Le live streaming sur YouTube et ses valeurs ajoutées. Étude d’un cas de roots music1Cet article a bénéficié du soutien financier de l’Institut Thématique Interdisciplinaire CREAA dans le cadre du programme ITI 2021-2028 de l’Université de Strasbourg, du CNRS et de l’INSERM (IdEx UNISTRA anr-10-idex-0002) et du programme Investissements d’Avenir du gouvernement français.

Alessandro Arbo

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Résumé

L’article analyse quelques spécificités des performances musicales à distance à partir d’une étude de cas : les live sessions de roots music diffusées pendant la crise pandémique de 2020 par « The Petersens », un family band américain, sur sa chaîne YouTube. Sont examinés les avantages et les limites de ce genre de production, ainsi que ses capacités à développer des interactions avec le public et à transcender les frontières géographiques. Dans la mesure où le live streaming confère à la performance une marque d’authenticité, il est porteur, dans la sphère du Web, d’une valeur esthétique ajoutée. La publication sur YouTube transforme l’événement performatif en un acte enregistré qui répond à des tendances typiques de la culture cybernétique, comme la récurrence et l’interconnexion. La production (et l’enregistrement) de commentaires, de notes, de réactions, d’émoticônes, de likes ou encore de blogues détermine à son tour une implémentation considérable de la valeur « docu-médiale » de ce type de contenus et l’accumulation d’une plus-value dont profite principalement la plateforme.  

Mots clés : docu-sphère ; écoute musicale ; esthétique ; exécution musicale à distance ; ontologie musicale.

Abstract

This article examines some of the specific features of remote musical performances, based on a case study: the live roots music sessions broadcast during the 2020 pandemic by American family band “The Petersens”, on their YouTube channel. The advantages and limitations of this kind of production are analyzed, along with its ability to develop interactions with the public and transcend geographical boundaries. Insofar as live streaming confers a mark of authenticity on the performance, it carries an added aesthetic value in the online sphere. Posting to YouTube transforms the performative event into a recorded act that responds to trends typical of cyber culture, such as recurrence and interconnection. The production (and recording) of comments, notes, reactions, emoticons, likes, or blogs, in turn significantly drives up the “documedial” value of this type of content and, ultimately, results in the accumulation of surplus value that primarily benefits the platform.  

Keywords: aesthetics; docusphere; musical ontology; music listening; Telematic performance.

 

Introduction

La production des performances musicales à distance a connu un essor considérable avec l’avènement du Web interactif et l’utilisation généralisée des plateformes numériques. À une époque clairement marquée par une intensification de l’esthétique audiovisuelle (Vernallis 2013, p. 4), les nouveautés dans ce domaine, aussi bien du point de vue de la production que de la réception, doivent être mises en relation avec les différentes façons de concevoir la performance selon les genres, eux-mêmes affectés par le développement des technologies de traitement et de diffusion des sons et des images. Nous souhaitons relever ici quelques-unes de ces nouveautés, et nous concentrer notamment sur celles perceptibles dans une manière plutôt « classique » de concevoir la performance musicale comme une exécution en temps réel d’une pièce de musique populaire, réalisée avec l’intervention de voix et d’instruments acoustiques2C’est-à-dire des instruments qui n’utilisent pas d’électricité ou d’électronique pour amplifier ou modifier le son produit par l’action directe exercée par le musicien sur le corps vibrant.. Dans un contexte caractérisé par l’émergence de pratiques fondées sur l’utilisation de l’électronique et de procédures comme l’échantillonnage, le remixage, le mash-up ou la recomposition (Rogers, Freitas and Porfírio 2023), cette conception plus conventionnelle demeure pourtant encore largement répandue, tant au niveau professionnel qu’au niveau amateur, et se retrouve dans plusieurs genres musicaux.

Le cas que nous souhaitons étudier est constitué par les live sessions de roots music diffusées par The Petersens, un family band basé à Branson, dans le Missouri, sur sa chaîne YouTube3Fondé par Jon Petersens (un ancien pilote et médecin de l’Air Force, musicien amateur et père de la famille), le groupe est composé de quatre frères et sœurs (Katie, au fiddle, Ellen, au banjo, Matt à la guitare et Julianne, à la mandoline), avec leur mère Karen (à la contrebasse) et un ami de la famille, Emmett Franz (à la guitare Dobro). Pour une présentation/description complète, voir https://petersenband.com/about-the-petersens/. Après avoir fait ses premiers pas dans un contexte local4Les Petersens ont donné leur première représentation en 2005 dans l’église de la ville natale de la mère (Karen), la First Christian Church à Mountain Grove (Missouri). Après l’église, la famille s’est produite dans des cafés et des fêtes locales et a participé à plusieurs concours de gospels., ce groupe est devenu, grâce à une exhibition télévisée de la banjoïste et chanteuse Ellen Petersen5En 2015, dans l’émission de téléréalité American Idol. Trois ans plus tard, les Petersens ont remporté la quatrième place à l’International Bluegrass Music Competition de Nashville., une entreprise professionnelle d’envergure internationale, avec la même Ellen comme social manager. La plupart des vidéos que ce groupe a publiées (158 à ce jour) sont des performances de chansons appartenant à des genres comme la country, le gospel (a cappella), le bluegrass, mais aussi le rock et la pop. On relève de plus cinq home concerts produits en live streaming dans leur résidence de Branson au moment de la première vague de COVID-19, entre avril 2020 et août 2021, puis, plus récemment, deux derniers, de même format, mis en ligne le 9 août et le 2 novembre 2024. Le recours systématique des Petersens aux modalités de production, de diffusion et de promotion de la musique en régime numérique fait de ce groupe un objet idéal d’observation : présence sur les principaux services de streaming musical (Spotify, Deezer, Apple Music, Amazon Music, Tidal) ; plusieurs chaînes YouTube6En plus de leur chaîne principale, les Petersens ont une chaîne de vlog familial et chaque membre de la fratrie a sa propre chaîne YouTube., avec live sessions enregistrées, vlogs, chats ; présence sur la chaîne à abonnement Patreon ; comptes (régulièrement mis à jour) sur Facebook, Instagram, X, TikTok. Depuis une dizaine d’années, les Petersens jouissent d’une notoriété internationale7Créee en 2014, la chaîne « The Petersens » comptabilise à l’heure actuelle 823 000 abonnés. Ses 153 vidéos ont totalisé plus de 233 millions de visionnements. Il est intéressant d’observer que le rythme de publication de cette chaîne progresse de manière proportionnelle à la place de plus en plus importante occupée par la musique sur cette plateforme : après l’avoir reconnue comme prioritaire en 2015, YouTube a mis au point une efficace stratégie de conseils à destination des créateurs pour développer leurs capacités de communication et de marketing (voir Heuguet 2021, p. 75-79)., acquise en produisant des reprises, des arrangements d’œuvres traditionnelles et des œuvres originales. En prenant pour exemple leurs productions sur YouTube, la plus populaire des plateformes multimédias8Rappelons qu’après Google, YouTube est actuellement le deuxième site Web le plus visité au monde (cf. Rogers 2023, p. 3)., nous espérons mettre en lumière certaines conséquences de la migration de la performance musicale à distance dans la sphère du Web.  

