Opéra et théâtre en dialogue.
La question de l’appropriation culturelle dans la création opératique contemporaine

Zoey M. Cochran
et Daniela Sacco

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Résumé

À partir de l’analyse des défis rencontrés pendant le processus de création d’un opéra en réalité augmentée dans le cadre du projet de recherche-création OpéRA de poche (2021-2022), chapeauté par la Chaire de recherche du Canada en création d’opéra, cet article aborde sous un angle interdisciplinaire la question complexe de l’appropriation culturelle dans la création opératique d’aujourd’hui. Les acquis des études sur le théâtre et la performance suggèrent des pistes de réflexion qui trouvent une application fructueuse dans le contexte de l’opéra. Le rapport entre présence et représentation et la relation interculturelle au cœur de la rencontre qui nourrit des projets de recherche-création sont les deux axes du dialogue qui donne corps à l’article, ouvrant une perspective décoloniale. La réalité artistique du Québec, évoquée à travers les cas de la polémique contre les spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage et l’exemple du Rabinal Achí d’Ondinnok, constitue ici un horizon à partir duquel considérer les enjeux posés par les nouvelles formes d’expression technologiques dans le domaine de l’opéra.

Mots clés : appropriation culturelle ; Robert Lepage ; Ondinnok ; performance studies ; recherche-création.

Abstract

Based on the analysis of a challenging case from the OpéRA de poche (2021-2022) augmented-reality opera research-creation project led by the Canada Research Chair in Opera Creation, this article takes an interdisciplinary approach to the complex issue of cultural appropriation in opera creation today. The findings of studies on theatre and performance suggest avenues for reflection with potential for successful application in the opera context. The relationship between presence and representation and the intercultural relationship at the heart of the encounter fueling research-creation projects are the two axes of the dialogue that gives substance to the article, opening up a decolonial perspective. Quebec’s artistic reality, as seen in the cases of the polemic against Robert Lepage’s SLĀV and Kanata and the example of Ondinnok’s Rabinal Achí, constitutes a framework in which to consider the issues arising from new forms of technological expression in the field of opera.

Keywords: cultural appropriation; Robert Lepage; Ondinnok; performance studies; research-creation.

 

La réflexion proposée dans cet article est née d’un dialogue entre deux chercheuses – la musicologue Zoey Cochran et la spécialiste dans les disciplines des arts du spectacle Daniela Sacco – au sujet des questionnements entourant l’appropriation culturelle qui ont émergé dans le cadre de la première phase du projet de recherche-création OpéRA de poche (2021-2022), chapeauté par la Chaire de recherche du Canada en création d’opéra1Pour en savoir plus sur le projet OpéRA de poche, voir : https://creationopera.ca/projets/projet-opera-de-poche/, consulté le 25 octobre 2023.. Prenant place dans le cadre d’un séminaire de cycles supérieurs en recherche-création interdisciplinaire donné sur un an (2021-2022) à l’Université de Montréal et dirigé par la compositrice et professeure à la Faculté de musique Ana Sokolović, ce projet visait la cocréation de quatre opéras de cinq minutes en réalités virtuelle et augmentée par des équipes de six étudiant·e·s. Le séminaire réunissait une équipe professorale – composée des directeur·rice·s du projet OpéRA de poche Ana Sokolović, Olivier Asselin et Marie-Josèphe Vallée et de leurs collaboratrices Sarah Bild, Diane Pavlović et Andrea Romaldi – et des étudiant·e·s du secteur composition de la Faculté de musique de l’Université de Montréal (pour la composition de la musique des opéras), du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de la Faculté des arts et des sciences (pour la réalisation et la mise en scène de l’expérience immersive), de l’École de design de la Faculté de l’aménagement (pour la scénographie virtuelle), de l’École nationale de théâtre du Canada (pour l’écriture du livret) et de l’École de danse contemporaine de Montréal (pour la chorégraphie et la mise en espace des opéras).

L’idée derrière ce projet était de renouveler l’opéra en créant des œuvres spécifiquement pour les technologies numériques, c’est-à-dire des œuvres créées pour être filmées plutôt qu’adaptées pour l’écran à partir d’œuvres initialement créées pour la scène, contrairement à la pratique habituelle2Pour des exemples de productions de ce type, voir Tosca VR, interprété par Robin Bailey, Justine Viani et Matthew Palmer sous la direction artistique de Christopher Lane, Relative Motion, 2020 ; Augmented Reality Don Giovanni, interprété par Alan Ewing et Ross Ramgobin sous la direction artistique de Dafydd Hall Williams, Ulster Touring Opera, 2023. (Cachopo 2014 ; Citron 2000 ; Esse 2010). Nous souhaitions que la technologie utilisée, c’est-à-dire la capture volumétrique – qui consiste à filmer les interprètes à 360º et à les reconstituer en trois dimensions à travers la caméra d’une tablette dans l’espace domestique des spectateur·rice·s –, influence le processus de création dès le départ. Ainsi, plutôt que de suivre l’ordre séquentiel de création typique de l’opéra – rédaction du livret, puis composition de la musique, création de la scénographie et enfin captation de l’œuvre sur caméra –, les équipes ont été encouragées à laisser dès l’abord chacune de ces composantes contribuer au processus de création, afin qu’elles puissent s’influencer les unes les autres.

À titre de directrice adjointe à la recherche et à la coordination scientifique de la Chaire de recherche du Canada en création d’opéra, Cochran (qui était en congé de maternité pendant la première session du séminaire, dédiée à la cocréation des opéras et à la finalisation des livrets et de la musique) avait notamment pour mission de faire un suivi auprès des créateur·rice·s qui y consentaient pour en apprendre plus sur leur expérience de cocréation par le biais de rencontres individuelles et d’offrir des pistes de réponse aux éventuels questionnements en lien avec l’histoire de l’opéra qui pourraient surgir au cours du projet3La partie du projet impliquant des entrevues avec les créateur·rice·s a fait l’objet d’une certification éthique (approbation CERAH-2022-044-D).. Lors de son retour de congé de maternité, en janvier 2022, l’équipe professorale l’a consultée au sujet d’une situation difficile, qui soulevait de nombreuses questions concernant les droits de représentation à l’opéra.

L’équipe créatrice de Quiet Night Thoughts, un opéra qui aborde l’expérience des boat people4Le terme renvoie à une crise humanitaire qui a eu lieu à la fin de la Guerre du Vietnam, en 1975, et au cours de laquelle de nombreuses personnes ont perdu la vie en quittant le pays., avait demandé que la distribution de leur opéra implique des interprètes d’origine vietnamienne, alors que les chanteuses choisies pour leur projet (parmi le bassin de chanteur·euse·s disponibles à la Faculté de musique de l’Université de Montréal) étaient blanches. De plus, la librettiste de l’équipe, d’origine vietnamienne et première conceptrice de l’histoire, avait exprimé un malaise plus généralisé face au séminaire et semblait se détacher du projet5Ce détachement de la librettiste semblerait avoir été causé, en partie, par certains commentaires reçus par un coach invité lors d’une séance organisée dans le cadre du séminaire. Malheureusement, nous n’avons pas pu échanger directement avec la librettiste pour en savoir plus.. Cette situation a mené l’équipe à s’interroger au sujet de la cocréation interculturelle, surtout dans le cadre de la représentation d’une histoire traumatique partagée par une communauté comme celle des boat people. En effet, comment collaborer pour représenter un sujet aussi culturellement connoté lorsqu’une seule personne issue de la communauté en question est impliquée dans sa création ? Et comment faire si cette personne se retire du processus ? L’expérience de Quiet Night Thoughts a mis en lumière plusieurs aspects des droits de représentation et a soulevé de nombreuses interrogations – qui peut raconter une histoire traumatique qui touche une communauté ? qui peut l’incarner sur scène ? comment aborder la cocréation interculturelle ? – auxquelles Cochran et l’équipe professorale ont tenté de répondre sur les plans éthique, esthétique et pratique6Ce sont ces questions, approfondies par Cochran en dialogue avec Sacco, qui feront l’objet de cet article, plutôt qu’une description objective et complète de l’expérience de l’équipe créatrice de Quiet Night Thoughts, qui ne pourrait se faire sans laisser une place importante aux voix de ses créateur·rice·s. La plupart des membres de cette équipe ont préféré ne pas partager leur expérience avec Cochran dans le contexte académique du projet de recherche.. Ces questions sont essentielles tant pour le genre opératique que pour l’ensemble des arts vivants. Dans un monde dominé par la globalisation et dans le contexte d’une scène de plus en plus multiculturelle, peuplée d’artistes de cultures et de lieux différents et aux publics de plus en plus internationaux, de telles interrogations se posent de manière pressante. Les arts de la scène, dans le contexte québécois comme ailleurs, ne peuvent plus faire abstraction de la question de l’appropriation culturelle, un sujet complexe, toujours ouvert à la définition, qui implique l’utilisation indue de coutumes, pratiques, symboles ou idées d’un peuple ou d’une société par des membres d’une autre culture, généralement dominante. Se pencher sur cette question est une priorité si l’on souhaite renouveler et démocratiser l’opéra au XXIe siècle – comme cherche à le faire, entre autres objectifs, la Chaire de recherche du Canada en création d’opéra.

