Compte rendu de Fragments accordés. La composition musicale contemporaine et le monde arabe, par Anis Fariji

Marseille, Diacritiques Éditions, 2023, 208 pages

Showan Tavakol

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Mots clés : composition contemporaine ; maqâm arabe ; tradition et contemporanéité ; transculturalité ; transformation esthétique.

Keywords: Arabic maqam; aesthetic transformation; contemporary composition; tradition and contemporaneity; transculturality.

Le livre d’Anis Fariji, enseignant-chercheur, ethnomusicologue et maître de conférence au département Arts de l’Université de Lille, nous plonge au cœur de la tension entre tradition et contemporanéité qui caractérise le monde musical arabe. Le livre comporte deux grandes parties, respectivement intitulées « La tradition musicale, la modernité et l’interculturalité » et « Résurgences du matériau traditionnel », chacune contenant trois chapitres. À première vue, chacune des différentes sections du livre pourrait facilement faire l’objet d’un ouvrage à part entière, tant leur contenu et leur approche les rendent pratiquement autonomes. Toutefois, leur agencement au sein de Fragments accordés dégage une vision très complète de la part de l’auteur, et permet au lecteur1Dans cet article, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte. de comprendre le concept de contemporanéité par rapport à une tradition orale à travers le temps et au sein d’une société, avec des exemples clairs. Il semble que le livre d’Anis Fariji ne se limite pas à être simplement une analyse des œuvres contemporaines de trois compositeurs, mais explore profondément la vision contemporaine inspirée des sources d’une tradition orale à travers différents cadres philosophiques et sociologiques de l’art. Trois compositeurs, Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad, sont ainsi au centre de cette étude. Leurs démarches de création musicale ont en commun d’intégrer des éléments de leurs cultures d’origine tout en les transformant de manière critique, marquant ainsi une distance par rapport aux normes établies.

Le livre de Fariji s’appuie sur la théorie critique, notamment à travers les écrits de Theodor Adorno et Walter Benjamin, pour examiner le rapport entre musique et société, modernité et histoire, ainsi que l’importance de l’analyse musicale dans la compréhension des phénomènes musicaux plus largement. L’ouvrage articule ainsi une approche anthropologique avec une approche musicologique pour mieux comprendre les démarches de création de ces compositeurs arabes contemporains.

Dans la première partie (p. 22-96), l’auteur donne une explication plus générale de la modernité de la musique traditionnelle et de l’interculturalité en abordant la fragilité de la tradition, notamment avec l’avènement des premiers enregistrements musicaux et du disque dans la vie musicale du monde arabe, ce qui a eu une influence sur les formes traditionnelles. L’enregistrement est en effet un exemple typique d’événement culturel inévitable dans la société et qui affecte l’évolution de la tradition orale, particulièrement à travers une modification de perspective quant aux performances vivantes, une dimension essentielle de la relation musicale traditionnelle entre le musicien et l’auditoire.

Le premier chapitre, intitulé « La tradition musicale flétrie » (p. 25-50), présente ainsi le phénomène de l’enregistrement en tant qu’élément le plus destructeur de la tradition, hors de la création naturelle des musiciens arabes, qu’ils soient partisans des traditions ou activistes de la modernité. En fait, le disque pourrait apparaître en tant que technique musicale « émancipée » (p. 25), au sens où l’introduction du disque a changé le paysage musical, produisant de nouvelles possibilités créatives et de diffusion, et modifiant les traditions musicales existantes. Or, plus d’un siècle après l’introduction de l’enregistrement musical dans le monde arabe, la tradition musicale orale est profondément bouleversée. Les formes musicales influencées par l’enregistrement ont non seulement été intégrées à la culture, mais elles dominent également le paysage musical. Selon Fariji, cette généralisation de l’objectivation de la musique traditionnelle orale par l’industrie du disque entraîne un désenchantement de la forme musicale, altérant son potentiel expressif. Dans la foulée, l’ouvrage explore également le contexte socioculturel de l’époque, mettant en avant l’explosion démographique du Caire au tournant du XXe siècle et les changements profonds dans la société égyptienne, notamment sous l’influence de la modernisation et du capitalisme mondial. 

Par ailleurs, l’auteur examine aussi ce désenchantement de la forme et de l’expérience esthétique de la musique traditionnelle orale à travers le concept d’« aura », introduit par Walter Benjamin et qui veut que la modernité se confronte à un défi important2Voir Benjamin, Walter ([1939]2000), L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, « Œuvres III », Paris, Gallimard.. Dans sa thèse, Benjamin utilise ce concept pour caractériser l’œuvre d’art originale par son unicité, son histoire et son contexte rituel. Il affirme que la reproduction mécanique affaiblit cette aura en dissociant l’œuvre de son contexte historique et de sa fonction rituelle. Les copies identiques privent l’œuvre de sa profondeur et de sa résonance, la réduisant à une simple apparence dépourvue de l’authenticité et de la richesse de l’original. Fariji explique que l’enregistrement musical a rompu cette unicité en dupliquant la musique et en la transplantant dans un contexte commercial. Cette rupture a conduit à un « manque » dans l’œuvre d’art, à savoir la perte de son aura d’origine. 