 

Modalités de la musique à distance 

Avant d’appréhender le cas qui nous intéresse, commençons par rappeler les principales manières de concevoir la performance à distance sur les plateformes numériques : 1) comme une production enregistrée en prise directe et chargée dans un deuxième temps sur une plateforme ; 2) comme une production en live streaming, c’est-à-dire diffusée en temps réel et généralement enregistrée simultanément sur une plateforme9Pour une typologie complète de cette modalité, voir l’article de Vincent Granata dans ce même numéro de la RMO.. Ce second type de prestation – rendue possible par le progrès des technologies numériques et le développement des réseaux informatiques depuis une quinzaine d’années – s’est beaucoup développé à la faveur de la pandémie (cf. Rendell 2020, qui introduit à ce sujet le concept de « portal shows »). Nous pouvons alors être confrontés à trois situations :

2.1) les musiciens et l’auditoire se trouvent au même endroit, tandis qu’un (autre) public est à distance ;

2.2) les musiciens sont tous ensemble et l’auditoire, à distance ;

2.3) les musiciens sont également à distance les uns des autres.

Nous pouvons ensuite distinguer :

1-2.1) les spectacles réalisés dans des lieux classiquement consacrés à leur accueil (salles de concert, théâtres, places) ;

1-2.2) les spectacles domestiques, ainsi que les performances organisées dans des lieux investis d’une portée « symbolique » (dans la nature, près de monuments ou de bâtiments historiques, etc.). 

On peut inscrire dans la première situation, déjà bien répandue avant la crise pandémique, les spectacles d’opéra transmis en streaming dans les salles de cinéma (King 2015). La troisième est beaucoup plus rare – chose tout à fait compréhensible, car il s’agit de loin de la plus risquée : en multipliant le nombre de connexions par le nombre de musiciens, les possibilités d’un accident dans la transmission du signal sont très élevées. À cela s’ajoute la difficulté à surmonter ce qui demeure le principal obstacle de ce type de production : celui de la latence10Cf. Rofe et Reuben 2017, voir aussi le retour d’expérience de Rofe, Geelhoed et Hodsdon 2017b., soit le délai entre le moment où le signal est envoyé au système informatique et le moment où sa sortie est disponible. Aucun musicien n’ignore à quel point, lorsqu’on fait de la musique d’ensemble, il est important d’obtenir une bonne synchronisation : cette nécessité se fait d’ailleurs particulièrement sentir lorsque les musiciens sont plus espacés ou éloignés les uns des autres. Or, dans le cas de la diffusion via les plateformes numériques les plus populaires (comme YouTube ou Facebook), cette synchronisation – qui, pour être effective, doit franchir la barrière des 20-30 millisecondes – devient problématique, étant donné la faible vitesse de réponse du système. Avec JamKazam, Jamulus, Jammr, des plateformes qui permettent de réaliser des répétitions et des performances collectives en ligne à distance (mais qui demandent un degré plus élevé de maîtrise technique), les progrès sont considérables11Signalons qu’un système de transmission audio/vidéo à faible latence pour la performance et l’interaction musicales en réseau a été récemment développé par le Conservatoire G. Tartini de Trieste (Italie) en collaboration avec le consortium GARR., même si l’on peut avoir l’impression que la solution idéale n’a pas encore été trouvée12Pour une discussion sur les possibilités et les limites des technologies « LoLa » (à faible latence), voir Dylan Smith, Moir, Ferguson, Davies 2020.. Toutes ces difficultés font que cette troisième option n’est généralement adoptée que pour les répétitions précédant les spectacles, mais pas (encore) pour ces derniers. 

Revenons aux productions relatives aux situations 2.1. et 2.2. Leur apparition remonte à l’avènement du Web 2.0, la technologie du Web interactif13Quelques conséquences de l’avènement du cette technologie sur la production musicale ont été explorées par Le Guern 2016. Mentionnons aussi, entre autres, les numéros de la revue Volume ! consacrés aux vidéoclips (Kaiser 2018) et à la culture de du hacking (Bacot et Canonne 2019), un numéro spécial de la revue Aisthesis (Arbo et Desideri 2016), et un double numéro récent de la revue De musica (Arbo et Bertinetto 2020, Arbo et Bertinetto 2021).. Dès sa première diffusion, le live streaming semble avoir contribué à minimiser les barrières géographiques qui caractérisaient la culture de la performance dans la tradition de la musique savante (Koomen 2011). Dans le monde des musiques populaires, il a été initialement exploité comme un moyen promotionnel – mentionnons par exemple la présentation de l’album Everyday Life de Coldplay, le 22 novembre 2019, en direct de la Citadelle d’Amman, en Jordanie, la première moitié de l’album au lever du soleil, la seconde au coucher du soleil – pour devenir, pendant la crise pandémique (2020-2022), un genre de production très commun jouant un rôle non négligeable dans l’évolution des cadres « socio-techniques » de la production et de la réception musicales14C’est-à-dire les contextes « au sein desquels les technologies se créent et se transforment et en fonction desquels les processus d’appropriation des objets techniques prennent forme » (Magaudda 2006, p. 371).. Ainsi, de nombreux musiciens (surtout dans le genre classique, mais aussi dans le jazz) qui n’avaient pas sérieusement envisagé la possibilité de se produire à distance ont été incités à le faire sous la pression des événements de ces dernières années : on va des pratiques amatrices de musique d’ensemble (pas toujours faciles à mettre en place, si l’on en croit le rapport ethnographique d’un atelier de chants du monde fondé sur l’utilisation de la messagerie et de la visioconférence, rédigé par Trottier-Pistien 2022) aux concerts professionnels « solidaires » réalisés depuis le domicile des musiciens, lors du premier confinement, ou, dans un second temps, dans toutes sortes de lieux, tels que des salles de spectacles vides, des églises, des places publiques, des rues, des jardins (voir Agamennone, Palma et Sarno 2023). Mais on peut également évoquer ici les productions de groupes mélangeant professionnels et amateurs, tels que nombre d’orchestres liés à des écoles de musique ou à d’autres institutions locales ou régionales, pour lesquelles les plateformes numériques ont constitué un canal de diffusion primordial, entre autres grâce à la gratuité prédominante des services offerts par les plateformes. 