Dès sa première confrontation aux problématiques soulevées dans le cadre du projet OpéRA de poche et lisibles en termes d’appropriation culturelle, Cochran s’est tournée vers Daniela Sacco, qui a développé une recherche entre l’Italie (d’où elle vient) et le Québec (où elle a vécu entre 2018 et 2022) sur le thème de l’appropriation culturelle dans le contexte théâtral à partir de l’étude de la controverse sur SLĀV (2018) et Kanata (2018), deux spectacles du célèbre metteur en scène Robert Lepage7Le projet de recherche Intercultural Theatre And Cultural Appropriation (ITACA) a été financé par le Programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne dans le cadre de la convention de subvention Marie Skłodowska Curie no 893533. À l’heure actuelle, les articles issus de cette recherche, qui portent sur l’affaire Lepage, sont Sacco 2020, 2022, 2023 et à paraître.. À travers un dialogue entre opéra et théâtre, entre les réflexions issues d’une expérience concrète vécue par Cochran et celles développées par Sacco dans le cadre de ses recherches sur le contexte théâtral québécois, cet article a pour objectif de mettre en lumière la complexité de la question de l’appropriation culturelle lors de la recherche de solutions concrètes, de proposer des pistes de réflexion (et de solutions) issues de cette mise en dialogue et, surtout, de contribuer à l’intégration de ces réflexions dans les discours musicologiques sur la création et la mise en scène d’opéras.

En effet, bien que l’orientalisme et le colonialisme de nombreux opéras du « répertoire » soient des objets d’étude et de discussion désormais centraux des  histoires générales de l’opéra (Al Taee 2016 ; André 2018 ; Locke 1991, 1993 et 2009 ; McClary 1992 et 2006 ; Said 1993 ; Tarling 2015), la question des modalités concrètes de la représentation de « l’autre » sur la scène opératique actuelle n’est que très rarement traitée dans la littérature musicologique (André 2018) et commence tout juste à trouver une place dans les discours publics et journalistiques (Gordon 2016 ; Guilford 2014 ; Hu 2019 ; Kaneda 2021 ; Pham 2021 ; Roshanian 2016). Ce n’est que depuis les cinq dernières années que les critiques remettent en cause la pratique du yellowface ou du blackface dans l’opéra (Cooke 2023 ; Knott 2022 ; Mears 2022 ; Nguyen 2022 ; Wong 2019), par exemple8En 2018, la musicologue Naomi André écrivait que la question de l’utilisation ou non du blackface dans l’opéra « seems a more straightforward issue than it turns out to be on deeper inspection. Many people outside of the opera world are quite perplexed to realize that […] the opera stage is the only stage in the world today where this practice of using blackface makeup for nonblack singers to portray black roles is a regular feature that is practiced, accepted, and—until very recently—never discussed » (André 2018, p. 4). De nouvelles compagnies d’opéra, comme Amplified Opera à Toronto, ont d’ailleurs été créées en opposition à ces pratiques dans le but de … Continue reading. Au Québec, la question de l’appropriation culturelle à l’opéra est encore très peu abordée, même dans les critiques journalistiques9Il suffit de regarder les critiques journalistiques des deux productions de Madama Butterfly présentées par l’Opéra de Montréal et l’Opéra de Québec en mai 2023 (Bernier 2023a et b ; Leclerc 2023). Christophe Huss, quant à lui, mentionne la question de l’appropriation culturelle, mais plutôt pour critiquer les maisons d’opéra qui tentent de l’éviter (Huss 2023a et b). et dans la mise en scène (Legault 2023b)10La mise en scène de Madama Butterfly par l’Opéra de Montréal proposait des solutions pour mitiger l’orientalisme de l’opéra, sans toutefois intégrer des personnes d’origine japonaise à sa conception ou distribution (Coulombe 2023 ; Legault 2023a).. Le contexte québécois de la pratique et des études théâtrales semble être, quant à lui, plus sensibilisé à la thématique des droits de représentation, avec toutes ses implications éthiques, comme le révèle la controverse déclenchée par les critiques d’appropriation culturelle formulées à l’encontre de SLĀV et Kanata. C’est en particulier autour de la dimension de la performance que s’articule la sensibilité aux questions liées aux revendications identitaires, politiques et ethniques contemporaines, née précisément sur la base d’une critique du principe de représentation (mimesis) qui sous-tend la forme la plus traditionnelle du théâtre. En faisant passer la valeur de la présence avant celle de la représentation, les performance studies remettent en question les modalités du théâtre qui repose sur le principe de l’interprétation du personnage, c’est-à-dire, le plus souvent, la représentation de l’autre (Fischer-Lichte 2004). La présence, considérée pour sa valeur politique et reconnue comme un instrument d’autodétermination particulièrement pour les minorités opprimées, devient ainsi un catalyseur de réflexions décoloniales. La polémique entourant SLĀV et Kanata peut ainsi être interprétée comme le symptôme d’un malaise généralisé qui révèle un changement de paradigme dans la vision du monde construite sur le rapport de forces entre l’identité majoritaire et l’altérité minoritaire. Elle est une brèche par laquelle il devient possible d’apercevoir les lacunes du paradigme dominant de la représentation.

Cette polémique nous servira de point de départ afin de réfléchir aux concepts de « présence » et de « représentation » dans les arts performatifs, d’une part, et à l’appropriation culturelle dans le contexte québécois, de l’autre. Les cas d’étude présentés dans cet article révèlent deux types de « présence » à considérer par rapport à la problématique de l’appropriation culturelle : celle des interprètes visibles sur scène ou à l’écran, que nous aborderons dans un premier temps, et celle de la participation des minorités représentées dans le processus de cocréation, qui fera l’objet de notre deuxième partie. Nous explorerons également les possibilités présentées par les nouvelles technologies liées à la réalité étendue (XR), pour lesquelles Quiet Night Thoughts a été conçu, et leurs implications au niveau de la question de l’appropriation culturelle. Pour conclure, nous présenterons un exemple théâtral de cocréation interculturelle réussie, celui d’Ondinnok, la première équipe francophone de théâtre autochtone du Canada, pour voir quelles leçons nous pourrions en tirer pour la création opératique contemporaine. En effet, malgré nos efforts pour résoudre les problèmes rencontrés avec Quiet Night Thoughts, chaque solution proposée semblait poser de nouveaux problèmes et l’expérience s’est terminée sans que nous ayons vraiment réussi à les résoudre. Nous espérons que la réflexion autour de cette expérience moins réussie et toutes les questions qu’elle a soulevées pourra contribuer à l’amélioration de nos pratiques de cocréation interculturelle dans un contexte de recherche-création.

