Fantastique Debussy.
Entretien avec Denis Herlin

Cécile Quesney

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Résumé

Dans cet entretien, le spécialiste de Claude Debussy Denis Herlin révèle différents aspects de son travail de recherche et d’édition consacré au compositeur français. Il éclaire dans le même temps plusieurs facettes méconnues du parcours et de la personnalité de Debussy, notamment sa grande curiosité de lecteur et son goût pour la littérature fantastique.

Mots clés : édition de la correspondance ; édition des œuvres ; Claude Debussy ; recherche ; sources musicales.

Abstract

In this interview, Claude Debussy specialist Denis Herlin reveals various aspects of his research and publishing work on the French composer. At the same time, he sheds light on several little-known facets of Debussy’s career and personality, notably his great curiosity as a reader and his taste for fantasy literature.

Keywords: Claude Debussy; editing of correspondence; editing of musical works; musical sources; research.

 

 

Denis Herlin est musicologue et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), à l’Institut de recherche en musicologie (IReMus). Il est l’auteur de plusieurs catalogues de fonds musicaux, du catalogue thématique des œuvres de Jean-Philippe Rameau, d’articles sur la musique baroque française et d’une quarantaine d’études sur l’œuvre de Claude Debussy. Rédacteur en chef des Œuvres complètes de Debussy depuis 2002, il a préparé avec François Lesure l’édition de la correspondance générale du compositeur parue en 2005. Son dernier ouvrage, Debussy. Portraits et Études, a paru chez Olms en 2021.

À l’occasion de la journée d’études autour de Debussy et du fantastique que j’organisai avec Cécile Carayol à l’Université de Rouen en avril 2022, j’invitai Denis Herlin à présenter ses travaux sur Debussy, et en particulier son dernier livre, sous la forme d’un entretien. Ce fut un moment passionnant : Denis Herlin y révéla différents aspects de son travail de recherche et d’édition consacré au compositeur français, faisant notamment apparaître l’évolution d’un pan de l’histoire de l’édition et de l’historiographie sur le musicien. Il éclaira également plusieurs facettes méconnues du parcours et de la personnalité de Debussy, en particulier sa grande curiosité de lecteur et son goût pour la littérature fantastique. Un tel entretien méritait d’être fixé et largement diffusé. Nous l’avons donc formalisé le 10 novembre 2023 en vue de le faire figurer dans le présent numéro.

 

Cécile Quesney : Denis, tu comptes parmi les grands spécialistes1L’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire. de Debussy aujourd’hui. Il y a tout d’abord la correspondance que tu as éditée avec François Lesure [Gallimard, 2005], une somme fascinante. Pourrais-tu revenir sur les étapes de ce grand projet et sur ce que cette publication a permis de montrer ?

Denis Herlin : La correspondance a été un moment charnière. François Lesure m’a proposé après ma thèse de l’aider à éditer la correspondance de Debussy. C’était en 1996. Lui-même avait réuni un certain nombre de lettres et de documents, mais il restait de nombreuses vérifications à effectuer dans les bibliothèques. Il fallait faire un recensement complet et surtout collecter les autographes des lettres auxquels il n’avait pas eu accès. J’ai donc fait le tour de plusieurs grandes collections, par exemple à la Morgan Library & Museum (New York) en décembre 1996, au Harry Ransom Humanties Research Center (Austin, Texas) en octobre 2001, parce qu’ils refusaient de faire des photocopies, au Vittoriale degli Italiani (Gardone Riviera) en mars 2002 ou encore à la Bibliothèque municipale de Pau en janvier 2002. On essayait donc de rassembler le plus de documents possible, parce qu’il y avait des manques et parce que François Lesure disposait pour certaines lettres de copies dactylographiées partielles plus ou moins fiables. Il fallait donc s’assurer – et c’est ce qui a fait la qualité de cette édition – de l’exactitude de la transcription. L’annotation était aussi un travail parfois difficile. À la suite de la disparition de François Lesure en 2001, il a fallu poursuivre et mener à son terme ce travail, tâche assez considérable puisque le volume publié contient plus de 3000 lettres.

Par rapport à l’option choisie initialement, j’ai pris la décision d’inclure les contrats d’édition qui me semblaient être un élément intéressant tant du point de vue économique que de celle de la genèse des œuvres. Ainsi, on peut voir comment évolue la notoriété de Debussy en fonction de la rémunération qu’il perçoit. J’ai également ajouté des lettres de sa seconde femme, Emma Debussy, notamment à Gabriele D’Annunzio, à Paul-Jean Toulet, parce qu’elle contenait des informations particulièrement révélatrices sur le compositeur, lesquelles n’existaient nulle part ailleurs.