 

Live performances from Branson

Les performances des Petersens telles qu’on peut les apprécier sur leur chaîne YouTube appartiennent typiquement aux situations 1-2.1, et 1-2.2 : nous assistons à des concerts (ou des extraits de concerts) filmés sur des scènes publiques, à des performances filmées à la maison, à l’extérieur et même souvent en pleine nature. Notons d’emblée que, bien que YouTube ne constitue qu’un des moyens de diffusion des productions de ce groupe, il se révèle particulièrement apte à valoriser la performativité mise en œuvre par cet ensemble, presque entièrement composé d’un unique noyau familial15À la seule exception du joueur de Dobro, chanteur et auteur-compositeur Emmett Franz, déjà membre d’un autre groupe familial pratiquant le bluegrass, The Franz Family., et dont les membres bénéficient à la fois d’un physique avenant et d’un remarquable talent vocal et instrumental. La manière franche et directe dont la famille se présente dans son contexte rural doit sans doute être mise en relation avec la foi chrétienne baptiste de ses membres – une foi assumée qui s’exprime, entre autres, par l’interprétation de chants de psaumes. L’adaptation et l’arrangement d’airs célèbres et de tubes tirés de différents genres musicaux, qui sont au cœur des performances du groupe, suivent souvent le principe typique du bluegrass (Newton 2021, p. 480) qui consiste à « contaminer » la mélodie par la technique instrumentale que chaque musicien met en œuvre – même si l’on a l’impression que l’intérêt du résultat se situe plus du côté de la vocalité que de la virtuosité instrumentale16Celle-ci est par exemple nettement plus visible dans les performances d’un autre groupe américain également très présent sur YouTube, les Punch Brothers.. Par ailleurs, sur YouTube, les Petersens ne sont pas que des musiciens : ils sont des « artistes-entrepreneurs » et, de manière peut-être plus significative encore, d’infatigables creators17Voir Rogers 2023, p. 11. Sur la manière dont YouTube a promu la notion de « créativité », et sur ses implications idéologiques, voir l’analyse de Heuguet 2021, p. 64-70. Celui-ci observe (p. 70) : « La mise en avant de la notion de creativity apparaît comme une manière de dire que tout le monde travaille et contribue à “créer de la valeurˮ, dans le sens qu’a pris cette formule devenue courante : la possibilité que toute signification, expérience, ou “valeur d’usageˮ soit convertie en valeur d’échange. ». Performances filmées, vlogs, chats, etc. : on va de la préparation d’une recette de cuisine à un petit-déjeuner en la compagnie des membres du groupe, du reporting d’une tournée (ou d’un mariage) aux vœux de Noël. Tout cela contribue à accroître non seulement la visibilité du groupe, mais aussi ce qu’on peut appeler, avec les mots de Walter Benjamin ([1936] 2003), la « valeur d’exposition » de leur œuvre. 

Le timbre clair et la justesse des voix – notamment dans la réalisation des parties polyphoniques, qui n’ont rien à envier aux exemples classiques du genre, comme Crosby, Stills, Nash and Young, mais également dans la maîtrise subtile du passage de registre de la voix de poitrine à celle de tête –, la cohésion rythmique et le feeling qui en découle comptent parmi les principales qualités des performances de la famille Petersen. On pourrait ajouter que ce que les esthéticiens appellent la « survenance18Le terme, qui traduit l’anglais supervenience, est employé en philosophie de l’esprit, en éthique et en esthétique pour désigner une relation où ce qui survient « covarie et dépend de ce qui subvient, mais n’y est pas nécessairement réductible » (Pouivet 2007, p. 451). » de telles propriétés (Levinson 2011, p. 135) implique dans une certaine mesure le fait de savoir, ou au moins de supposer, qu’elles proviennent d’une performativité réelle, ou plus précisément qu’elles sont effectivement réalisées en temps réel. Sans y voir une règle générale, on peut songer à une sorte de présupposé catégoriel implicite dans la réception de la country et du bluegrass. Ce n’est peut-être pas un hasard si la réception à distance de ces genres semble aujourd’hui passer principalement par les plateformes multimédias19Si l’on se fie aux statistiques de Spotify en 2023, ces genres figurent (avec la musique classique et le jazz) parmi les derniers du top 10, bien loin derrière la pop, l’electronic dance music, le rap, le rock, la musique latino et d’autres sous-genres. Dans les statistiques YouTube de 2021, la country figure en revanche à la huitième place, avant la classique et le métal., qui mettent sous les yeux des auditeurs/spectateurs la performance des musiciens. 

Les descriptions proposées dans les paratextes de certaines vidéos soulignent à quel point le fait de sauvegarder l’esprit de la live performance dans la captation pour la plateforme a constitué pour les Petersens un vrai défi. Voici la légende qui accompagne la vidéo de « No Roots », publiée le 27 novembre 2018 : « We perform live shows every week, but learning to capture it for YouTube was whole new ball game haha. “No Roots” was our first video, and we filmed it live with a single microphone. It took us a few more videos to get the equipment and experience we needed to master it! »

Le fait est qu’entre une performance sur scène et une performance destinée à être diffusée sur YouTube, s’interposent des problèmes non négligeables d’ordre technique et musical. Si la vidéo mentionnée nous donne à voir et à entendre une belle exécution musicale, l’image sonore globale manque de profondeur, d’espace et, parfois, d’équilibre (sans doute à cause de la distance séparant les musiciens du microphone). Le groupe a exploré plusieurs pistes pour résoudre ces problèmes. La légende accompagnant la vidéo « Jolene », publiée le 1er juillet 2019, en décrit une : 

“Jolene” is a Dolly Parton cover, and the second video we ever filmed. Our early days were a steep learning curve! For sound quality, we tried recording the sound in our living room on separate microphones before filming the video using a microphone as a prop, for a focal point. You can already hear the difference from our first video, “No Roots,” which we tried filming live with a single microphone: https://youtu.be/t_STUSPozyU?si=2jtMH2hjD2Ij9mxh  

La reprise de « High Sierra20La chanson d’origine, écrite par Harry Allen, a été interprétée par The Trio, un groupe féminin composé de Dolly Parton, Emmylou Harris et Linda Ronstadt. », publiée une année plus tard, démontre un perfectionnement de cette stratégie, avec un enregistrement effectué en studio avant de filmer la performance dans le Sycamore Creek Ranch de Branson. L’équilibre vocal et instrumental est sans failles, tout comme la fusion dans les refrains, avec une agréable réverbération accompagnant les chanteurs et chanteuses. Il faut aussi noter l’ajout, au début et à la fin de la performance, d’un léger bruit d’ambiance, susceptible de « situer » de manière plus réaliste la performance dans son environnement naturel (ou, si l’on veut, pour masquer un peu le fait que la chanson n’a pas été enregistrée dans la nature, mais en studio).

Dans la légende de cette vidéo, on comprend indirectement que ce choix n’a pas entièrement satisfait le groupe : « We now have both Aaron Clark and Troy Dixon on board, and record our video and audio together live. » La collaboration de ces deux professionnels21Aaron Clark Photography est une société de production photographique et vidéographique (spécialisée dans les photos de famille et de mariage) située dans les Ozark ; Troy Dixon est un ingénieur du son basé à Nashville. a permis de réaliser une exécution en prise directe, mais avec toutes les qualités d’un enregistrement de studio. C’est la solution que le groupe continuera à adopter pour la majorité des vidéos publiées par la suite. 