 

Présence et représentation : SLĀV, Kanata et Quiet Night Thoughts

La représentation de « l’autre » est la modalité selon laquelle le théâtre est historiquement apparu à l’aube de la civilisation occidentale. Dans la première tragédie dont nous conservons le témoignage, Les Perses (472 av. J-C.), Eschyle dépeint sur scène la défaite des Perses lors de la bataille navale de Salamine contre les Grecs. Racontée du point de vue perse, la pièce donne la parole à l’autre, à l’ennemi, au vaincu. Quelques millénaires plus tard, l’argument de la spécificité historique du théâtre en tant qu’art où une personne est incarnée par une autre est repris par Lepage afin de lui permettre de se défendre contre les accusations d’appropriation culturelle portées contre lui en 2018-2019 (Groffier 2020 ; Howard 2020 ; Renaud 2020 ; Uzel 2019 ; Sacco 2023). La programmation du spectacle-concert de blues SLĀV, dirigé par Lepage et mis en scène par Betty Bonifassi, a en effet été annulée en 2018 lors du Festival de jazz de Montréal, car les artistes afrodescendant·e·s dénonçaient le fait que les chansons de la culture américaine d’origine africaine utilisées dans le spectacle – créées dans le contexte esclavagiste des plantations – étaient principalement interprétées par des artistes blanc·che·s. La pièce Kanata, coproduite avec le Théâtre du Soleil dirigé par Ariane Mnouchkine, a pour sa part été jouée à Paris en décembre 2018, mais jamais au Canada, en raison de l’accusation d’appropriation culturelle formulée par les Premières Nations, qui ont été exclues de la production de cette pièce qui, en faisant l’histoire du Canada, retrace l’histoire du génocide qu’elles ont subi. En réponse aux accusations portées contre la pièce, plutôt que de renvoyer à la longue histoire du théâtre comme l’a fait Lepage, Mnouchkine a affirmé que la liberté d’expression était un droit humain inaliénable entrant dans la droite ligne de l’idéal républicain libertaire français dont elle se revendique. Ces accusations ont alimenté une polémique qui a investi la scène artistique montréalaise avec une force sans précédent. Celle-ci a contribué à sensibiliser (et dans une certaine mesure à modifier) le milieu des arts de la scène, déjà sensible aux questions décoloniales depuis quelques années, face aux enjeux de la représentation11Comme Gabriel Dharmoo (2019) l’a fait valoir dans le contexte de la pratique et des études musicales, en se référant aux réflexions de Guy Sioui Durand, il ne faut pas tant prôner la décolonisation de l’art que la décolonisation par l’art. L’art est le domaine où l’on peut remettre en question tous les postulats sur lesquelles repose la culture dominante : de l’homogénéité culturelle, à la supériorité de l’héritage de la musique classique, au concept d’excellence européenne, à la présomption d’universalité, pour n’en citer que quelques-uns..

Le fait que la controverse ait éclaté dans un contexte théâtral nous conduit à nous interroger sur le rapport privilégié que l’art théâtral a toujours entretenu avec le thème de l’altérité et de sa représentation. Il nous encourage aussi à nous demander si le fait que ce thème a trouvé un terrain aussi sensible au sein de cet art vivant n’est pas significatif, car la question éthique et politique du corps de l’acteur·rice et de sa présence réelle sur scène est inéluctable : comme l’a observé José Antonio Sanchez (2022), c’est en effet le corps immanent à la scène qui exige une éthique de la représentation et qui met en crise le principe de représentation qui existe par l’absence de son objet.

Dans le cas de Kanata, par exemple, les demandes formulées par les minorités autochtones, dans une lettre envoyée au Devoir en juillet 2018 à la suite de l’annonce de la première parisienne du spectacle, ne visaient pas tant son interruption qu’une collaboration active et une participation concrète à sa réalisation, afin d’éviter que leur histoire ne soit une énième fois racontée par ceux·celles qui n’en sont pas les porteur·euse·s. Signée par des représentant·e·s d’organisations protégeant les droits des autochtones, par divers·e·s intellectuel·le·s et artistes autochtones et par d’autres signataires non autochtones, cette lettre non seulement protestait contre le nouveau voile d’invisibilité jeté sur une communauté l’ayant déjà trop longtemps subi, mais elle répondait aussi aux propos de Lepage en défense de SLĀV, selon lesquels jouer un rôle au théâtre permettrait d’endosser une autre identité et d’incarner une autre personne. Aux yeux des signataires, l’excuse est bancale : « cette incarnation », qu’il·elle·s reconnaissent évidemment, s’inscrit en effet selon eux·elles dans un contexte social et historique précis (voir Collectif 2018).

L’affaire Lepage présente deux perspectives à partir desquelles il est possible d’observer la réflexion décoloniale dans le domaine des arts du spectacle : celle de la relation entre « présence » et « représentation », d’une part, et, d’autre part, celle de la relation interculturelle comme condition souhaitable, voire indispensable, d’une collaboration artistique où les sujets appartiennent à des cultures et à des sphères éthiques et sociales différentes. Les deux aspects sont profondément liés, bien que la question de la présence/représentation concerne principalement le résultat scénique de l’œuvre, et que la question de la relation interculturelle concerne principalement le processus créatif menant à la réalisation scénique.

En ce qui concerne la question de l’appropriation culturelle, dans la plupart des cas, la relation de pouvoir est le véritable discriminant : l’appropriation de symboles, de récits et d’objets se fait dans ces cas particuliers par un·e représentant·e d’une culture qui a historiquement opprimé l’autre, alors que cette autre culture continue de souffrir desdites conditions d’oppression, comme cela s’est produit, dans le cas de la controverse mentionnée, avec les personnes afrodescendantes et autochtones (Groffier 2020 ; Matthes 2019 ; Uzel 2020). Dans le cas où ce rapport de pouvoir articulé en fonction d’un axe racial n’existe pas, on parle plutôt d’échanges, d’emprunts, d’hybridations culturelles. Ces dernières sont certainement un objectif à atteindre, car elles impliquent une égalité fondamentale dans le respect de la différence. C’est le cas, par exemple, du modèle de créolisation proposé par George E. Lewis (2020), qui propose, dans un programme décolonial destiné à la nouvelle musique, une identité en mosaïque, qui reconnaîtrait les connections croisées entre histoires, géographies et cultures, afin d’atteindre une nouvelle complexité, plutôt que d’aboutir à une diversité.

La question du rapport entre les notions de « présence » et de « représentation » renvoie à la question des imaginaires incarnés, qui ne peuvent jamais être dissociés de l’ici et du maintenant. Les défenses de Lepage, au même titre que celles de Mnouchkine, sont ainsi valables a priori ; mais, une fois qu’elles sont replacées dans leurs contextes spécifiques, elles perdent inévitablement de leur valeur, car elles répondent à un idéal esthétisant de l’art pour l’art, de l’artiste super partes, dégagé·e de toute responsabilité sociale et elles font peu de cas des contextes sociaux et culturels spécifiques dans lesquels les spectacles ont été présentés. Cet idéal est cohérent avec le paradigme moderniste d’un art extrahistorique et universaliste typique de la conception eurocentrique, qui pèse encore lourd, souvent inconsciemment, dans la pensée occidentale. Les cultural studies, qui ont été particulièrement importantes pour les performances studies, enseignent que l’on ne peut ignorer la nécessité de se situer, de se positionner, de placer au centre de tout effort d’interprétation les questions de « qui parle », d’« où » parle-t-on et « dans quelles limites » (Nelson, Treichler et Grossberg 1992 ; Pavis 1990 ; Schechner 1992). Les valeurs universelles qui ont toujours été défendues, dans et en dehors du théâtre, doivent être soumises à l’épreuve de la réalité particulière, de la réalité déterminée, du présent. Il faut considérer le contexte dans lequel et à partir duquel nous observons, qu’il s’agisse de représenter une réalité historique ou des imaginaires incarnés. Dans les sociétés démocratiques idéalement égalitaires actuelles, il n’y a apparemment pas de contraintes juridiques qui empêchent de jouer un rôle plutôt qu’un autre au théâtre, mais la liberté d’interprétation et de représentation, qui devrait a priori être accordée à tou·te·s, est en fait inséparable des réalités sociales, économiques et politiques des contextes concernés et des visions du monde dans lesquelles ces réalités s’enracinent. La liberté de représenter est inséparable des règles non écrites qui façonnent les représentations des imaginaires coloniaux qui prédominent encore, souvent inconsciemment, dans les corps et dans la pensée des communautés dominantes. Ces imaginaires agissent inconsciemment à la base des représentations de l’autre. L’autre est souvent stéréotypé·e, dévalorisé·e. Même lorsque l’autre est représenté·e avec respect, la question qui se pose est de savoir pourquoi, la plupart du temps, ce n’est pas l’autre qui s’autoreprésente, qui se raconte. Il peut être préférable d’être représenté·e par un·e autre que de ne pas avoir de représentation du tout, mais lorsque cela se produit, des mécanismes de pouvoir sont toujours en action derrière la représentation dominante.