Le chapitre explore également le lien entre l’aura et l’expérience esthétique dans les traditions musicales arabes et musulmanes, comme avec le wajd, le hâl et le tarab, des traditions qui reflètent toutes une forme d’extase esthétique liée à une dimension lointaine3« Que le lointain soit assimilé au divin, à quelque autre origine insondable ou apparaisse sous forme de désir nostalgique, cela atteste indéniablement du caractère auratique des musiques de tradition orale dans les mondes arabe et musulman » (p. 33-34).. La tendance à l’objectivation musicale semble découler d’un phénomène anthropologique plus général qui a provoqué une sorte de distance entre le sujet (le musicien) et l’objet (l’œuvre). En transformant des processus vivants en choses inertes, la réification a conduit à une simplification et à une standardisation de la musique, réduisant sa qualité expressive à des clichés facilement reconnaissables. Par exemple, le noyau modal du maqâm hijâz a été réduit à une étiquette sonore, perdant ainsi sa profondeur expressive et son lien avec son contexte culturel : 

C’est ainsi le cas du matériau des maqâmât, dont le potentiel peut se dégrader. Il se réifie le cas échéant. Ce phénomène se signale par le fait que la qualité expressive d’un matériau tend à se réduire à quelques référents figés et quasi explicites, qualité expressive qui faiblit par conséquent. […] on ne trouvera guère d’aussi illustratif d’un tel flétrissement esthétique que celui du maqâm hijâz, caractérisé par l’intervalle de seconde augmentée (p. 47-48).

Le deuxième chapitre, « Les discours de la création musicale » (p. 53-75), étudie les discours et postures entourant la création musicale et met en évidence le déclin des traditions musicales dans le monde arabe. Des spécialistes de ces traditions expriment leur préoccupation quant à leur disparition, comme Qassim Hassan, spécialiste du maqâm irakien, qui souligne la menace pesant sur ce genre artistique ancien en raison de facteurs sociaux et politiques. De même, Jean Lambert évoque le déclin de la tradition du chant de Sanaa au Yémen, tandis que Fethi Salah remarque une tendance à transgresser les normes établies de la tradition musicale algérienne. Mourad Sakli, musicologue tunisien, constate pour sa part une rupture avec l’héritage musical arabe, estimant que la majorité de la musique créée actuellement dans le monde arabe ne reflète plus les traditions musicales. Cette situation critique dans le monde arabe a engendré différentes attitudes en matière de création musicale, dont trois se distinguent en particulier : la posture traditionaliste, la posture nationaliste et la posture interculturelle critique. 

Fariji croit que la posture traditionaliste se caractérise par un attachement rigoureux aux formes musicales traditionnelles et à leurs valeurs esthétiques. Les musiciens qui adoptent cette posture se limitent délibérément aux instruments traditionnels, aux formes musicales conventionnelles et aux valeurs esthétiques transmises par la tradition en réaffirmant son intégrité et son authenticité. Cette posture est illustrée par des musiciens comme Nidaa Abou Mrad, un violoniste et musicologue libanais, et Mustafa Said, un oudiste égyptien. Ces musiciens prônent un retour aux sources de la musique traditionnelle arabe, avant qu’elle n’ait été corrompue par des influences occidentales perçues comme dégradantes. Cette posture traditionaliste s’appuie sur une opposition culturelle entre l’Orient et l’Occident, considérant que tout métissage entre les deux est voué à l’échec en raison de leur incompatibilité systémique.

La posture nationaliste, quant à elle, représente dans le monde arabe une approche où les musiciens et compositeurs reconnaissent une ouverture culturelle, notamment envers la musique occidentale, mais cette ouverture est soumise à une identité musicale arabe prédominante. Contrairement à la posture traditionaliste, la posture nationaliste accepte ainsi une certaine influence occidentale tout en cherchant à préserver une identité musicale arabe distincte. Des exemples incluent le jazz, le hip-hop, la pop, la fusion, à travers des expressions telles que « jazz arabe », « rap palestinien », « pop marocaine », etc. Cette posture est devenue largement dominante dans la création musicale arabe en raison du succès mondial des genres musicaux qu’elle permet. Des artistes comme les frères Rahbani et Fairouz ou Anouar Brahem pour le jazz, Abyusif pour le rap et Oum pour la soul en sont des exemples. On constate alors l’« arabisation » de genres occidentaux et le mouvement de l’« harmonie arabe », tout en promouvant le développement progressif de la musique arabe selon ses propres termes.

Avec ces deux premières postures, l’auteur fournit le contexte nécessaire pour ensuite se concentrer sur l’aspect de l’interculturalité, en se focalisant alors principalement sur trois compositeurs d’origine arabe. En fait, Fariji tente d’introduire cette activité de création musicale en tant que vraie contemporanéité dans le monde arabe. Ainsi, la posture interculturaliste critique se distingue par son approche d’une création musicale qui intègre à la fois des éléments de la musique traditionnelle arabe et des influences de la musique contemporaine occidentale. Cette interculturalité critique adopte une distance envers tout élément musical préétabli, qu’il soit arabe ou occidental. Parmi les compositeurs qui incarnent cette posture, on trouve en premier lieu Ahmed Essyad (Maroc, 1938), Zad Moultaka (Liban, 1967) et Saed Haddad (Jordanie, 1992), mais aussi d’autres compositeurs arabes tels qu’Amr Okba (Égypte, 1972), Zaid Jabri (Syrie, 1975) et Samir-Odeh Tamimi (Palestine-Israël, 1970).