Le cheminement que nous avons parcouru montre jusqu’à quel point le liveness peut constituer une valeur pour un groupe qui se produit dans ce répertoire. Dans les vidéos que nous avons mentionnées, cette importance se trouve par ailleurs symbolisée à travers un objet technique apparemment anodin et pourtant toujours en première ligne (au sens propre !) : le microphone. Les Petersens se présentent à l’écran de préférence autour d’un dispositif bien visible monté sur des ressorts dans son anneau en acier inoxydable. Si nous ne nous trompons pas, il s’agit d’un Ear Trumpet Labs Louise, un microphone à condensateur à large membrane, souvent utilisé par les ensembles (vocaux et instrumentaux) qui pratiquent la country et le bluegrass, et qui se distingue, selon la maison qui le produit, par sa clarté, son punch, son naturel et sa belle résistance à l’effet Larsen22C’est le (désagréable) effet de rétroaction acoustique involontaire qui se produit quand le micro se trouve à proximité d’un haut-parleur amplifiant son signal.. Dans certains enregistrements, ce microphone est utilisé tout seul, mais, la plupart du temps, est couplé avec d’autres (parfois du même type) placés à gauche et à droite, respectivement devant la guitare Dobro ou la mandoline, la guitare ou le banjo (avec la contrebasse située normalement en arrière-plan), ce qui donne à l’image sonore une agréable sensation de profondeur et d’espace. En un sens, jouer dans une vidéo YouTube derrière ce microphone d’allure vintage constitue un clin d’œil : il nous suggère que ce que nous allons écouter sera fait sur place, dans une seule et unique fusion vocale et instrumentale. C’est l’unité d’un son qui – facteur sans doute non négligeable – fait ressortir l’unité d’une famille où le sourire et le talent ne semblent jamais manquer. 

Un autre détail contribue à renforcer l’idée d’une exécution vivante : c’est la brève coda qui, dans la plupart des performances vidéo-enregistrées, suit la fin de la chanson et accompagne le déroulement des crédits. C’est souvent le moment de mettre en scène une petite blague, de souligner quelques éléments de contexte ou encore de mettre en avant quelques passages peu réussis ou involontairement comiques des répétitions. L’impression d’une action réelle, située dans son environnement quotidien, s’en trouve encore accentuée. 

C’est dans la circonstance particulière de la première vague mondiale de COVID-19, au printemps 2020, que le groupe a commencé à se produire en live streaming23Ils en parlent brièvement eux-mêmes dans une séquence de cette vidéo.. Alors qu’auparavant, ils n’avaient utilisé ce dispositif que pour des coffee chats, il leur fallait à présent s’en servir pour se produire dans un véritable concert à distance. 

Tentons à présent de comprendre la particularité de ces productions. Le premier home concert en modalité streaming des Petersens s’est déroulé le 25 avril 2020 ; une deuxième performance a suivi le 16 mai 2020 ; une troisième le 20 juin 2020 ; une quatrième le 14 août 2021 ; une cinquième le 25 septembre 2021. Avec la fin de la pandémie et la reprise des tournées de concerts, le groupe semblait avoir suspendu ce type de production ; il la relance en août 2024, avec un live streaming destiné à la promotion d’un nouvel ep, « The Greenest Grass », et le 2 novembre de la même année, pour un benefit concert en aide aux victimes de l’ouragan Hélène. Les concerts en ligne durent tous un peu moins d’une demi-heure. Il s’agit d’une durée plus brève que celle d’un concert sur scène, mais (bien) plus longue que celle de leurs performances enregistrées (généralement entre 3 et 5 minutes, le temps d’une chanson), correspondant plutôt à peu près à la durée d’un EP24Comme le précise le site Web Ditto Music, bien qu’existant depuis l’époque des premiers vinyles, l’Extended Play (EP), qui contient normalement 4 ou 5 titres, est devenu un format courant à l’ère du numérique, et ce, aussi bien dans les plateformes de téléchargement que de streaming.. Plus généralement, la disposition des musiciens dans l’espace ne diffère pas de celle des autres productions et (à quelques détails près) il en va de même pour la captation du son. Même la technique de tournage, faisant alterner des plans d’ensemble et des plans sur les musiciens/chanteurs protagonistes dans les différentes chansons, paraît similaire. Tout comme dans les vidéos enregistrées, le groupe réussit à faire passer une belle énergie et le résultat est au rendez-vous. Du point de vue d’un auditeur/spectateur, on remarquera néanmoins une petite différence : les moments de silence qui suivent la fin des chansons laissent, malgré tout, une impression de vide, en partie contrebalancée par les discours de présentation assurés par les membres du groupe (généralement le guitariste Matt Petersen). 

Observons maintenant les éléments textuels qui accompagnent ces productions filmées en direct. Comme tout autre contenu publié sur cette plateforme, les vidéos ont nécessairement un titre et s’accompagnent d’une description de la pièce jouée et de ses interprètes (et/ou des auteurs). La plateforme affiche régulièrement les principales métriques de visionnement et d’appréciation (nombre de vues, likes et dislikes25Rappelons qu’en 2021, la plateforme a décidé de désactiver la visibilité publique des métriques des dislikes afin de décourager les haters. En principe, ces réactions négatives ne restent visibles que pour les créateurs de contenu, même si certains logiciels permettent quand même au grand public de les voir., nombre d’abonnés à la chaîne) et les commentaires des utilisateurs. Ces indicateurs sont devenus, dans le monde du Web, un élément crucial pour mesurer la popularité des créateurs de contenu et leur pouvoir d’influence sur un public (Hanrahan 2016, p. 70-73 ; Heuguet 2016, p. 146). Ils constituent l’une des expressions les plus caractéristiques de la culture médiatique de l’évaluation (Bouchard, Candel, Cardy et al. 2015). Un nombre important de commentaires accompagne normalement les publications des Petersens26La vidéo la plus visionnée (46 millions de visualisations en quatre ans), qui présente une reprise de la chanson « Take me home, country roads » de John Denver (1971), s’accompagne, au moment d’écrire cet article, de 17 314 commentaires. : on y voit défiler toutes sortes d’appréciations relatives à la performance dans son ensemble, aux qualités vocales et/ou instrumentales des interprètes, à leur aspect physique, au contexte, etc. Mais les (nombreux) internautes et fans en profitent amplement aussi pour se raconter, pour partager des moments de bonheur ou de tristesse de leur propre vie.