Le principe de se mettre à la place de l’autre est inhérent au sens même du mot « représentation ». Étymologiquement, provenant du latin re-praesentare, « représentation » signifie non seulement rendre présentes des choses passées ou lointaines, mais aussi présenter à la place de l’autre, montrer en soi la figure d’autrui ou encore se substituer à autrui. Dans les deux cas, la représentation se nourrit d’une absence et trouve sa raison d’être dans un mécanisme d’objectivation et de distanciation qui relève de la logique mimétique. Le paradigme mimétique de la représentation, constitutif de la culture occidentale et fondé sur l’absence, l’objectivité et la distance, a connu une crise profonde au cours du XXe siècle à partir de la révolution des avant-gardes historiques. Il a subi une nouvelle crise à partir des années 1970, sous l’impulsion de l’émergence de la lecture performative et de pratiques artistiques de plus en plus ancrées dans des tentatives de démanteler la représentation, qui a mené à l’avènement d’un paradigme de la présence. C’est la découverte de l’autre, des autres mondes, des autres cultures qui a contribué historiquement à remettre en cause le modèle hégémonique et universaliste de représentation propre à la culture européenne. Parallèlement, le performative turn, qui indique un changement de paradigme dans les sciences humaines et sociales, où l’on ne se concentre plus sur les contextes culturels de la signification ou sur l’idée de la culture en tant que texte, mais sur la dimension pratique de la génération de significations et d’expériences culturelles, a affecté la pratique et la théorie du théâtre (Fischer-Lichte 2004 ; Schechner 2002).

C’est la découverte de ce qui n’est pas représenté, de ce qui n’est pas représentable, qui remet en cause l’ordre mimétique de la représentation. Comme l’affirme Rustom Bharucha (2020), c’est la raison pour laquelle le théâtre interculturel doit aujourd’hui être repensé en fonction d’un paradigme politique plus radical, non pas tant postcolonial que colonial, afin de faire face aux mentalités, aux imaginaires qui nourrissent inconsciemment les corps et les esprits. Les stratégies déconstructives de la représentation mimétique, également renforcées par la philosophie française post-structuraliste et déconstructionniste, sont devenues l’un des impératifs du nouveau théâtre de la seconde moitié du XXe siècle et, à la fin du millénaire, la négation de la représentation en tant que paradigme universel du théâtre s’est traduite par un refus d’être médiatisé·e par la parole d’autrui. Pour les performance studies, les gender studies et les queer studies, le refus de représentation est central, tout comme la présence en chair et en os du·de la performeur·euse. Quand on parle de « présence », on parle d’abord du corps. La présence n’est pas interprétation, c’est un lieu épiphanique de présentation de soi, d’autodétermination du sujet qui s’exprime sur scène. Le corps et sa présence ont une valeur politique et ils sont à la base de toute relation possible avec l’autre. Les nouvelles formes d’expression, dont le corps est l’agent principal, s’inscrivent dans la dimension performative qui traverse transversalement la réforme de la plupart des arts contemporains.

La question de la présence physique du corps de l’interprète prend une autre dimension dans le contexte de Quiet Night Thoughts, étant donné qu’il s’agit d’une œuvre créée pour les réalités augmentée et virtuelle plutôt que pour une représentation scénique en direct. En effet, la perte de la présence physique est l’une des critiques les plus fréquemment articulées contre les opéras filmés (Cachopo 2014 et 2019 ; Morris 2010 ; Steichen 2011). C’est en partie en réponse à ces critiques que le projet OpéRA de poche s’est tourné vers la vidéogrammétrie. Grâce à cette technologie, bien que l’interprète ne soit pas physiquement présent·e dans le même lieu que le public, les spectateur·rice·s peuvent développer un rapport unique avec la représentation de son corps. Il·elle·s peuvent s’en approcher et tourner autour pendant que l’interprète chante, ce qui ne serait pas possible dans le cadre d’une performance opératique traditionnelle. La présence physique de l’interprète est donc évacuée, mais l’image de son corps, en trois dimensions, apparaît dans l’espace domestique, offrant à la fois absence et intimité. Cette nouvelle forme de présence – à la fois virtuelle et intime – soulève les mêmes enjeux que ceux présentés plus haut, car le public développe là aussi une relation avec le corps des interprètes (et donc avec leur présence incarnée), même si c’est à travers une représentation virtuelle.

Les dimensions technologique et écranique de Quiet Night Thoughts offraient ainsi d’autres possibilités inaccessibles aux arts de la scène, que l’équipe professorale et Cochran ont d’abord considérées, avant de les écarter à la suite d’une réflexion plus poussée, appuyée sur la lecture de textes portant sur la question (André 2018 ; Groffier 2020 ; Smith 2003). En effet, même si les chanteuses retenues pour incarner les rôles de Phuong et Quan Am parmi le bassin de chanteur·euse·s disponibles à la Faculté de musique de l’Université de Montréal étaient blanches, la dimension filmique de l’opéra ouvrait la possibilité de les représenter visuellement en ayant recours à des acteur·rice·s d’origine vietnamienne pour que les chanteuses interprètent leur rôle sans être vues. Cette solution n’aurait pas été nouvelle, et elle était loin d’être idéale. Dans sa fine étude du film Carmen Jones (Otto Preminger, 1954), qui transpose une adaptation de l’opéra Carmen par Oscar Hammerstein II au cinéma avec une distribution composée entièrement d’acteur·rice·s noir·e·s dont les voix sont doublées par des chanteur·euse·s lyriques, dont une chanteuse blanche (Marilyn Horne) dans le rôle-titre de Carmen, Naomi André expose les problématiques associées à une telle pratique (André 2018, p. 132-138). Bien qu’elle mentionne, bien entendu, les problèmes soulevés par le doublage interracial, elle se concentre en particulier sur l’implication politique du chant lyrique et de sa prétendue universalité, dans un contexte de doublage. Elle convoque notamment les propos de Jeff Smith (2003, p. 29-31), selon lequel le doublage de Carmen Jones serait d’autant plus problématique que les acteur·rice·s dans les rôles des protagonistes du film (Dorothy Dandrige et Harry Belafonte) étaient des chanteur·euse·s eux·elles-mêmes, sans expérience opératique toutefois. La décision de doubler ces protagonistes ne reposait donc pas sur des considérations de qualité vocale, mais bien de style musical. Selon Smith, le doublage des protagonistes par des chanteur·euse·s lyriques crée « a kind of phantasmic body that registers visually as black but sounds “white” in terms of the material qualities of its “voice.” Through its manipulation of film and sound technology, Carmen Jones creates […] an all-black musical that “mimes” the voice of white, European culture » (ibid., p. 37). Pour André, « the assumption that the black singers (Dandridge and Belafonte) were attractive and could act but that their singing was not appropriate for opera heightens the exoticization of their presence » (André 2018, p. 138). Les composantes raciales et racistes derrière cette question de style sont d’autant plus apparentes dans le contexte de Carmen Jones qu’elles ont été verbalisées par les successeur·e·s de Bizet. Comme le note Smith, ceux·celles-ci n’avaient pas de problème avec une représentation filmique de l’opéra Carmen par une distribution d’acteur·rice·s noir·e·s tant que « the performers did not sound like African-American singers but adhered to the more “universal” standards of classical voice performance » (Smith 2003, p. 32). La succession de Bizet a d’ailleurs interdit la diffusion du film Carmen Jones en France jusqu’en 1981. Pour André, l’emploi du doublage dans Carmen, souligné dans les crédits du film, était une manière de dire à la succession de Bizet et au public d’amateur·rice·s d’opéra : « Don’t worry, we [the dubbed voices] will take care of the opera » (André 2018, p. 134-135).