La critique de ces compositeurs envers le traditionalisme se manifeste par leur refus de se conformer à des langages musicaux traditionnels établis. Moultaka, par exemple, revendique la « trahison du maqâm » pour exprimer son refus de soumettre sa création musicale à des conventions traditionnelles. Essyad critique également l’approche occidentale qui perçoit les musiques extra-européennes comme des traditions immuables, plaidant plutôt pour une reconnaissance de l’évolution et de la diversité culturelle. Cela dit, et malgré les critiques qui leur sont adressées, les compositeurs affirment que leur démarche interculturelle ne conduit pas à une dilution de leur identité culturelle, mais à une exploration enrichissante de celle-ci. Selon les exemples de positions critiques que Fariji mentionne, cette approche est souvent mal comprise et disqualifiée, car elle refuse de se conformer à une identité musicale préétablie, ce qui la rend perçue comme extérieure au champ culturel d’origine. Les traditionalistes et les nationalistes considèrent souvent cette posture comme relevant davantage de la musique occidentale que de la musique arabe, ce qui entraîne une marginalisation de ses praticiens. Or, pour les compositeurs au cœur de l’ouvrage, la musique contemporaine n’est pas limitée à une identité culturelle spécifique, mais est guidée par le principe d’émancipation vis-à-vis de tout langage préétabli. Ils insistent sur le fait que la notion d’« arabité » en musique est complexe et ne peut être réduite à des critères rigides pour développer une écriture musicale singulière et universellement accessible.

Pour étayer cette perspective interculturelle, le troisième chapitre, « Penser l’interculturalité critique » (p. 77-96), convoque trois notions théoriques : la co-temporalité de Johannes Fabian, qui remet en question la fragmentation du temps interculturel, le noyau temporel dans la pensée de Theodor Adorno, qui souligne que l’œuvre d’art ne se limite pas à son contexte historique ou culturel, et le multilinguisme d’Édouard Glissant, qui célèbre la diversité culturelle et linguistique comme une caractéristique essentielle de la création contemporaine.

De son côté, Fabian affirme que les différences de compréhension du temps ont un impact non seulement sur la chronologie historique, mais aussi sur les interactions entre les cultures. Il soutient que la reconnaissance de ces différences et la compréhension du temps dans différentes cultures peuvent améliorer notre compréhension mutuelle et nos interactions interculturelles. Par exemple, pendant la Renaissance, l’émergence d’une culture séculaire et scientifique a introduit de nouvelles perspectives sur le temps, qui différaient des conceptions religieuses antérieures. 

Quant à Adorno, Fariji nous en apporte les arguments logiques et intéressants relativement au fait que les grandes œuvres d’art, conçues comme des entités vivantes, ne se limitent pas à leur époque de création, mais conservent des aspects qui attendent d’être déchiffrés. Adorno insiste sur le fait que les œuvres d’art changent intrinsèquement avec le temps, bien que leur essence demeure. Il souligne que ces aspects peuvent être révélés ultérieurement en raison de changements techniques ou historiques, comme dans le cas de certaines œuvres de Bach. Adorno soutient que les formes musicales traditionnelles conservent un potentiel esthétique qui dépasse les attributions culturelles qui leur sont généralement associées.

Enfin, dans ses derniers essais, Glissant explore un leitmotiv qui résume ses réflexions sur la langue : l’idée selon laquelle tout écrivain contemporain, même s’il écrit dans sa propre langue, est en présence de toutes les autres langues du monde. Glissant affirme que l’écrivain ne peut plus écrire de manière « monolingue », même s’il ne connaît que sa langue maternelle. Selon lui, une langue est désormais influencée, voire hantée, par les autres langues, ce qu’il nomme le « multilinguisme ».

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Résurgences du matériau traditionnel » (p. 98-170), l’auteur explore la manière dont les compositeurs Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad intègrent les traditions musicales arabes dans leurs œuvres, en les analysant de façon plus détaillée. Chaque chapitre de cette partie examine différents aspects de cette intégration : le quatrième chapitre se concentre sur les techniques d’intégration du matériau mélodique du maqâm, le cinquième chapitre sur la structure de la forme traditionnelle de la cantillation induisant un « temps de la stase », et le sixième sur la spatialisation musicale dans l’œuvre de Moultaka, en relation avec des aspects esthétiques traditionnels liés à l’espace, notamment l’hétérophonie.

Mais avant d’aborder ces analyses, l’introduction de la deuxième partie (p. 98-105) explore le concept de fragmentation dans le contexte de la musique contemporaine arabe et européenne en se focalisant sur le concept d’interculturalité, et sur la manière dont les compositeurs Essyad, Moultaka et Haddad rejettent en partie le langage musical traditionnel pour le retrouver à travers des fragments. Cette approche critique rappelle celle des artistes européens du tournant du siècle dernier, qui considéraient la tradition non plus comme une entité homogène, mais comme un réservoir d’éléments isolables. La notion de « fragment » est ici explorée dans le contexte de la survie musicale, suggérant que lorsqu’un élément est isolé de son ensemble traditionnel, il peut bifurquer et révéler de nouvelles potentialités. Cette survie implique un double ancrage temporel, dans le passé et le présent. Ces trois compositeurs isolent ces éléments sous forme d’entités détachées de leur contexte d’origine. Le fragment musical devient alors une métaphore de l’individu coupé de l’ordre social traditionnel : « l’élément coupé du continuum langagier, peut être vu à l’image de l’individu – le compositeur en l’occurrence – lui-même coupé de l’ordre social traditionnel : il en est isolé, tout comme le fragment l’est effectivement dans l’œuvre » (p. 100). Ce faisant, ces compositeurs symbolisent un nouveau rapport à la tradition musicale, où les éléments fragmentaires sont redécouverts et réinterprétés. 