De nombreux commentaires accompagnent aussi les vidéos en live streaming. On remarque cependant quelques différences par rapport aux vidéos préenregistrées : la plateforme signale le moment de la transmission et, surtout, affiche le déroulement du chat des internautes qui ont assisté en temps réel à la performance27Ce dispositif n’est pas disponible dans les deux live concerts transmis en 2024.. Ces messages sont publiés au cours de l’exécution : ils suivent, avec un retard plus ou moins grand, les événements qui s’y déroulent (sections en solo, chant, blague ou commentaire du présentateur, etc.). Là aussi, on trouve des appréciations diverses et variées, mais le plus souvent il s’agit de brèves salutations, mots ou émoticônes qui se limitent à exprimer la présence d’un(e) fan à un endroit ou à un autre du globe. Notons que dans un très court laps de temps (1 ou 2 secondes), on peut voir défiler des messages en provenance du continent américain, de plusieurs pays d’Europe et d’autres parties du monde. Ce sont autant de petits signes qui contribuent d’une manière significative à affirmer l’envergure internationale de l’événement.

 

Valeurs ajoutées de la performance à distance. Docu-médiale et esthétique

Voyons quelques autres aspects propres à ce dispositif de production et de diffusion médiatique. Dans les deux formes que nous venons de décrire, les performances à distance des Petersens sont enregistrées et, comme telles, accessibles à un visionnage illimité. C’est sans doute déjà à ce niveau très général que l’on peut relever l’une des premières valeurs ajoutées du Web –  une valeur que possèdent aussi toutes sortes de contenus, de la présentation d’une recette de cuisine au chat pendant un petit-déjeuner –, laquelle peut être appréhendée tant par rapport à l’espace que par rapport au temps : l’événement est automatiquement enregistré et rendu disponible dans la plupart des pays du monde28Rappelons que l’accès à cette plateforme a été interdit dans plusieurs pays, comme la Chine, la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie et le Turkménistan, pour des raisons politiques, religieuses, morales ou juridiques. pendant une période bien plus longue que celle au cours de laquelle il s’est déroulé. Certes, avant l’avènement du Web, une performance musicale transmise à la radio ou à la télévision pouvait déjà (en principe) être enregistrée et réécoutée ; mais cette opération était loin d’être systématique. Dès sa conception, une vidéo sur YouTube est faite non seulement pour être visionnée, mais aussi pour être partagée, signalée, commentée, republiée. Sa « simple » publication la fait entrer dans un système réticulaire complexe – que l’on a parfois qualifié de « rhizomatique », en référence au concept introduit par Deleuze et Guattari en 1980 (Rialland 2014, p. 125) – où elle favorise des tendances typiques de la culture cybernétique, comme la récurrence et l’interconnexion. Cela montre une fois de plus jusqu’à quel point il est pertinent de considérer ce méta-média moins comme un système de communication que comme un dispositif capillaire d’enregistrement (Bachimont 2018) – terme à considérer dans une acception plus large que celui d’un enregistrement musical – susceptible de générer de puissantes formes de « mobilisation » (Ferraris 2016, p. 37) et d’« hystérésis29Le terme désigne généralement « un phénomène de retard qui fait qu’un événement précédent intervient dans le présent, et demande donc à être pris en compte » ; il est employé par Ferraris pour souligner que l’« enregistrement fait beaucoup plus que ce que nous avons tendance à penser » (Ferraris 2021, p. 8-10). » (Ferraris 2021, p. 8-10). En plus d’une dislocation sans précédent des œuvres et des performances, on assiste à un phénomène viral : l’événement est transformé en un acte enregistré, ce qui stimule à son tour la production (et l’enregistrement) d’une longue série de commentaires, notes, réactions, émoticônes, likes, blogs, etc. Avec une telle production d’informations, une masse encore plus faramineuse de données est générée, rassemblée et enregistrée par les plateformes : nombre de visionnages, lieu géographique des internautes intéressé(e)s, âge, genre, etc. 

Arrêtons-nous sur ce point : jouer pour les plateformes numériques signifie déclencher un puissant mécanisme de génération de traces. Or, ces traces – d’un simple like à un commentaire sur un visionnage, ne serait-ce que partiel, d’un contenu – sont des « documents qui valent bien plus que de l’argent, car ils nous parlent non de ce que le consommateur possède, mais de ce qu’il est : de ses croyances, de ses faiblesses, de ses espérances, non pas tant comme individu que comme partie d’une classe virtuelle, celle de tous ceux qui, dans le monde, lui ressemblent sous certains aspects » (Ferraris 2021, p. 61). Le passage du spectacle musical à distance dans le monde du Web peut être compris comme une entrée dans une « docusphère30Dans la perspective de Maurizio Ferraris, ce terme doit être distingué de celui d’« infosphère » (introduit par Floridi 2014), dans la mesure où « l’infosphère est fondée sur une docusphère, c’est-à-dire sur des documents qui enregistrent les actions humaines sans nécessairement véhiculer des informations » (Ferraris 2021, p. 22). » : une puissante archive – ou, si l’on veut, un « trésor de guerre de premier ordre » (Le Guern 2017, p. 52) – susceptible de révéler ce que nous sommes, et certainement pas seulement comme producteurs et consommateurs de culture.

Ce phénomène concerne directement le cas que nous avons présenté. À qui profite l’accumulation de valeur produite par une performance comme celle des Petersens ? Dans une certaine mesure aux musiciens, qui voient grandir leur notoriété et leurs gains. À ce titre, soulignons que la monétisation moyenne de YouTube pour 1000 vues – valable pour les chaînes ayant au moins 1000 abonnés et ayant atteint au moins 10 000 vues totales – varie de 0,5 à 2 dollars américains en fonction de la localisation des visiteurs et de l’auditoire. Si, avec les métriques d’un groupe à succès, les chiffres paraissent non négligeables, la rémunération demeure cependant encore relativement faible et, surtout, inéquitablement répartie (voir Rogers 2023, p. 7). Il existe cependant d’autres avantages : grâce aux mesures analytiques que la plateforme lui offre, le groupe peut savoir qui a regardé le contenu téléchargé (hommes, femmes, jeunes, personnes âgées, etc.) ainsi que quand, comment et pendant combien de temps il l’a fait, ce qui peut permettre aux musiciens de perfectionner leurs stratégies de promotion. Mais dans une mesure certainement bien plus importante, ce phénomène de production « documédiale » finit par profiter à la plateforme : outre le fait que son utilisation est accrue et qu’elle peut tirer profit de la publicité lors des visionnages, elle peut s’en servir pour alimenter ses algorithmes et raffiner ses recommandations, afin de placer ses produits (« vous avez regardé ceci ? cela devrait vous plaire… »). Il s’agit sans conteste d’une nouvelle production considérable de plus-value31C’est-à-dire, typiquement, d’une valeur qui n’est pas payée à celui qui la génère. Elle n’est pas payée, ou seulement de manière très limitée, aux musiciens ; elle n’est pas non plus payée à l’utilisateur, qui en réalité fournit à la plateforme une foule d’informations précieuses. La proposition avancée par Ferraris, en 2021, d’un « webfare » (c’est-à-dire d’une redistribution de la plus-value des plateformes), qui conduirait à rémunérer les acteurs et en quelque mesure aussi les consommateurs (auprès desquels la plateforme obtient le plus grand nombre d’informations), permettrait un rééquilibrage des ressources ; mais à moins que les … Continue reading.