Le contexte des États-Unis des années 1950 était certes différent du nôtre, mais la question de la prétendue « universalité » du chant lyrique demeure pertinente pour nos réflexions. En effet, une étude récente effectuée par l’organisme opera America (Cohn 2019 ; Howard 2019) révèle que l’institution opératique elle-même reste encore aujourd’hui plus difficile à intégrer pour des artistes PANDC (Personnes Autochtones, Noires et De Couleur)12Dans une communication intitulée « “A Race of Singers” and the German Fach System. Or, More Problems with Wagner » présentée au congrès annuel de l’American Musicological Society en novembre 2022, Sean Parr aborde d’ailleurs la question du racisme inhérent au système de catégorisation des voix dans le monde lyrique (voir Parr 2022).. Le doublage d’actrices vietnamiennes par des chanteuses blanches se serait donc inscrit dans une pratique existante aux fortes connotations politiques. Y procéder aurait équivalu à effacer les différences par le recours à un son qui, selon les analyses d’André et Smith, symbolise la culture blanche occidentale (bien que moins aujourd’hui que dans les années 1950) et qui blanchit les corps à travers la voix, tout en enlevant, littéralement, dans le cas du doublage, la voix de l’autre. Une piste de solution possible à ces problèmes, que nous comptons explorer dans les prochaines étapes du projet et qui pourrait être intéressante dans l’optique du renouvellement du genre opératique par les technologies numériques, serait de composer pour un style vocal qui ne demande pas nécessairement une formation en chant lyrique. En effet, l’enregistrement audio des interprètes et l’emploi de microphones dans le cadre de la capture volumétrique pourraient ouvrir la voie à d’autres formes de chant et à une variété d’effets vocaux qui ne seraient pas possibles dans une représentation prévue pour une scène opératique traditionnelle. Malheureusement, dans le cadre du projet, le processus était déjà trop avancé et les partitions terminées lorsque Cochran a été informée de la situation en janvier 2022 (le tournage était prévu début mars), ce qui nous a empêché·e·s d’explorer cette solution. Par ailleurs, cette option aurait aussi, potentiellement, soulevé plusieurs questions, peut-être nécessaires, sur l’identité de l’opéra, encore fortement associé à la technique vocale employée (Penner 2020, p. xix). Pour ces raisons, nous avons rapidement écarté la solution du doublage d’actrices vietnamiennes par des chanteuses blanches.

Une autre variation de cette première option aurait été de trouver des danseuses vietnamiennes qui auraient été filmées alors que les chanteuses auraient été enregistrées sans être visibles à l’écran. Cette solution nous semblait résoudre quelques-uns des problèmes associés au doublage, puisque la danse est elle-même un moyen d’expression, ce qui aurait permis de donner une voix, par le biais du corps, aux danseuses. Cependant, comme pour les chanteuses, nous n’avons pas réussi à trouver des danseuses contemporaines d’origine vietnamienne dans le court laps de temps qui restait avant le tournage. Nous avons donc pensé nous tourner vers des interprètes provenant d’autres pays d’Asie de l’Est ou du Sud-Est, mais ce geste posait le risque de s’inscrire dans les discours orientalistes identifiés par Edward W. Said à travers son ouvrage Orientalism (1978), qui mènent à catégoriser les « autres » dans un seul bloc, sans distinction.

Au terme de ces réflexions et de plusieurs discussions, nous avons échangé avec l’équipe créatrice afin de lui proposer les solutions que nous avions trouvées, aussi imparfaites soient-elles. Les membres de l’équipe créatrice, et surtout la librettiste, nous ont fait part de leur accord avec l’idée que les rôles soient incarnés par des personnes PANDC, quelle que soit leur origine. Nous avons donc opté pour cette solution, en trouvant une personne disponible au sein de notre université et en en cherchant une autre à l’externe. Nous avons aussi proposé à l’équipe de recourir à des consultant·e·s culturel·le·s de la communauté vietnamienne pour travailler avec les interprètes de l’opéra, qui se retrouvait maintenant avec deux distributions, celle choisie en réponse aux requêtes de l’équipe créatrice et celle qui avait d’abord été attitrée à l’opéra, qui poursuivait le projet en tant que deuxième distribution. Malheureusement, nous n’avons pas profité des possibilités de dialogue et de réflexion commune qui auraient pu émerger de cette double distribution et de ce changement d’interprètes en cours de route. Comme l’une des interprètes de la deuxième distribution l’a exprimé à Cochran dans une entrevue individuelle à la suite du projet, les chanteuses de la deuxième distribution n’avaient pas compris que leur interprétation ne serait pas intégrée dans le prototype final de l’opéra. Le travail demandé aux équipes créatrices dans le cadre de ce séminaire de trois crédits était très important : il s’agissait de cocréer et de produire des opéras pour la réalité augmentée en l’espace de sept mois. Pour l’équipe, dédoubler le travail de mise en scène et de tournage n’était donc pas possible. Bien que les deux distributions aient eu une préparation musicale égale (encadrée par le professeur Jean-Michaël Lavoie), la deuxième distribution n’a pas bénéficié du même temps de travail de mise en scène et de tournage accordé à la première distribution, ce qui l’a menée à se sentir écartée du projet.

La réflexion sur la reconstruction virtuelle de la présence dans le théâtre et la performance est l’un des thèmes qui traversent les études sur l’intermédialité et les technologies numériques qui animent la scène contemporaine (Auslander 1999 ; Giannachi et Kaye 2017 ; Dukanic 2019). En effet, sur le plan de la représentation et de la performance, les technologies numériques ouvrent la porte à d’autres pistes de représentation, qui dépassent le paradigme mimétique. La réalité virtuelle, par exemple, permet de représenter des personnages avec des caractéristiques fantastiques ou non humaines, ou de combiner différentes caractéristiques en une seule personne. Avec des technologies comme le mocap (motion capture ou capture de mouvement), il est même possible de capter plusieurs acteur·rice·s et de les réunir dans un seul corps, comme le fait la compagnie re:Naissance Opera dans le cadre de son opéra en réalité virtuelle Orpheus VR, où une danseuse et une chanteuse sont captées toutes les deux pour, ensemble, interpréter le même personnage13Orpheus VR, interprété par Mireille Asselin et al., sous la direction artistique de Debi Wong et Brian Topp, re:Naissance Opera, 2020. À ce propos, voir dans ce même numéro l’article de Tara Karmous.. Dans le cas de Quiet Night Thoughts, le résultat visuel de la capture volumétrique est à la fois extrêmement réaliste et lié à une forme d’altérité, notamment causée par les imperfections liées à la technologie, surtout lors de cette première étape prototypale, qui donnent une dimension surnaturelle aux interprètes. Cette reconstruction virtuelle de la présence transforme ainsi, en partie, la relation à « l’autre » qui est représenté. Mais la question de la présence ne peut être envisagée exclusivement par rapport à l’objet artistique, à « l’effet de présence », pour reprendre la formule d’André Bazin (1951), ou à la solution réalisée sur la scène ; elle concerne également le processus de création. Si la reproduction d’une image corporelle sur scène peut pallier une absence et avoir une fonction représentative, au sens politique du terme, sur le plan de la création, une présence concrète est indispensable, de même qu’un dialogue entre les différentes personnes impliquées dans le projet. Encore une fois, c’est le propre de la performance que de se détacher de l’objet artistique, de l’œuvre d’art, pour considérer le processus créatif dans sa complexité. Non seulement une relation humaine est indispensable avec le public (Fischer-Lichte 2004), mais elle l’est aussi dans l’ensemble du processus menant à la création artistique, avec toutes les problématiques éthiques que cela peut soulever.

 

Cocréation interculturelle : défis et enjeux

Dans le cas des spectacles de Lepage, la cocréation a écarté les artistes afrodescendant·e·s et autochtones. En ce qui concerne Kanata, des personnes de la communauté autochtone ont été interrogées en tant que témoins des traumatismes subis, mais elles n’ont pas été impliquées dans le processus de création. On le voit bien dans le seul document qui témoigne du processus de création du spectacle, soit le documentaire d’Hélène Choquette, Lepage au Soleil. À l’origine de Kanata (2019). Il est très émouvant de voir Ceejai, une femme Nak’azdli Whut’en, raconter sa vie et comment elle a échappé au tueur en série Robert Pickton, un événement sur lequel se concentre la version de la pièce qui a été montée en Europe. Mais en dehors de cette compassion, qui semble finalement instrumentalisée afin de nourrir le récit de la pièce et du documentaire, il n’y a pas de trace de véritable cocréation.