Dans le quatrième chapitre, « Le maqâm dans la création contemporaine » (p. 106-130), Fariji révèle ce qui s’inscrit au fondement de la tradition musicale arabe en explorant brièvement le concept de maqâm en tant que système modal, et à l’aide duquel il essaie de bien rendre compte des fragments utilisés dans les pièces des compositeurs étudiés. Cela dit, le livre fournit une explication pour le moins très brève du système du maqâm, alors qu’une étude plus approfondie et pratique des systèmes modaux comme le maqâm serait un complément très utile pour le lecteur. Par exemple, les maqâmat sont des modes mélodiques possédant « des noyaux modaux irréductibles » (p. 107), chaque mode étant caractérisé par une série spécifique d’intervalles et de degrés. Ils sont dotés d’un degré fondamental, appelé al-qarâr, qui polarise la structure mélodique. Les maqâmat comportent différents types d’intervalles, notamment la seconde médiane et la seconde augmentée, et ils recouvrent des genres distincts4« On parle alors de genre, comme le genre râst qui constitue le socle du maqâm râst. Il existe sept genres fondamentaux : râst, bayyâtî, sîkâh, hijâz, sabâ, ‘ajam, et nahâwand » (p. 107).. Ces modes peuvent être combinés entre eux et ils ont généralement une unité minimale appelée tétracorde.

Cependant, en excluant la partie sur les modes rythmiques (iqâ), l’importance du maqâm est plus ou moins mentionnée : au-delà de leur définition théorique, les maqâmat représentent quelque chose de bien plus profond dans le monde musical arabe. Ainsi, il nous aurait paru important de souligner qu’ils incarnent une essence spirituelle, une atmosphère émotionnelle qui transcende leur simple structure. Les musiciens traditionnels associent souvent chaque maqâm à une atmosphère spécifique, comme la joie pour le râst ou la mélancolie pour le sabâ. Ces associations émotionnelles sont souvent utilisées dans des contextes religieux tels que la récitation du Coran, où certains maqâmat sont choisis pour renforcer le sens émotionnel de certains passages. Dans le domaine de la composition musicale contemporaine, les maqâmat continuent d’être une source d’inspiration majeure pour de nombreux compositeurs arabes, dont Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad. Moultaka, par exemple, exprime sa fascination pour l’émotion que l’on peut extraire de seulement quatre notes dans le tétracorde du maqâm sabâ (voir p. 108 de l’ouvrage à ce sujet).

De notre point de vue, il ne fait pas de doute que l’utilisation des maqâmat dans la composition contemporaine pose des défis. Leur puissance expressive intense et collectivement reconnue peut parfois entrer en conflit avec la nécessité d’exprimer une esthétique individuelle et moderne. De plus, les maqâmat, en tant que symboles de l’identité culturelle arabe, sont souvent sujets à une récupération commerciale qui peut altérer leur signification et les réduire à des stéréotypes. Sur la base de cette réflexion, cette partie de l’ouvrage pourrait être plus intéressante pour les lecteurs s’ils connaissaient bien la structure et les implications symboliques des maqâmat.

Fariji développe toutefois ce chapitre avec beaucoup d’exemples clairs, en les classifiant suivant les méthodes de restitution des fragments traditionnels dans de nouveaux contextes contemporains, ici puisés dans des extraits d’œuvres des trois compositeurs déjà mentionnés : l’écart par désorientation modale, l’écart par brouillage horizontal et vertical, l’insertion immaculée et la neutralisation du caractère modal. 

L’écart par désorientation modale se manifeste par une exposition du maqâm intact tout en déviant de ses schémas traditionnels. Parfois, la fondamentale reste en suspens, créant une ambiguïté face au mode. Dans Les Eaux meurent en dormant (1992) d’Ahmed Essyad, la flûte expose trois fragments modaux sans conclure nettement. Dans La Mémoire et l’Inconnu (2005) de Saed Haddad, le passage en maqâm sabâ-zamzam évite la finale habituelle, créant une ambiguïté modale. Dans d’autres circonstances, les transitions entre modes sont abruptes, provoquant un effet de choc temporaire, et « [p]our une oreille accoutumée à la logique du maqâm, cela provoque un effet de surprise un peu déroutant » (p. 116). Essyad et Haddad utilisent cette technique pour créer des moments de tension et de surprise. Parfois, les transitions sont éphémères, accentuant l’effet de choc lui-même. Dans Asselman (1993) d’Essyad, une progression mélodique tumultueuse aboutit finalement à une clarification modale. Ces techniques de désorientation modale ajoutent ainsi une dimension d’ambiguïté et de tension à la musique, défiant les attentes de l’auditeur et enrichissant l’expérience musicale.