Passons à d’autres conséquences qu’impliquent des performances comme celles réalisées par les Petersens sur YouTube. Nous avons remarqué jusqu’à quel point il a été important pour ce groupe de parvenir à se produire en prise directe. On peut déjà le constater dans la production des performances enregistrées, qui semblent confirmer une sorte de convention implicite dans le genre : enregistrer(/filmer) de la roots music signifie privilégier les fonctions documentaires – plutôt que constructives – de l’enregistrement32Voir à ce sujet Pouivet 2014. Rappelons qu’un enregistrement musical oscille toujours entre ces deux fonctions, qui se présentent comme les pôles d’un champ de forces (Arbo 2017). S’il est vrai que le cas du document « brut » (que pourrait être, de notre point de vue, l’enregistrement d’une caméra fixe) n’est pas le plus fréquent (les émissions en direct sont généralement produites par deux caméras ou plus, elles sont « encadrées » par des introductions, des titres ; le son est convenablement mixé et filtré, etc.), il en va de même pour la musique entièrement ou exclusivement construite (le musicien qui monte les prises les a généralement jouées). … Continue reading. Une production en live streaming consolide cette approche, et possède également d’autres aspects qui lui sont propres. Nous avons déjà noté la très grande quantité d’informations générées, avec les réactions produites dans le déroulement du chat. Comme il ne peut pas complètement jouer le rôle d’instrument de dialogue interactif (on voit difficilement comment un musicien qui est en train de jouer pourrait réussir à lire le chat et y réagir), ce canal se fait porteur des signes d’une présence effective (et affective) : quelqu’un, en ce même moment, est en train d’écouter et de réagir à ce qu’il écoute ; d’autres réagissent et, parfois, interagissent. C’est un constat élémentaire et pourtant crucial : le statut ontologique de la performance musicale – qui, dans sa version la plus stricte, consiste en une action produite intentionnellement pour un public, c’est-à-dire guidée par la croyance qu’on est en train de jouer pour quelqu’un qui est en mesure d’entendre et d’apprécier le résultat de cette action (Godlovitch 1998, p. 41-48) – se voit confirmé. Nous avons déjà observé comment ces traces peuvent conférer à l’événement performatif une importante résonance médiatique. Des formes d’interaction et de partage se déploient, minimalement entre les spectateurs, puis éventuellement entre ceux-ci et les musiciens. En sortant du rôle quelque peu passif que lui avait dévolu la salle de concert – à l’exclusion du moment final des applaudissements (ou des sifflets) – l’auditeur se manifeste, commente, félicite, soutient, salue, critique, dialogue, etc. Certes, dans un chat de ce genre, il est rare de lire des commentaires développés ; mais ces réactions immédiates et peu réfléchies peuvent jouer un autre rôle : elles peuvent contribuer à confirmer l’authenticité de l’événement performatif.

Parler d’authenticité dans le monde du Web peut paraître curieux, sinon problématique, et il est nécessaire de clarifier cette affirmation. Si, d’un côté, il est vrai que, comme l’a observé Philippe Le Guern, le monde numérique semble avoir largement remplacé un idéal d’authenticité fondé sur les idées de « présence » et d’« immédiateté » (typiques du rock) par un autre idéal plutôt lié aux métriques qui confirment la réputation d’un artiste33À ce sujet, Le Guern observe : « Avoir été découvert puis célébré par les fans plutôt que par un producteur de maison de disques fonctionne clairement comme un signal d’authenticité dans le monde de la réputation numérique » (2012, p. 40)., il est tout aussi vrai que, dans une situation où l’ordinateur et le smartphone ont fini par détrôner la radio et la télévision, l’« idéologie » de l’authenticité qui avait animé le rock ne semble pas avoir entièrement disparu34C’est ce que constatait Philip Auslander dans la préface de sa deuxième édition de l’ouvrage Liveness. Performance in a Mediatized Culture (2008, p. XIII). Sur la distinction idéologique entre la performativité authentique du rock et l’inauthenticité de la pop, voir, dans ce même ouvrage, les pages 81-85.. Nous avons pu le constater : cette manière de penser n’est certainement pas étrangère à des musiciens qui, comme les Petersens, expriment clairement leur souhait de sauvegarder l’esprit live – ou, plus précisément, qui tentent de transmettre à l’auditeur/spectateur l’impression d’écouter (et de visionner) en personne leur performance. La présence en ligne d’un public qui réagit au moment même de la performance ne constituerait-elle pas une nouvelle confirmation de ce même présupposé ? Les réactions du chat ne peuvent en effet qu’accroître la sensation d’assister à une performance réelle35Notons que dans le dernier live streaming promotionnel des Petersens, le chat en temps réel a été désactivé. Nous ignorons les raisons d’une telle désactivation, qui cependant ne contredit pas notre discours : sur le point d’entamer une grande tournée européenne, qui confirme leur succès international, les Petersens n’ont plus vraiment besoin de prouver leur notoriété, ni l’authenticité de leurs prestations.. Malgré tous les risques d’incidents parfois embarrassants qui peuvent survenir lors d’un live stream, si l’on s’en tient à l’hypothèse selon laquelle la perception musicale est en grande partie une perception catégorielle, la performance en direct crée, dans le monde numérique, une valeur ajoutée (du moins en ce qui concerne l’acte performatif), que nous n’hésitons pas à qualifier d’esthétique, dans la mesure où elle conditionne la saisie des propriétés proprement esthétiques de la performance. On pourrait observer que, depuis que l’emploi de l’intelligence artificielle a commencé à se généraliser au-delà de la sphère des professionnels de l’audiovisuel – celle-ci étant susceptible de modifier les résultats performatifs en temps réel et créer l’illusion d’une réalité presque parfaite –, le présupposé sur lequel une telle valeur s’appuie pourrait ne pas faire long feu. Il n’en demeure pas moins que c’est à présent bel et bien sur ce présupposé que, malgré tout, les productions en live streaming continuent de s’appuyer.

 

Conclusion

Les productions musicales des Petersens nous ont permis de faire ressortir quelques aspects et conséquences de la diffusion des performances musicales sur le Web et, notamment, de la pratique du live streaming sur YouTube. Notamment, nous avons examiné la manière dont ce groupe a recouru à un des formats les plus courants en temps de pandémie, celui du home concert. Nous avons observé qu’outre une implémentation de la valeur d’exposition de l’acte performatif – a priori central dans le genre musical pratiqué par ce groupe –, ce dispositif génère une importante plus-value documédiale. Autrement dit, un simple événement performatif est à l’origine d’une vaste production de documents qui se traduit dans une encore plus vaste accumulation de valeur pour les créateurs de contenu et, de façon plus considérable encore, pour la plateforme. À cette conséquence générale s’en ajoute une plus particulière : dans la mesure où la production en direct confère à la performance une marque d’authenticité et favorise une prise de conscience de l’envergure de l’événement performatif, elle apparaît porteuse d’une valeur esthétique ajoutée. En effet, si une partie du pouvoir médiatique du live streaming dépend du fait que toute transmission s’accompagne en principe d’une forme d’enregistrement, ce dernier est axé sur ses fonctions documentaires plus que constructives. Ce sont justement de telles fonctions qui, dans la sphère du Web, contribuent à conférer à la production un caractère plus authentique.