Nous devons donc sortir d’une perspective strictement théâtrale et considérer une perspective performative plus large afin de comprendre les questions liées à la demande des communautés autochtones et afrodescendantes d’être impliquées dans les spectacles de Lepage. La controverse enflammée autour du metteur en scène est révélatrice d’imaginaires incarnés par les acteur·rice·s sociaux·ales impliqué·e·s – tant du côté des accusateur·rice·s que des accusé·e·s – dans la polémique, qui s’avère finalement être le vrai spectacle qui n’a jamais eu lieu à Montréal. Elle est liée au malaise social enraciné dans le contexte culturel, politique et social du Canada et du Québec, en particulier, qui se réfère constamment, ou qui devrait se référer, au colonialisme. Le fait qu’au Canada, comme en Australie, contrairement à d’autres continents historiquement sous domination coloniale comme l’Afrique ou l’Asie du Sud-Est, le territoire n’ait jamais été rendu aux Autochtones a un poids fondamental. Néanmoins, comme l’a soulevé Dalie Giroux (2020), le Québec peut aujourd’hui faire face au colonialisme en remettant en question le nationalisme de gauche qui a historiquement fondé l’identité du Québec sur la lutte contre l’oppression anglophone, en mettant à l’arrière-plan les autres minorités opprimées. Aujourd’hui, cette contradiction est une corde sensible pour la fierté francophone du Québec et une profonde remise en question du nationalisme québécois, y compris en termes d’imagerie internationale, est en cours. C’est aussi l’interculturalisme que le Québec a toujours défendu face au multiculturalisme du Canada anglophone qui est remis en cause. Ce modèle politique interculturel, qui entend affirmer une identité commune fondée sur la langue et la culture françaises, s’oppose au modèle multiculturel mis en place pour défendre les spécificités de chaque groupe ethnique, sans aspirer à leur intégration dans une culture commune plus large. Dans la relation interculturelle affirmée au Québec, il y a donc à la fois la possibilité et l’échec d’un dialogue constructif avec les autres cultures, qu’elles soient autochtones, afrodescendantes ou migrantes. Dans la relation interculturelle, il devrait y avoir la possibilité d’écouter l’autre, de lui permettre de retrouver sa voix, trop longtemps réduite au silence, sans risque d’assimilation.

Dans le contexte de la cocréation de Quiet Night Thoughts, le dialogue et l’échange interculturels ont, en grande partie, échoué, malgré l’inclusion de personnes issues de la communauté vietnamienne (d’abord de la librettiste, puis des consultantes culturelles) dans le processus de cocréation. Cet échec soulève plusieurs questions : sur la nécessité (ou non) que la personne de la communauté en question impliquée dans le processus de cocréation se présente comme une « experte » ou une « gardienne de l’histoire » de cette communauté (et sur qui peut décider de cette expertise ou non) ; sur les responsabilités et les limites à respecter dans la mise en scène d’histoires représentant une expérience traumatique partagée par une communauté ; et sur les manières concrètes de faciliter l’échange interculturel sans que les personnes issues d’une communauté minorisée se retrouvent à porter la responsabilité de représenter un peuple entier auprès de leurs collègues.

Dès son retour de congé, en janvier 2022, lorsqu’elle a été mise au courant des problèmes concernant le choix des interprètes et du détachement progressif de la librettiste de Quiet Night Thoughts, Cochran s’est tournée, avec l’accord de cette dernière, vers des consultantes culturelles issues de la communauté vietnamienne de Montréal pour accompagner le reste de l’équipe créatrice et les interprètes dans le développement approprié des costumes, des images employées et de la mise en scène. L’objectif de cette démarche était d’offrir un soutien à la librettiste, de la libérer du poids de devoir se positionner comme experte auprès de ses collègues.

Quiet Night Thoughts présente Phuong, qui se retrouve en bateau avec plusieurs voyageur·euse·s. Elle chante :

Seven days pass by,
aimlessly we drift away…
Through a river of fear
into a dark sea of despair…
Tri Ơi – Choi oi…
I hear the cries of anguished souls […].

Sept jours passent,
nous dérivons sans but…
À travers un fleuve de peur
dans une mer sombre de désespoir…
Tri Ơi – Choi oi…
J’entends les cris d’âmes angoissées […].

Puis, une déesse bouddhique, Quan Am, la bodhisattva de la compassion, lui apparaît, l’encourage et semble lui redonner espoir. Lors de leur rencontre, tout disparaît à l’exception de la voyageuse et de la déesse. À la fin, Phuong se retrouve à nouveau sur le bateau et le livret laisse planer l’ambiguïté sur sa situation : a-t-elle retrouvé espoir (« Rocks are memory / The ocean is eternity / The river is your journey ») ? Le cri de désespoir, « Tri Ơi – Choi oi » (que l’on traduirait par « Oh mon dieu ! »), et la prière à Quan Am sont en langue vietnamienne ; le reste du livret est en anglais. Cette histoire était inspirée, selon le témoignage livré par la librettiste dans le cadre du séminaire, de l’expérience de sa mère, qui a quitté le Vietnam en bateau pour ensuite se réfugier au Canada.

Bien que le recours aux consultantes culturelles ait été motivé par le désir de soutenir l’encadrement des membres de l’équipe créatrice qui n’étaient pas d’origine vietnamienne, leurs principaux commentaires sur l’œuvre étaient centrés sur le livret, le seul élément développé par une personne d’origine vietnamienne. Selon elles, la représentation de la déesse aurait dû être nourrie par une recherche de ses caractéristiques et des prières appropriées. Leurs quelques commentaires sur les costumes révélaient également un souci de la justesse historique de la représentation : plutôt qu’un costume symbolique d’allure élégante et stylisée, elles préféraient une représentation réaliste de Phuong, avec des habits de voyage d’allure pauvre. En effet, les femmes qui quittaient le Vietnam en bateau à la fin de la Guerre du Vietnam, souvent riches, devaient s’habiller ainsi pour se protéger.

L’impression que nous a donnée la librettiste, bien que nous ne puissions pas parler pour elle et que ne connaissions malheureusement pas sa perception de cette expérience, était qu’elle cherchait peut-être à comprendre, à travers la création, l’expérience de sa mère, sans vouloir nécessairement se positionner comme experte ou employer une approche philologique à la création, souhaitant plutôt aborder un sujet lié à son histoire familiale et sentimentale à travers la fiction. C’est ici qu’entre en jeu la question des droits et des devoirs de représentation dans le cadre d’événements ayant une dimension personnelle, mais aussi une dimension communautaire : une approche philologique est-elle nécessaire à la représentation d’une culture, même si cette représentation provient de personnes issues de celle-ci ? Qui détermine la manière « correcte » de représenter une culture ? Où se situe la frontière entre l’approche documentaire et l’élaboration poétique ? Plus largement, une œuvre artistique doit-elle chercher à éviter toute polémique sur le plan identitaire ?

À la suite de l’intervention des consultantes culturelles, la librettiste, déjà éloignée de l’œuvre et du processus de cocréation, semble s’en être complètement détachée. C’est alors le compositeur (blanc) de l’œuvre qui a pris en charge les dernières modifications du livret. La librettiste s’est ainsi retrouvée, d’une certaine manière, dépossédée de son texte et de l’histoire qu’elle souhaitait raconter. Face à son retrait, ses coéquipier·ère·s ne savaient pas comment trouver un point de rencontre entre sa vision et celle des consultantes culturelles. Il·elle·s ont ainsi opté pour celle des interlocutrices qui leur restaient. Par ailleurs, puisque le recours aux consultantes culturelles a eu lieu tard dans le processus (elles ont été contactées en janvier, puis ont rencontré l’équipe en février pour un tournage en mars), les dialogues et les réflexions étaient limités par le manque de temps. Il aurait été possible, avec plus de temps, de mieux réconcilier les deux visions.