Dans la création contemporaine, les compositeurs utilisent différentes techniques pour altérer l’apparence évidente du maqâm dans son déroulement horizontal, produisant ainsi ce que Fariji nomme un écart par brouillage horizontal. Une de ces techniques consiste à retarder l’altération modale, laissant d’abord la mélodie intacte avant de la déformer, comme dans Zàrani (2002) de Zad Moultaka. Une autre technique brise le profil mélodique en isolant des notes et en les projetant dans un autre registre, comme chez Saed Haddad. Enfin, le chromatisme retourné, utilisé notamment par Moultaka, crée une ambiance équivoque où la couleur modale apparaît et disparaît alternativement. Ces techniques défient la stabilité modale tout en conservant son essence. Ensuite, il mentionne l’écart par brouillage vertical dans lequel on remarque l’application de techniques polyphoniques pour enrichir la ligne modale. Fariji arrive d’ailleurs à bien illustrer ces techniques avec de petits extraits d’œuvres des compositeurs cités, en se focalisant sur des strates simultanées de matériaux homogènes ou hétérogènes : un tracé homorythmique dans kontra-Gewalt (2010) de Haddad, dont les matériaux modaux sont dérivés du même maqâm ; un cluster modal dans Enluminure (2005) de Moultaka ; une strate hétérogène dans Ligéa (2009) du même compositeur ; de la polymodalité harmonique dans On love II (2006) de Haddad.

Fariji se recentre ensuite sur le concept d’ethos des maqâmat avec la technique de l’insertion immaculée, où un fragment modal peut être considéré isolément avec sa couleur et sa sensation modale originelle. Dans ces passages, la structure modale du maqâm reste intacte, offrant une expressivité pure : il s’agit « de passages dans lesquels la structure intervallique du maqâm employé, gardée intacte, ne subit aucun brouillage ; on retrouve alors la couleur modale dans toute sa clarté » (p. 113). Cela se voit dans les pièces de Haddad, Moultaka et Essyad, où des lignes mélodiques claires émergent, reflétant des personnages ou des émotions codifiées par l’usage conventionnel du maqâm. Par exemple, dans Contredésir (2004) de Haddad, la clarinette exprime un thème en maqâm râst, introduisant un élément thématique central. Chez Moultaka, dans Hachô dyôldat Alôhô (2011), le maqâm bayyâtî évoque la tendresse associée à Marie. Essyad utilise également le maqâm pour représenter des personnages féminins dans L’Eau (1985). Ces moments offrent une pureté émotionnelle, établissant des points de référence dans le développement musical.

Enfin, la neutralisation du caractère modal représente une autre facette de la démarche de ces compositeurs. Ici, le système modal du maqâm subit diverses transformations qui altèrent son caractère, allant de la distorsion de sa structure à sa neutralisation. Chez Essyad, Haddad et Moultaka, ces changements révèlent une tension entre la réappropriation et la critique du maqâm. Certaines techniques visent à dissoudre l’effet modal, comme la dispersion des notes dans le registre sonore (comme on l’a vu plus tôt avec la technique de brouillage horizontal) ou l’isolement d’intervalles. D’autres techniques créent une « modalité fictive », où des intervalles typiques sont utilisés sans suivre une échelle modale définie. Ces approches reflètent un rapport complexe entre le matériau musical, la société et la critique artistique. Essyad souligne par ailleurs la nécessité de transcender le charme du maqâm pour créer quelque chose de nouveau et de touchant. 

Dans le cinquième chapitre, « Une temporalité musicale de la stase » (p. 130-150), Fariji présente les cantillations5Le terme « cantillation » désigne la forme des récitations religieuses avec un profil mélodique plus ou moins prononcé, allant du recto tono jusqu’aux processus mélismatiques des récitations du Coran. Par commodité, on choisira d’utiliser le terme « cantillation » ici de manière générique, en y incluant toutes les formes homologues ou dérivées, comme notamment le taqsim (voir p. 134-135 à ce sujet). comme des fragments qui pourraient s’accorder aux exigences contemporaines de la pensée interculturelle. L’auteur explore ici la manière dont les trois compositeurs mentionnés ont recours à la cantillation dans leurs œuvres, en recentrant d’abord l’attention du lecteur sur les formes traditionnelles de la cantillation telles que le dialogue antiphonique dans l’Église orientale et la récitation du Coran, le recto tono en tant que « principe premier de la cantillation », ainsi que la structure cantillatoire en tant que « figure d’expression » et « thématisme vaporeux ». Essyad souligne la qualité temporelle flottante de la cantillation du Coran, caractérisée par des silences remplis d’une sorte d’écoute intérieure. Moultaka, quant à lui, exprime son admiration pour la voix et la langue utilisées dans les récitations religieuses, décrivant une expérience émouvante dans une église syriaque où une nonne psalmodiait le Pater noster en arabe. Haddad, de son côté, intègre des éléments de la cantillation dans sa pièce Contredésir (2004), en créant un dialogue entre un chant solo et un refrain collectif.

Cependant, les compositeurs ne reproduisent pas simplement la structure cantillatoire de manière intacte. Ils la transposent dans de nouveaux contextes formels, lui conférant de nouvelles significations esthétiques. Par exemple, Moultaka utilise le principe du recto tono dans sa pièce Ikhtifa (2008), où une récitation collective homophonique en arabe est accompagnée de changements subtils dans la tonalité et la texture vocale, créant ainsi une tension entre la stabilité du recto tono et l’expression individuelle des chanteurs. Conforme à l’utilisation des cantillations, nous découvrons aussi le « thématisme vaporeux » :

Le temps devient élastique tant la structure cantillatoire de la ligne planante défait tout striage temporel – tout comme les repères spatiaux se sont résorbés dans l’obscurité. […] C’est en effet la cantillation comme genre mélodique qui définit ici la catégorie de thème, avec ici son caractère vaporeux (p. 143-144).