Représentative d’une certaine culture musicale nord-américaine, la roots music n’est pas mainstream et il faudra bien se garder de généraliser ces conclusions ; il n’en demeure pas moins que le type de performance qu’elle met en œuvre est similaire à celui que l’on peut observer dans nombre d’autres productions visibles sur YouTube, quels que soient le pays et la culture des créateurs de contenu. Dans une mesure limitée mais néanmoins révélatrice, cet exemple nous offre une clé pour comprendre comment certaines de nos pratiques artistiques et culturelles peuvent changer en fonction des dispositifs et des formats qui s’imposent sur la plus populaire des plateformes multimédias. Même si le cadre est en apparence semblable à celui d’un concert filmé, d’importantes nouveautés se glissent subrepticement, mais clairement, aussi bien sur le plan de la production que sur celui de la réception. Celles-ci sont en grande partie attribuables aux multiples formes de mobilisation mises en œuvre par le dispositif numérique, d’une transformation du rôle du spectateur – dont le pouvoir de réaction et d’interaction se trouve renforcé – à l’affirmation de nouvelles stratégies promotionnelles, jusqu’à la formation de nouveaux critères d’évaluation et de jugement associés aux métriques et aux commentaires des internautes. 

 

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PDF

RMO_vol.11.2_Arbo

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Alessandro Arbo, « Le live streaming sur YouTube et ses valeurs ajoutées. Étude d’un cas de roots music », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, p. 93-108.

  • Référence électronique

Alessandro Arbo, « Le live streaming sur YouTube et ses valeurs ajoutées. Étude d’un cas de roots music », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 2, 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol11-n2/live-streaming-sur-youtube/, consulté le…


Auteur

Alessandro Arbo, Université de Strasbourg

Professeur au département de musique de l’Université de Strasbourg, où il dirige le Centre de recherche et d’expérimentation sur l’acte artistique (CREAA), Alessandro Arbo consacre ses recherches à l’esthétique et à la philosophie de la musique. Parmi ses livres : Archéologie de l’écoute. Essais d’esthétique musicale (Paris, 2010), Entendre comme. Wittgenstein et l’esthétique musicale (Paris, 2013), The Normativity of Musical Works. A Philosophical Inquiry (Leiden, 2021).  Il a dirigé, entre autres, Perspectives de l’esthétique musicale. Entre théorie et histoire (Paris, 2007), Wittgenstein and Aesthetics. Perspectives and Debates (avec M. Le Du et S. Plaud, Frankfurt, 2012), Ontologie musicale. Perspectives et débats (avec M. Ruta, Paris, 2014), Quand l’enregistrement change la musique (avec P.-E. Lephay, Paris, 2017), ainsi que quatre ouvrages sur l’œuvre du compositeur italien Fausto Romitelli. Pour consulter ses publications : http://unistra.academia.edu/AlessandroArbo.