Pour revenir aux accusations portées contre Lepage dans le cadre de SLĀV et de Kanata, à la lumière de l’expérience de Quiet Night Thoughts, il semblerait que d’autres facteurs que l’implication de personnes des communautés minorisées soient nécessaires à la réussite d’une réelle cocréation interculturelle. La présence de l’autre est incontournable, mais elle n’est pas garante de réussite. En effet, l’expérience de Quiet Night Thoughts nous laisse nous questionner sur les raisons de son échec : pourquoi, malgré la présence d’une personne issue de la communauté vietnamienne dans le processus de cocréation et le recours à des consultantes culturelles, la réelle cocréation interculturelle a-t-elle échoué ? Et quelle place accorder à la tension qui a émergé entre l’approche philologique et réaliste des consultantes et l’approche ancrée dans une perception personnelle émise par une personne issue d’une deuxième génération d’immigré·e·s ?

 

Ondinnok : l’exemple d’une rencontre interculturelle réussie

Pour répondre à ces questions, nous avons choisi de nous tourner vers un exemple de cocréation interculturelle que nous pourrions qualifier de « réussie », soit le spectacle Xajoj Tun Rabinal Achí, mis en scène en juin 2010 à Montréal14Nous n’entrerons pas ici dans les détails du spectacle ; nous nous contenterons de le considérer pour sa portée interculturelle.. Cette production, de manière significative, est le résultat du travail de la première compagnie autochtone francophone du Canada : Ondinnok, fondée en 1985 à Montréal par Yves Sioui Durand et Catherine Joncas. Xajoj Tun Rabinal Achí peut être considéré comme un exemple de « dramaturgie de la relation » (Burelle 2021). En raison de sa particularité, ce spectacle n’a été présenté qu’une seule fois, sans possibilité de répétition, et a donc été « épuisé » dans son achèvement. Sa préparation remonte cependant à loin et implique à la base du processus de création un profond tissage de relations entre des personnes géographiquement et culturellement éloignées. Il s’agit d’une mise en scène du Rabinal Achí, le seul exemple d’un théâtre maya préhispanique, qui date du XVe siècle et qui est originaire de la ville de Rabinal, dans le Baja Verapaz, au Guatemala. Inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2008, il est célébré chaque année le 25 janvier à Rabinal, dans le cadre d’une tradition locale séculaire. Ondinnok reconnaît sa valeur en tant qu’œuvre épargnée par le colonialisme et donc éloquente non seulement pour les populations autochtones guatémaltèques, mais aussi pour les peuples autochtones du Canada. La compagnie de théâtre postule ainsi une généalogie souterraine unissant tous les peuples autochtones des Amériques et tâche de proposer à ces peuples un moyen de dialoguer avec leurs ancêtres pour leur permettre de se réapproprier leur culture. L’origine du spectacle remonte à la découverte de la réalité guatémaltèque par Sioui Durand et Joncas lors d’un voyage effectué en 1978, puis d’un tissage de relations et de connaissances avec les autochtones de ce pays au cours de voyages successifs. L’entreprise interculturelle de cette réinterprétation théâtrale de Rabinal Achí par Ondinnok a consisté à faire venir sur la scène montréalaise deux interprètes masculins mayas originaires de Rabinal et gardiens de la tradition du drame, ainsi qu’une équipe d’autres interprètes d’origine autochtone canadienne (Wendat, Innu, Ojibwé et Nahua) et d’origine bolivienne, chilienne, équatorienne, italienne et québécoise. La présence d’interprètes mayas était essentielle pour la réalisation du spectacle, tout comme le choix de maintenir le multilinguisme et les différents styles et registres d’interprétation sur scène, afin de préserver la spécificité et le caractère distinctif de toutes les cultures impliquées. L’objectif était de montrer l’universalité de la production, rendue perceptible par la polyphonie linguistique simultanée sur scène et par la préservation de la pluralité des différentes langues.

Le travail d’Ondinnok, comme le reconnaît Julie Burelle, a contribué à inaugurer ce que l’on pourrait définir comme un « protocole de création » basé sur des principes de relationnalité, de réciprocité, de responsabilité et de négociation de rapports égalitaires, eux-mêmes fondés sur un principe épistémologique propre à la culture autochtone qui consiste à reconnaître « que nous ne sommes pas dans les rapports, nous sommes les rapports » (Burelle 2021, p. 103). L’expression « protocole de création » ou « d’engagement » fait référence à la mise en pratique de plus en plus répandue, et qui trouve une application significative dans le domaine culturel autochtone, de principes ou valeurs qui, dans le contexte de la création artistique, ont pour but de décoloniser le contexte de travail, donc à établir les conditions matérielles, spirituelles et esthétiques nécessaires au développement d’une œuvre ou à la transformation des lieux de création en espaces sécuritaires pour les artistes PANDC ainsi que pour les communautés pour et avec lesquelles ces artistes créent. Par exemple, un protocole remettant en question les hiérarchies établies sur la base du pouvoir colonial peut servir à jeter les bases d’une nouvelle relation avec des collaborateur·rice·s, avec des institutions et avec le public, comme ça a été le cas pour les protocoles décrits dans le traité artistique qu’a signé l’artiste Kim Senklip Harvey (Sylix/Tsilhqot’in) avec The Arts Club Theatre Company de Vancouver et The Citadel Theatre d’Edmonton (Kwetásel’wet Wood et Imam 2019).

Le cas d’Ondinnok montre également comment on peut réinterpréter de manière créative une tradition culturelle, sans avoir à la respecter sur le plan philologique. La compagnie montréalaise n’a pas mis en scène le Rabinal Achí en le reprenant mot pour mot, c’est-à-dire tel que mis en scène chaque année au Guatemala, conformément aux souhaits de préservation exprimés par l’UNESCO15Sur la relation avec le patrimoine immatériel de l’humanité dans le cas du Rabinal Achí et du spectacle d’Ondinnok, voir Sacco (à paraître).. Ondinnok est plutôt intervenu de manière créative avec la collaboration et la présence sur scène, toutes deux indispensables, des deux gardiens de la tradition du drame, José Léon Coloch Garniga et son fils José Manuel Coloch Xolop, et de la compagnie maya El Baile Danza Rabinal Achí. Ce qui a été respecté, dans cette intervention créative, ce n’est pas tant la fidélité au diktat historique que la vitalité de l’événement ainsi que le respect d’une culture différente et de ses représentant·e·s. Dans Quiet Night Thoughts, une cocréation réussie aurait peut-être permis, à travers le dialogue et dans le respect, un remaniement personnel de l’histoire des boat people par la librettiste. La dimension personnelle, faisant partie intégrante de l’origine de l’œuvre, constituerait ainsi le point de départ du filtrage d’une expérience qui pourrait ensuite s’ouvrir à un partage universel.

Que l’on parle de protocoles de création ou de méthodologie de création d’un spectacle, il est clair que la relation – surtout interculturelle – est fondamentale en ce qu’elle exige la présence concrète des personnes qui y participent et qu’elle est la condition du bris de la distance, du vide et de l’absence qui alimentent le paradigme mimétique de la représentation. On voit bien comment, dans ce cas, on passe de l’attention pour l’œuvre, pour le produit artistique, au processus de création qui lui donne vie. Cela est cohérent avec la perspective performative, qui considère le processus créatif comme inséparable du produit artistique, car c’est dans le processus de création que nous posons des questions plus éthiques qu’esthétiques.

Si le processus de cocréation est central, le recours aux technologies numériques deviendrait alors un moyen comme un autre dans le développement de ce processus. Les technologies auraient donc une valeur essentielle qui doit être soumise aux mêmes questions éthiques. Dans Quiet Night Thoughts, au-delà des possibilités technologiques sur le plan de la représentation et de la présence de personnes issues de la communauté vietnamienne dans le processus de cocréation, ce que nous n’avons malheureusement pas réussi à consolider était une vraie relation d’échange égalitaire entre toutes les personnes impliquées dans le projet. Même si les solutions recherchées impliquaient pour la plupart le dialogue et les échanges, le contexte universitaire et les limites de temps imposées ont probablement nui à ce processus. Après tout, construire une relation, briser la distance et les barrières, est un processus qui prend du temps ; il nécessite une temporalité qui ne se rattache pas au temps de production standard, ces temps qui, dans une vision productiviste du capitalisme de consommation, ne visent qu’à obtenir un résultat.