Enfin, l’auteur consacre majoritairement le sixième et dernier chapitre (p. 152-170) aux analyses des pièces de Moultaka, notamment sous l’angle de la spatialisation, alors que le compositeur désigne l’intégration de l’espace comme paramètre essentiel de l’œuvre musicale. Ce concept, ayant subi des développements inédits dans la musique occidentale des XXe et XXIe siècles, se divise en deux types, soit externe ou interne à la forme musicale. Le volet externe concerne la distribution physique des sources sonores dans l’espace, tandis que le volet interne se réfère à la manière dont les différentes parties musicales coexistent dans l’espace formel de l’œuvre.

Zad Moultaka accorde ainsi une grande importance à la dimension spatiale dans sa musique, influencé à la fois par son milieu familial et par des considérations éthiques et esthétiques sur la diversité et l’hétérogénéité. Il compare notamment sa conception de la forme musicale à la façon dont les appels à la prière (adhân) remplissent l’espace sonore des villes musulmanes, créant une texture sonore complexe et non hiérarchique. Dans ses compositions, il explore cette spatialisation physique en créant des situations de mouvement et d’interaction entre les espaces sonores, comme dans sa pièce L’Autre Rive (2009) où les chanteurs se déplacent entre deux salles communicantes. En plus de cette spatialisation physique, Moultaka utilise également des techniques de spatialisation formelle inspirées de l’hétérophonie, un procédé musical initialement développé dans les musiques de tradition orale où plusieurs sources sonores exécutent simultanément une même mélodie avec de légères variations individuelles. Il explore la manière dont une ligne mélodique peut être étoffée, dédoublée, tressée et brouillée pour créer une hétérogénéité qui cherche un espace commun. Dans la musique de ce compositeur, on distingue ainsi deux niveaux d’hétérophonie : le premier niveau, où les lignes simultanées restent relativement solidaires et se réfèrent souvent à une ligne principale, et le second niveau, où les strates simultanées tendent à se désolidariser pour devenir autonomes. Ces différentes techniques prennent des valeurs esthétiques variées selon le contexte formel de chaque œuvre. Par exemple, la stratification hétérophonique dans Fragment B118 (2004) crée l’image d’un espace qui se remplit progressivement. On peut imaginer des individus se rassemblant peu à peu autour de cette action commune de psalmodier, sans pour autant être contraints à une parfaite synchronisation. Contrairement à la polyphonie, qui tend à rationaliser la simultanéité et à organiser les coïncidences, l’hétérophonie apparaît comme plus souple, offrant un espace ouvert où les voix peuvent se déployer de manière moins restrictive.

À travers des techniques de spatialisation inspirées de l’hétérophonie, Moultaka cherche en somme à créer une dynamique entre fluidité et verticalité dans sa musique, tout en explorant les possibilités d’interaction et de mouvement dans l’espace sonore. Fariji nous apporte des exemples inédits de « valeurs de timbre » en ce qui concerne l’hétérophonie, en les mettant en lumière à partir des valeurs esthétiques exprimées par Pierre Boulez qui s’est beaucoup intéressé à ces questions, soulignant le « potentiel acoustique de l’hétérophonie », « l’aura de la ligne » et les « phénomènes adjacents » (voir p. 98-170 de l’ouvrage à ce sujet)6Fariji a aussi exploré ces idées dans Fariji, Anis (2017), « Les figures multiples de l’hétérophonie dans la musique de Zad Moultaka », Circuit, vol. 27, no 3, p. 23–38.. Moultaka est conscient du potentiel acoustique de l’hétérophonie, comme en témoigne son approche de la texture du chœur dans Zikr (2003). Dans cette pièce, contralto, ensemble baroque et chœur jouent tous autour de la même note, chacun y allant à sa façon, ce qui vise à créer une perspective sonore. Enfin, citant Moultaka, Fariji ajoute que « [d]ans la pièce intitulée Callara I (2012) pour alto et quatuor à cordes, l’aspect timbral de l’hétérophonie acquiert un véritable caractère expressif. Instrument soliste, l’alto commence seul en déroulant une sorte de « déclamation inspirée de l’appel à la prière musulmane » » (p. 160).

Toujours dans ce sixième chapitre, une section est également consacrée à l’utilisation de la « polymusique » (p. 166), terme apparu en ethnomusicologie et se référant à l’exécution simultanée de plusieurs musiques indépendantes, sans coordination temporelle commune. Ce concept, défini par Dana Rappoport7Voir Rappoport, Dana (1999), « Chanter sans être ensemble. Des musiques juxtaposées pour un public invisible », L’Homme, vol. 39, nº 152, p. 156., évoque des motifs anthropologiques tels que le prestige des différents groupes musicaux et leur désir de marquer leur altérité. La pièce Azan (2007), de Moultaka, explore explicitement ce phénomène d’enchevêtrement sonore des appels à la prière. En somme, nous voyons comment Moultaka explore diverses formes d’hétérophonie, allant de la divergence intentionnelle à l’entrelacement dynamique des voix, tout en puisant son inspiration dans l’imaginaire sonore des villes orientales et les expériences de sa propre enfance. En effet, l’incorporation de l’hétérophonie dans l’œuvre de ce compositeur reflète un comportement collectif spatial, allant de la similitude intime à la divergence organique.

