·e·s afin de connaître les techniques dont ils ont fait l’exposé méthodologique et dont elle s’est inspirée.
Je terminerai en soulignant la manière dont ce livre est organisé.
Pour analyser les constituants hiérarchisés du langage tonal, l’autrice, en s’inspirant des auteurs que je viens de nommer, divise son ouvrage en quatre parties : le découpage et la dénomination des différentes structures d’accords, des formules cadentielles et des notes ornementales ; les techniques de chiffrage de ces accords préalablement identifiés, des schémas et des marches harmoniques ; le découpage des phrases et de leurs motifs ; la structuration et la dénomination des formes, petites et grandes. Le tout avec la plus grande élégance. Ces quatre parties sont divisées en chapitres, eux-mêmes divisés le plus souvent en dix capsules. Pour parvenir à ces régularités, Sylveline Bourion n’a pas hésité à subdiviser des ensembles en des sections plus petites afin qu’elles présentent des longueurs analogues comme c’est le cas dans certaines œuvres musicales. Elle observe par exemple que Jean-Sébastien Bach, dans une fugue du Clavier bien tempéré, assure « une parité entre le nombre de sujets et le nombre de réponses » (p. 413). Il n’est pas impossible que ce soit la musique qui ait servi de modèle à l’organisation de ce grand livre. Mais en même temps, elle a été inspirée par sa fréquentation de la littérature, comme lectrice et comme autrice. Elle n’hésite pas à comparer le discours musical tonal à des figures de style littéraires soigneusement définies (p. 58-59), et dans la foulée de Charles Rosen (1978) et Claude Abromont, elle démontre que le succès de la forme sonate dérive de sa capacité à nous raconter « un drame sans paroles » (p. 447). Et ici et là, elle nous gratifie d’un bonheur de plume qu’on n’attendrait pas nécessairement dans un ouvrage de musicologie.
Donnons-en quelques exemples. Une première phrase, écrit-elle, « déploie quatre mesures qui présentent la figure d’ouverture typique du chiasme [hugolien] à peu près aussi célèbre que la défense sicilienne en matière d’ouverture aux échecs » (p. 150-151). Ou encore : « L’armure à nombreux bémols se voit contrariée par de non moins nombreux dièses, qui surgissent aussi soudainement que les crocus du printemps alpin de Thomas Mann » (p. 159). Empruntant à Gide « la division du monde entre subtils et crustacés, Paganini est un subtil », affirme-t-elle (p. 188).
Sylveline Bourion se révèle ainsi une musicologue hors-norme et une remarquable pédagogue. Et au-delà de ce traité d’analyse, elle est aussi, soyons-en sûr·e·s, une grande écrivaine. Un important jury littéraire du Canada ne s’y est pas trompé et lui a décerné en 2022, pour son roman La voie romaine (Bourion, 2022), l’équivalent du prix Goncourt : le prestigieux prix du Gouverneur général.
Bonnes lectures !
Bibliographie
Abromont, Claude, et Eugène de Montalembert (2001), Guide de la théorie de la musique, avec la collaboration de Philippe Fourquet, Emmanuel Oriol et Brice Pauset, Paris, Fayard/Henry Lemoine.
Bourion, Sylveline (2022), La voie romaine, Montréal, Boréal.
Caplin, William E. (2013), Analysing Classical Form. An Approach for the Classroom, New York, Oxford University Press.
De Montalembert, Eugène, et Claude Abromont (2010), Guide des genres de la musique occidentale, Paris, Fayard/Henry Lemoine.
Goldman, Richard F. (1965), Harmony in Western Music, New York, Norton & Company.
Meyer, Leonard B. (1973), Explaining Music. Essays and Explorations, Berkeley/Los Angeles, University of California Press.
Molino, Jean (2009), Le singe musicien. Essais de sémiologie et d’anthropologie de la musique, Arles, Actes Sud/ina.
Nattiez, Jean-Jacques (2013), Analyses et interprétations de la musique. La mélodie du berger dans le Tristan et Isolde de Richard Wagner, Paris, Vrin.
Rosen, Charles (1978), Le style classique. Haydn Mozart Beethoven, trad. Marc Vignal, Paris, Gallimard.
Ruwet, Nicolas (1972), Langage, musique, poésie, Paris, éd. du Seuil.
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Citation
- Référence papier (pdf)
Jean-Jacques Nattiez, « Présentation du livre de Sylveline Bourion, Analyser le langage tonal (MusicologieS, Paris, Vrin, 2023, 549 p.) », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 1, 2024, p. 200-203.
- Référence électronique
Jean-Jacques Nattiez, « Présentation du livre de Sylveline Bourion, Analyser le langage tonal (MusicologieS, Paris, Vrin, 2023, 549 p.) », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 1, 2024, mis en ligne le 8 juillet 2024, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol11-n1/analyser-le-langage-tonal-presentation/, consulté le…
Auteur
Jean-Jacques Nattiez, Université de Montréal
Professeur émérite de musicologie à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, Jean-Jacques Nattiez est considéré comme pionnier de la sémiologie musicale (Fondements d’une sémiologie de la musique, Musicologie générale et sémiologie). Il a appliqué ses concepts à la pensée musicale de Pierre Boulez, aux œuvres de Wagner (Wagner androgyne), à la musique des Inuit, des Aïnou, des Baganda, aux relations entre musique et littérature (Proust musicien) et aux problèmes de la mise en scène d’opéra.
Il a été le directeur général d’une Encyclopédie de la musique en cinq volumes publiée en italien chez Einaudi et en français chez Actes Sud (Musiques. Une Encyclopédie pour le XXIe siècle).
Il a publié en 2013 Analyses et interprétations de la musique. La mélodie du berger dans le solo de cor anglais du Tristan et Isolde de Richard Wagner, et en 2022 La musique qui vient du froid. Arts, chants et jeux des Inuit. Il travaille actuellement à un Traité de musicologie générale.
Notes
↵1 | Les deux autres livres présentés à ce lancement étaient le collectif Musique, disque et radio en pays francophones 1880-1950 (Vrin, 2023) codirigé par Michel Duchesneau et Federico Lazzaro, et Avant-Garde on Record. Musical Responses to Stereos (Cambridge University Press, 2023) de Jonathan Goldman. |
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