Ce cas a été proposé en raison de la complexité qui le caractérise et des questions qu’il soulève. Sans prétendre offrir des réponses définitives, nous avons employé notre réflexion à la mise en lumière de questions qui, espérons-le, serviront de stimulus pour orienter les pistes de recherche, tant pratiques que théoriques. Le dialogue proposé entre deux disciplines différentes, aussi proches soient-elles, est selon nous le signe d’une interdisciplinarité toujours plus fructueuse : nous espérons que les questions soulevées dans un domaine pourront toujours être prises en compte par l’autre, afin que les formes d’art soient toujours en phase avec l’époque dont elles sont l’expression et qu’elles ne se résument pas à des formules vides, stérilisées par une répétition constante. Plus généralement, en ce qui concerne la spécificité du problème soulevé par la question de l’appropriation culturelle, il s’agit d’un cas qui, au-delà de son succès ou non, démontre que la prise en compte du processus créatif, de ses conditions, de ses termes et de ses modalités, qui se cachent derrière l’œuvre d’art, ne peut être ignorée ; son jugement esthétique n’est pas indépendant de la dimension éthique du processus qui l’a généré.

 

Bibliographie16Tous les hyperliens ont été vérifiés le 25 octobre 2023.

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PDF

RMO_vol.10.2_Cochran_Sacco

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Zoey M. Cochran et Daniela Sacco, « Opéra et théâtre en dialogue. La question de l’appropriation culturelle dans la création opératique contemporaine », Revue musicale OICRM, vol. 10, n2, 2023, p. 78-98.

  • Référence électronique

Zoey M. Cochran et Daniela Sacco, « Opéra et théâtre en dialogue. La question de l’appropriation culturelle dans la création opératique contemporaine », Revue musicale OICRM, vol. 10, n2, 2023, mis en ligne le 27 novembre 2023, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol10-n2/opera-et-theatre-en-dialogue/, consulté le…


Autrices

Zoey Mariniello Cochran, Université de Montréal

Zoey Mariniello Cochran est coordonnatrice principale à la recherche-création et chargée de cours à l’Université de Montréal, coach de diction lyrique italienne à l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal, et candidate au doctorat en musicologie à l’Université McGill. Ses recherches portent notamment sur le rôle politique de l’opéra italien aux XVIIe et XVIIIe siècles. Elle s’intéresse également à l’art lyrique des XXe et XXIe siècles : elle a étudié les opéras composés en Italie pendant la période fasciste, et collabore avec Ana Sokolović sur un projet de recherche-création qui a pour but de redéfinir l’opéra pour le XXIe siècle.

Daniela Sacco, Université Iuav (Venise)

Daniela Sacco est chercheure et enseigne les arts du spectacle à l’Université Iuav de Venise. Elle a été Marie Skłodowska-Curie Global Fellow à l’Université de Milan et à l’Université du Québec à Montréal, où elle a enseigné en 2018-2019 et 2021-2022, et chargée de recherche pour le projet Erasmus Plus « Oblomov », à l’Université de Milan, en collaboration avec le Piccolo Teatro di Milano (2017-2018). Parmi ses publications, on compte les ouvrages Pensiero in azione. Bertolt Brecht, Robert Wilson, Peter Sellars: tre protagonisti del teatro contemporaneo (2012), Mito e teatro. Il principio drammaturgico del montaggio (2013, et Tragico contemporaneo. Forme della tragedia e del mito nel teatro italiano (1995-2015) (2018).

Notes

Notes
1 Pour en savoir plus sur le projet OpéRA de poche, voir : https://creationopera.ca/projets/projet-opera-de-poche/, consulté le 25 octobre 2023.
2 Pour des exemples de productions de ce type, voir Tosca VR, interprété par Robin Bailey, Justine Viani et Matthew Palmer sous la direction artistique de Christopher Lane, Relative Motion, 2020 ; Augmented Reality Don Giovanni, interprété par Alan Ewing et Ross Ramgobin sous la direction artistique de Dafydd Hall Williams, Ulster Touring Opera, 2023.
3 La partie du projet impliquant des entrevues avec les créateur·rice·s a fait l’objet d’une certification éthique (approbation CERAH-2022-044-D).
4 Le terme renvoie à une crise humanitaire qui a eu lieu à la fin de la Guerre du Vietnam, en 1975, et au cours de laquelle de nombreuses personnes ont perdu la vie en quittant le pays.
5 Ce détachement de la librettiste semblerait avoir été causé, en partie, par certains commentaires reçus par un coach invité lors d’une séance organisée dans le cadre du séminaire. Malheureusement, nous n’avons pas pu échanger directement avec la librettiste pour en savoir plus.
6 Ce sont ces questions, approfondies par Cochran en dialogue avec Sacco, qui feront l’objet de cet article, plutôt qu’une description objective et complète de l’expérience de l’équipe créatrice de Quiet Night Thoughts, qui ne pourrait se faire sans laisser une place importante aux voix de ses créateur·rice·s. La plupart des membres de cette équipe ont préféré ne pas partager leur expérience avec Cochran dans le contexte académique du projet de recherche.
7 Le projet de recherche Intercultural Theatre And Cultural Appropriation (ITACA) a été financé par le Programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne dans le cadre de la convention de subvention Marie Skłodowska Curie no 893533. À l’heure actuelle, les articles issus de cette recherche, qui portent sur l’affaire Lepage, sont Sacco 2020, 2022, 2023 et à paraître.
8 En 2018, la musicologue Naomi André écrivait que la question de l’utilisation ou non du blackface dans l’opéra « seems a more straightforward issue than it turns out to be on deeper inspection. Many people outside of the opera world are quite perplexed to realize that […] the opera stage is the only stage in the world today where this practice of using blackface makeup for nonblack singers to portray black roles is a regular feature that is practiced, accepted, and—until very recently—never discussed » (André 2018, p. 4). De nouvelles compagnies d’opéra, comme Amplified Opera à Toronto, ont d’ailleurs été créées en opposition à ces pratiques dans le but de transformer les représentations de « l’autre » sur la scène opératique contemporaine.
9 Il suffit de regarder les critiques journalistiques des deux productions de Madama Butterfly présentées par l’Opéra de Montréal et l’Opéra de Québec en mai 2023 (Bernier 2023a et b ; Leclerc 2023). Christophe Huss, quant à lui, mentionne la question de l’appropriation culturelle, mais plutôt pour critiquer les maisons d’opéra qui tentent de l’éviter (Huss 2023a et b).
10 La mise en scène de Madama Butterfly par l’Opéra de Montréal proposait des solutions pour mitiger l’orientalisme de l’opéra, sans toutefois intégrer des personnes d’origine japonaise à sa conception ou distribution (Coulombe 2023 ; Legault 2023a).
11 Comme Gabriel Dharmoo (2019) l’a fait valoir dans le contexte de la pratique et des études musicales, en se référant aux réflexions de Guy Sioui Durand, il ne faut pas tant prôner la décolonisation de l’art que la décolonisation par l’art. L’art est le domaine où l’on peut remettre en question tous les postulats sur lesquelles repose la culture dominante : de l’homogénéité culturelle, à la supériorité de l’héritage de la musique classique, au concept d’excellence européenne, à la présomption d’universalité, pour n’en citer que quelques-uns.
12 Dans une communication intitulée « “A Race of Singers” and the German Fach System. Or, More Problems with Wagner » présentée au congrès annuel de l’American Musicological Society en novembre 2022, Sean Parr aborde d’ailleurs la question du racisme inhérent au système de catégorisation des voix dans le monde lyrique (voir Parr 2022).
13 Orpheus VR, interprété par Mireille Asselin et al., sous la direction artistique de Debi Wong et Brian Topp, re:Naissance Opera, 2020. À ce propos, voir dans ce même numéro l’article de Tara Karmous.
14 Nous n’entrerons pas ici dans les détails du spectacle ; nous nous contenterons de le considérer pour sa portée interculturelle.
15 Sur la relation avec le patrimoine immatériel de l’humanité dans le cas du Rabinal Achí et du spectacle d’Ondinnok, voir Sacco (à paraître).
16 Tous les hyperliens ont été vérifiés le 25 octobre 2023.

ISSN : 2368-7061
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