En conclusion, Fragments accordés prend en compte, d’une part, les transformations socioculturelles majeures ayant affecté les sociétés arabes au cours du XXe siècle, notamment l’influence de la mondialisation et l’évolution des technologies musicales telles que l’enregistrement et la diffusion. Ces changements ont bouleversé la pratique musicale traditionnelle, la transformant en une forme plus autonome et dynamique, déliée de son contexte social et rituel traditionnel. D’autre part, l’approche des trois compositeurs étudiés, soit Ahmed Haddad, Zad Moultaka et Saed Essyad, met en évidence la dialectique de l’interculturalité, qui opère dans les deux sens : d’un côté, les éléments traditionnels arabes sont réinterprétés à la lumière des influences occidentales, et de l’autre, la modernité occidentale est interrogée à travers le prisme des traditions arabes. Cette dialectique permet de renouveler le discours sur la création musicale dans le monde arabe, en évitant de figer la tradition dans une identité arrêtée et en ouvrant la voie à de nouveaux potentiels créatifs. Fariji, dans la conclusion de son ouvrage (p. 172-180), propose le terme « dissonance maqâmique » (p. 173) pour englober toutes les techniques compositionnelles mentionnées par les trois compositeurs.

Dans une perspective critique, nous aimerions ajouter que malgré l’exploration de la contemporanéité souhaitée par Fariji, il semble que les trois compositeurs retenus soient perçus comme contemporains uniquement en référence à la musique contemporaine occidentale. Cela peut être dû au fait que leurs pièces sont généralement interprétées à partir d’instruments occidentaux et d’une interprétation occidentale, par l’entremise d’interprètes majoritairement formés dans cette tradition et qui considèrent ainsi davantage les maqâmat comme des échelles exotiques, plutôt que comme des phénomènes porteurs de contenu affectif intrinsèque. Dans Fragments accordés, Fariji présente la posture contemporaine de la musique arabe dans une logique d’interculturalité, mais la question fondamentale serait peut-être la suivante : le simple fait d’utiliser certains matériaux issus du maqâm, sans prendre en compte le rôle des improvisateurs, des interprètes et des groupes de musique arabe dans la résurgence de la musique contemporaine arabe, permet-il de créer un réel équilibre interculturel ?

En effet, étant donné que ces œuvres ne se réalisent pas dans des situations où le poids culturel des éléments des mondes arabe et occidental est équivalent, par exemple en ce qui concerne les instruments utilisés et les interprètes qui réalisent des matériaux fragmentaires et modifiés, il pourrait être plus approprié d’utiliser l’expression « transculturel » qu’« interculturel », ce qui  conduirait éventuellement vers une création transcendant les deux cultures en présence. De notre point de vue, la notion de transculturalité, dans sa définition proposée par le philosophe allemand et théoricien de la culture Wolfgang Welsch, serait effectivement plus adaptée aux exemples cités dans l’ouvrage. La transculturalité permet de comprendre les processus d’intégration et d’émergence des cultures, comme c’est le cas dans les œuvres des compositeurs étudiés, où les frontières de la tradition maqâmique sont transformées. Cela va donc au-delà d’un simple échange interculturel, en favorisant une interconnexion fluide entre les éléments culturels en présence. J’adopte d’ailleurs cette position critique en réaction à l’appellation « posture interculturelle critique » utilisée par Fariji pour traiter de certaines attitudes en matière de création musicale. En explorant la différence entre l’interculturalité et la transculturalité dans la pensée de Wolfgang Welsch, on constate que l’interculturalité cherche à préserver les différences tout en favorisant l’échange8Welsh s’oppose aux concepts de multiculturalisme et d’interculturalité, qui mettent souvent l’accent sur la coexistence de différentes entités culturelles ou sur le dialogue entre elles. Comme il l’écrit, « The conception of interculturality seeks ways in which such cultures could nevertheless get on with, understand and recognize one another. But the deficiency in this conception originates in that it drags along with it unchanged the premiss of the traditional conception of culture. » (Welsh, Wolfgang [2001], « Transculturality: The Changing Form of Cultures Today », Filozofski vestnik, vol. 22, nº 2, p. 66). ; en revanche, la transculturalité met l’accent sur l’interconnexion et l’intégration des éléments culturels dans un cadre de mélange et d’interpénétration, où les identités culturelles ne sont plus fixes, mais en constante émergence. Welsch écrit à ce sujet : 

the advantage of the transculturality concept over the competing concepts of globalization and particularization. The concept of transculturality goes beyond these seemingly hard alternatives. It is able to cover both global and local, universalistic and particularistic aspects, and it does so quite naturally, from the logic of transcultural processes themselves9Ibid., p. 84..

Ainsi, dans les œuvres des compositeurs étudiés où la tradition maqâmique est transformée, il serait plus approprié de parler d’une posture transculturelle plutôt qu’interculturelle, car elle reflète l’émergence fluide d’une entité culturelle plurielle plutôt qu’un simple dialogue entre des entités culturelles distinctes.

Une autre question importante relative à l’ouvrage est de savoir si la contemporanéité dont il est question doit être perçue comme une mise à distance excessive de la tradition, où seuls de petits éléments de la musique arabe traditionnelle sont utilisés. En d’autres termes, lorsque des compositeurs utilisent le matériau musical arabe pour se rapprocher de la musique contemporaine occidentale plutôt que de chercher à développer leur propre contemporanéité intrinsèque, cela pourrait suggérer que la contemporanéité est une réalité prédéterminée et prévisible, ce qui entre en contraste – sinon en contradiction – avec l’essence vivante de la contemporanéité. En limitant le concept de contemporanéité à la pensée de l’interculturalité, Fariji semble négliger le cas des interprètes et ensembles actuels arabes qui existent dans le monde du maqâm et modifient les aspects musicaux endogènes à travers leurs instruments. En outre, les nouvelles méthodes, les traits stylistiques modernes, les modifications dans les techniques et modes de jeu du qanûn et du oud peuvent-ils simplement être considérés comme une sous-catégorie des postures traditionnelles et nationalistes, alors qu’ils offrent une nouvelle expression ou résurgence des traditions existantes ? Autrement dit, peut-être faudrait-il ajouter une autre posture aux trois qui ont été mentionnées dans Fragments accordés, ou développer de façon plus conséquente la question de la contemporanéité dans chacune de ces postures. 