Restait à régler de manière cohérente les principes de transcription, ce qui était délicat avec le jeune Debussy dont la ponctuation est curieuse, voire incohérente. L’idée était d’essayer de préserver la plupart du temps sa ponctuation, parce qu’elle est révélatrice de sa manière de penser et de son style si particulier, même si elle est parfois un peu chaotique. Il fallait aussi éviter de surcharger le texte de notes liées à l’établissement du texte et trouver un compromis équilibré.

À côté des lettres transcrites et annotées, j’ai adjoint sept annexes, notamment une transcrivant les envois de Debussy sur les partitions qu’il a offertes à des proches ou des connaissances, et une autre retraçant chronologiquement les transformations de sa signature qui évolue dans sa jeunesse d’année en année, ce qui a permis de dater certaines missives plus précisément.

En montrant Debussy sous de nombreuses facettes, cette correspondance a marqué une étape pour la connaissance de l’homme et de l’œuvre. Dans les publications antérieures, un certain nombre de lettres avait été expurgé, notamment la correspondance avec son éditeur Jacques Durand ou celle avec Emma, parce que les ayants droit de Debussy ne voulaient pas que certains noms ou certaines situations et aspects de sa personnalité soient mentionnés. L’un de mes regrets est de ne pas avoir pu retrouver les réponses de Jacques Durand (on n’en a qu’une seule) alors que les échanges entre Pierre Louÿs et Debussy ont été préservés. Comme je l’explique dans l’introduction, Debussy détruisait une bonne partie des lettres qu’il recevait, mais conservait celles d’écrivains, comme Stéphane Mallarmé, Paul Valéry ou Henri de Régnier.

Depuis la publication de 2005, d’autres lettres sont apparues (dans les ventes, dans des fonds d’archives), ce qui m’a incité à préparer un supplément qui augmente régulièrement. Pas plus tard qu’hier, j’ai retrouvé deux nouvelles lettres à Michelle Worms de Romilly, l’une de ses rares élèves. Cela nécessite une veille permanente. Dans d’autres cas, ce sont lettres dont les textes étaient incomplets ou mal datés.

C. Q. : Parmi ces nouvelles lettres retrouvées, il y a ses lettres de la période de la guerre au compositeur et chef d’orchestre André Caplet, que tu as publiées par ailleurs.

D. H. : J’ajouterai aussi ces lettres à Caplet dans le supplément, car je souhaite faire un volume assez substantiel. Le cas le plus délicat est celui des lettres déjà publiées en 2005 dont l’autographe a réapparu et dont les variantes sont tout de même minimes, par exemple une ponctuation inexacte ou un mot manquant. Faut-il republier ce texte ? Je ne le pense pas. Ce constat m’a conduit à élaborer avec Gabriela Elgarrista un site qui est en cours de construction et qui sera hébergé par la bibliothèque musicale La Grange-Fleuret (Paris). J’aimerais rendre accessibles les numérisations et les photocopies des autographes que j’ai collectées, autographes dont certains sont aujourd’hui non localisés. Ce site donnera la possibilité de pouvoir lire le texte transcrit, mais aussi l’autographe. Cela permettra de mettre à jour les lettres dont je n’avais pas l’autographe lors de l’édition de la correspondance et dont le texte doit être corrigé de façon minime. C’est un deuxième projet qui s’imbriquerait avec la publication papier du supplément.

C. Q. : Tes recherches sur Debussy ont d’abord été (et sont encore) consacrées à un autre grand projet, entamé en 1983 : l’édition critique de l’œuvre complète du compositeur chez Durand, dont tu es le rédacteur en chef. Plus de la moitié des volumes prévus est publiée. Quelle est l’ambition de ce vaste projet éditorial ? Et que reste-t-il à faire ?

D. H. : J’aimerais bien que les Œuvres complètes soient terminées ! C’est une entreprise que j’ai suivie dès le départ, puisque j’en ai assuré la responsabilité éditoriale de 1985 à 1988 aux éditions Costallat, le coéditeur à l’origine avec Durand des Œuvres complètes de Claude Debussy. De ce travail est née l’idée de faire ma thèse sur les Nocturnes avec François Lesure qui en était le rédacteur en chef et d’en publier l’édition critique en 2001. Après la parution de quatre volumes entre 1985 et 1988, dont les Préludes et les Études, la série a été interrompue neuf ans à la suite de la défection de Costallat en 1989. François Lesure a alors négocié avec les éditions Durand afin que ceux-ci poursuivent seuls cette entreprise, ce qui fut fait avec la publication de La mer en 1997. Les Œuvres complètes dont le plan initial prévoyait 33 volumes atteindront finalement 40 volumes. En effet, on s’est aperçus que des œuvres méritaient d’y figurer. Ainsi, le volume dévolu aux orchestrations a été dédoublé, puisque l’on a rajouté des œuvres qui n’étaient pas présentes initialement : des orchestrations faites du vivant de Debussy par André Caplet et Henri Büsser. En examinant les manuscrits des archives Durand, j’ai découvert que Debussy était intervenu dans les transcriptions de Büsser, notamment de la Petite suite. De plus, des œuvres nouvelles ont surgi, obligeant à revoir l’organisation des volumes de plusieurs séries, parce qu’ils devenaient trop volumineux. C’est le cas de la série IV consacrée aux œuvres chorales qui est passée de trois volumes à cinq. Si je dresse un bilan complet, seule la série I (piano) est terminée, peut-être avec un regret, car on aurait pu ajouter à la fin les transcriptions que Debussy a faites dans sa jeunesse d’œuvres de Tchaïkovski, Raff, Schumann, Wagner et Saint-Saëns.