Notes

Notes
1 Cet article a bénéficié du soutien financier de l’Institut Thématique Interdisciplinaire CREAA dans le cadre du programme ITI 2021-2028 de l’Université de Strasbourg, du CNRS et de l’INSERM (IdEx UNISTRA anr-10-idex-0002) et du programme Investissements d’Avenir du gouvernement français.
2 C’est-à-dire des instruments qui n’utilisent pas d’électricité ou d’électronique pour amplifier ou modifier le son produit par l’action directe exercée par le musicien sur le corps vibrant.
3 Fondé par Jon Petersens (un ancien pilote et médecin de l’Air Force, musicien amateur et père de la famille), le groupe est composé de quatre frères et sœurs (Katie, au fiddle, Ellen, au banjo, Matt à la guitare et Julianne, à la mandoline), avec leur mère Karen (à la contrebasse) et un ami de la famille, Emmett Franz (à la guitare Dobro). Pour une présentation/description complète, voir https://petersenband.com/about-the-petersens/
4 Les Petersens ont donné leur première représentation en 2005 dans l’église de la ville natale de la mère (Karen), la First Christian Church à Mountain Grove (Missouri). Après l’église, la famille s’est produite dans des cafés et des fêtes locales et a participé à plusieurs concours de gospels.
5 En 2015, dans l’émission de téléréalité American Idol. Trois ans plus tard, les Petersens ont remporté la quatrième place à l’International Bluegrass Music Competition de Nashville.
6 En plus de leur chaîne principale, les Petersens ont une chaîne de vlog familial et chaque membre de la fratrie a sa propre chaîne YouTube.
7 Créee en 2014, la chaîne « The Petersens » comptabilise à l’heure actuelle 823 000 abonnés. Ses 153 vidéos ont totalisé plus de 233 millions de visionnements. Il est intéressant d’observer que le rythme de publication de cette chaîne progresse de manière proportionnelle à la place de plus en plus importante occupée par la musique sur cette plateforme : après l’avoir reconnue comme prioritaire en 2015, YouTube a mis au point une efficace stratégie de conseils à destination des créateurs pour développer leurs capacités de communication et de marketing (voir Heuguet 2021, p. 75-79).
8 Rappelons qu’après Google, YouTube est actuellement le deuxième site Web le plus visité au monde (cf. Rogers 2023, p. 3).
9 Pour une typologie complète de cette modalité, voir l’article de Vincent Granata dans ce même numéro de la RMO.
10 Cf. Rofe et Reuben 2017, voir aussi le retour d’expérience de Rofe, Geelhoed et Hodsdon 2017b.
11 Signalons qu’un système de transmission audio/vidéo à faible latence pour la performance et l’interaction musicales en réseau a été récemment développé par le Conservatoire G. Tartini de Trieste (Italie) en collaboration avec le consortium GARR.
12 Pour une discussion sur les possibilités et les limites des technologies « LoLa » (à faible latence), voir Dylan Smith, Moir, Ferguson, Davies 2020.
13 Quelques conséquences de l’avènement du cette technologie sur la production musicale ont été explorées par Le Guern 2016. Mentionnons aussi, entre autres, les numéros de la revue Volume ! consacrés aux vidéoclips (Kaiser 2018) et à la culture de du hacking (Bacot et Canonne 2019), un numéro spécial de la revue Aisthesis (Arbo et Desideri 2016), et un double numéro récent de la revue De musica (Arbo et Bertinetto 2020, Arbo et Bertinetto 2021).
14 C’est-à-dire les contextes « au sein desquels les technologies se créent et se transforment et en fonction desquels les processus d’appropriation des objets techniques prennent forme » (Magaudda 2006, p. 371).
15 À la seule exception du joueur de Dobro, chanteur et auteur-compositeur Emmett Franz, déjà membre d’un autre groupe familial pratiquant le bluegrass, The Franz Family.
16 Celle-ci est par exemple nettement plus visible dans les performances d’un autre groupe américain également très présent sur YouTube, les Punch Brothers.
17 Voir Rogers 2023, p. 11. Sur la manière dont YouTube a promu la notion de « créativité », et sur ses implications idéologiques, voir l’analyse de Heuguet 2021, p. 64-70. Celui-ci observe (p. 70) : « La mise en avant de la notion de creativity apparaît comme une manière de dire que tout le monde travaille et contribue à “créer de la valeurˮ, dans le sens qu’a pris cette formule devenue courante : la possibilité que toute signification, expérience, ou “valeur d’usageˮ soit convertie en valeur d’échange. »
18 Le terme, qui traduit l’anglais supervenience, est employé en philosophie de l’esprit, en éthique et en esthétique pour désigner une relation où ce qui survient « covarie et dépend de ce qui subvient, mais n’y est pas nécessairement réductible » (Pouivet 2007, p. 451).
19 Si l’on se fie aux statistiques de Spotify en 2023, ces genres figurent (avec la musique classique et le jazz) parmi les derniers du top 10, bien loin derrière la pop, l’electronic dance music, le rap, le rock, la musique latino et d’autres sous-genres. Dans les statistiques YouTube de 2021, la country figure en revanche à la huitième place, avant la classique et le métal.
20 La chanson d’origine, écrite par Harry Allen, a été interprétée par The Trio, un groupe féminin composé de Dolly Parton, Emmylou Harris et Linda Ronstadt.
21 Aaron Clark Photography est une société de production photographique et vidéographique (spécialisée dans les photos de famille et de mariage) située dans les Ozark ; Troy Dixon est un ingénieur du son basé à Nashville.
22 C’est le (désagréable) effet de rétroaction acoustique involontaire qui se produit quand le micro se trouve à proximité d’un haut-parleur amplifiant son signal.
23 Ils en parlent brièvement eux-mêmes dans une séquence de cette vidéo.
24 Comme le précise le site Web Ditto Music, bien qu’existant depuis l’époque des premiers vinyles, l’Extended Play (EP), qui contient normalement 4 ou 5 titres, est devenu un format courant à l’ère du numérique, et ce, aussi bien dans les plateformes de téléchargement que de streaming.
25 Rappelons qu’en 2021, la plateforme a décidé de désactiver la visibilité publique des métriques des dislikes afin de décourager les haters. En principe, ces réactions négatives ne restent visibles que pour les créateurs de contenu, même si certains logiciels permettent quand même au grand public de les voir.
26 La vidéo la plus visionnée (46 millions de visualisations en quatre ans), qui présente une reprise de la chanson « Take me home, country roads » de John Denver (1971), s’accompagne, au moment d’écrire cet article, de 17 314 commentaires.
27 Ce dispositif n’est pas disponible dans les deux live concerts transmis en 2024.
28 Rappelons que l’accès à cette plateforme a été interdit dans plusieurs pays, comme la Chine, la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie et le Turkménistan, pour des raisons politiques, religieuses, morales ou juridiques.
29 Le terme désigne généralement « un phénomène de retard qui fait qu’un événement précédent intervient dans le présent, et demande donc à être pris en compte » ; il est employé par Ferraris pour souligner que l’« enregistrement fait beaucoup plus que ce que nous avons tendance à penser » (Ferraris 2021, p. 8-10).
30 Dans la perspective de Maurizio Ferraris, ce terme doit être distingué de celui d’« infosphère » (introduit par Floridi 2014), dans la mesure où « l’infosphère est fondée sur une docusphère, c’est-à-dire sur des documents qui enregistrent les actions humaines sans nécessairement véhiculer des informations » (Ferraris 2021, p. 22).
31 C’est-à-dire, typiquement, d’une valeur qui n’est pas payée à celui qui la génère. Elle n’est pas payée, ou seulement de manière très limitée, aux musiciens ; elle n’est pas non plus payée à l’utilisateur, qui en réalité fournit à la plateforme une foule d’informations précieuses. La proposition avancée par Ferraris, en 2021, d’un « webfare » (c’est-à-dire d’une redistribution de la plus-value des plateformes), qui conduirait à rémunérer les acteurs et en quelque mesure aussi les consommateurs (auprès desquels la plateforme obtient le plus grand nombre d’informations), permettrait un rééquilibrage des ressources ; mais à moins que les gouvernements ne parviennent à imposer une taxe aux géants du Web plutôt qu’aux utilisateurs eux-mêmes, une telle solution semble pour l’instant difficile à mettre en œuvre.
32 Voir à ce sujet Pouivet 2014. Rappelons qu’un enregistrement musical oscille toujours entre ces deux fonctions, qui se présentent comme les pôles d’un champ de forces (Arbo 2017). S’il est vrai que le cas du document « brut » (que pourrait être, de notre point de vue, l’enregistrement d’une caméra fixe) n’est pas le plus fréquent (les émissions en direct sont généralement produites par deux caméras ou plus, elles sont « encadrées » par des introductions, des titres ; le son est convenablement mixé et filtré, etc.), il en va de même pour la musique entièrement ou exclusivement construite (le musicien qui monte les prises les a généralement jouées). Précisons que l’enregistrement-document a par définition pour objet une performance singulière (Genette 1994, p. 77). Une telle performance peut à son tour être considérée comme située entre deux significations différentes : elle peut être considérée comme une exécution d’une œuvre préexistante (une sonate de Schubert ou une chanson de Jacques Brel) ou comme une performance (pensons à la musique improvisée). Ces deux possibilités – faire fonctionner la musique comme un art de la trace ou comme un art de la performance (Arbo 2021, p. 29) – sont également en jeu dans la production musicale live sur le Web.
33 À ce sujet, Le Guern observe : « Avoir été découvert puis célébré par les fans plutôt que par un producteur de maison de disques fonctionne clairement comme un signal d’authenticité dans le monde de la réputation numérique » (2012, p. 40).
34 C’est ce que constatait Philip Auslander dans la préface de sa deuxième édition de l’ouvrage Liveness. Performance in a Mediatized Culture (2008, p. XIII). Sur la distinction idéologique entre la performativité authentique du rock et l’inauthenticité de la pop, voir, dans ce même ouvrage, les pages 81-85.
35 Notons que dans le dernier live streaming promotionnel des Petersens, le chat en temps réel a été désactivé. Nous ignorons les raisons d’une telle désactivation, qui cependant ne contredit pas notre discours : sur le point d’entamer une grande tournée européenne, qui confirme leur succès international, les Petersens n’ont plus vraiment besoin de prouver leur notoriété, ni l’authenticité de leurs prestations.

ISSN : 2368-7061
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