Par ailleurs, bien que Fariji nous fournisse un contexte socioculturel, philosophique, une théorie critique et une analyse compositionnelle très riches, le lecteur pourra déplorer un manque de considération pour le problème de la transcription de la tradition orale à la tradition écrite occidentale. Pourtant, à l’image de l’enjeu de l’enregistrement que l’auteur a abordé avec justesse, la question de la transcription a exercé une grande influence et entraîné de profonds changements dans la contemporanéité de la musique arabe.  

Enfin, la conclusion de Fragments accordés souligne avec pertinence l’aspect énigmatique et exigeant de ces musiques contemporaines, qui peuvent être perçues comme hermétiques ou élitistes, mais qui offrent en réalité une expérience esthétique riche. Elles témoignent ainsi de la capacité de la musique à transcender les frontières culturelles et à enrichir notre expérience humaine.


PDF

RMO_vol.11.2_Tavakol

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Showan Tavakol, « Compte rendu de Fragments accordés. La composition musicale contemporaine et le monde arabe, par Anis Fariji », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, p. 240-252.

  • Référence électronique

Showan Tavakol, « Compte rendu de Fragments accordés. La composition musicale contemporaine et le monde arabe, par Anis Fariji », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol11-n2/compte-rendu-fragments-accordes/, consulté le…


Auteur

Showan Tavakol, compositeur et interprète au kamancheh et au violon iranien

Musicien canado-iranien et compositeur basé à Montréal, Showan Tavakol est spécialiste du kamancheh et du violon iranien. Grâce à sa perspective transculturelle, il sait métamorphoser les influences de musiques traditionnelles du monde en compositions classiques contemporaines. Showan est diplômé en musique de l’Université de Téhéran et a obtenu une maîtrise (2017) et un doctorat (2024) en composition et création sonore à l’Université de Montréal. Il a remporté plusieurs prix, dont la 2e place au Prix collégien de musique contemporaine (2019), le 3e prix au Classic Pure Vienna International Music Competition (2019) et des bourses telles que la Perras, Cholette & Cholette (2021) et l’OICRM-ESP (2022). Showan a participé à l’enregistrement de ses œuvres musicales en Iran, en Allemagne et au Canada, et a collaboré à titre de compositeur avec des ensembles québécois de renom tels que le Nouvel Ensemble Moderne, le Quatuor à cordes Molinari, le Quatuor à cordes Bozzini, l’Ensemble de musique contemporaine (EMC), l’Orchestre de l’Université de Montréal (OUM) et l’Orchestre des berges d’Ahuntsic-Cartierville (OBAC). Il a également composé pour le cinéma et le théâtre, incluant les films « Manuscripts Don’t Burn » (Festival de Cannes, 2013), « Scenes of Extraction » (Berlinale, 2023) et la pièce « L du Déluge » (Montréal, 2023).

Notes

Notes
1 Dans cet article, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte.
2 Voir Benjamin, Walter ([1939]2000), L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, « Œuvres III », Paris, Gallimard.
3 « Que le lointain soit assimilé au divin, à quelque autre origine insondable ou apparaisse sous forme de désir nostalgique, cela atteste indéniablement du caractère auratique des musiques de tradition orale dans les mondes arabe et musulman » (p. 33-34).
4 « On parle alors de genre, comme le genre râst qui constitue le socle du maqâm râst. Il existe sept genres fondamentaux : râst, bayyâtî, sîkâh, hijâz, sabâ, ‘ajam, et nahâwand » (p. 107).
5 Le terme « cantillation » désigne la forme des récitations religieuses avec un profil mélodique plus ou moins prononcé, allant du recto tono jusqu’aux processus mélismatiques des récitations du Coran. Par commodité, on choisira d’utiliser le terme « cantillation » ici de manière générique, en y incluant toutes les formes homologues ou dérivées, comme notamment le taqsim (voir p. 134-135 à ce sujet).
6 Fariji a aussi exploré ces idées dans Fariji, Anis (2017), « Les figures multiples de l’hétérophonie dans la musique de Zad Moultaka », Circuit, vol. 27, no 3, p. 23–38.
7 Voir Rappoport, Dana (1999), « Chanter sans être ensemble. Des musiques juxtaposées pour un public invisible », L’Homme, vol. 39, nº 152, p. 156.
8 Welsh s’oppose aux concepts de multiculturalisme et d’interculturalité, qui mettent souvent l’accent sur la coexistence de différentes entités culturelles ou sur le dialogue entre elles. Comme il l’écrit, « The conception of interculturality seeks ways in which such cultures could nevertheless get on with, understand and recognize one another. But the deficiency in this conception originates in that it drags along with it unchanged the premiss of the traditional conception of culture. » (Welsh, Wolfgang [2001], « Transculturality: The Changing Form of Cultures Today », Filozofski vestnik, vol. 22, nº 2, p. 66).
9 Ibid., p. 84.

ISSN : 2368-7061
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