Mais le grand événement se situe dans la série VI (œuvres lyriques), laquelle est quasiment achevée, puisque la partition d’orchestre de Pelléas et Mélisande vient de paraître. C’est la première édition critique de Pelléas depuis sa publication en 1904, donc depuis 120 ans ! Ce volume sera suivi d’un volume de commentaires de 400 pages. Les grands chantiers qui restent, c’est la série V (orchestre), avec cinq volumes à paraître, dont un essentiel, les Images pour orchestre ; et la série II (mélodies), en quatre volumes, dont un paru en 2017 et un autre à paraître en 2024. On est donc à 24 volumes sur les 40 prévus, avec l’année prochaine, normalement, deux volumes qui seront publiés ; on sera à 26, donc ça avance bien !

C. Q. : En parallèle à ces grands chantiers d’édition, tu as aussi publié des études musicologiques sur Debussy. Ton dernier ouvrage, Claude Debussy. Portraits et études a paru chez Olms en 2021. C’est un livre imposant qui rassemble 18 articles (anciens et nouveaux) que tu as regroupés thématiquement. Pourrais-tu tout d’abord présenter le portrait de Debussy qui orne sa couverture ?

D. H. : J’ai choisi ce portrait de Paul Robert d’abord parce que je l’aime beaucoup. Bien que conservé au Musée de la musique (Paris), il est assez peu connu. C’est une étude qui ne semble pas complètement terminée. On découvre un Debussy élégant et presque dandy. Et ce portrait illustrait parfaitement les deux thématiques que je voulais développer dans ce livre intitulé Portraits et études. Mais ce titre est aussi une allusion au livre de Paul Bourget, Études et Portraits, un recueil de textes divers que Debussy avait lus. Ayant publié une quarantaine d’articles sur Debussy, j’ai choisi pour ce livre les plus pertinents afin de faire le portrait de Debussy sous différents angles et d’ouvrir des perspectives d’études. En reprenant plusieurs pistes de la biographie de Lesure (Fayard, 2003), notamment ses goûts littéraires, j’essaie d’explorer les angles morts de la biographie. La correspondance a apporté une matière nouvelle et m’a servi à élaborer plusieurs chapitres de ce volume, tel celui sur Debussy et l’argent. Comme certains textes étaient parus uniquement en anglais et d’autres en français dans des ouvrages collectifs, j’ai voulu rassembler une partie de ces travaux que j’avais menés sur Debussy ces vingt dernières années en un seul livre.

C. Q. : Tu parlais à l’instant du rapport de Debussy à l’argent, dont il est question dans les chapitres v et vi du livre. Est-ce que tu pourrais revenir sur ce besoin constant d’argent qui est marquant dans la vie de Debussy ?

D. H. : Ce besoin d’argent montre une ambivalence : un rejet des postes qu’on lui propose afin de garder son indépendance, sa liberté, et en même temps un besoin constant de soutien financier pour assumer un changement de train de vie avec sa seconde épouse, Emma Bardac. C’est vraiment une des singularités de la personnalité de Debussy, malgré les tentatives de ses proches de lui trouver une situation plus stable, par exemple Ernest Chausson et à son beau-frère le peintre Henry Lerolle. Mais Debussy refuse les contraintes ; il n’hésite pas à solliciter son entourage pour le soutenir financièrement. Il a donc une certaine désinvolture vis-à-vis de ses dettes, comme si finalement la société lui devait bien ça. Et en même temps, il est devenu un bourgeois, qui aspire à une vie confortable, sans aimer pour autant les mondanités : il a besoin d’un environnement beau et net pour concevoir. Tous les visiteurs ont décrit l’ordre qui régnait dans le bureau de Debussy où il composait, entouré d’objets choisis. C’est un trait de sa personnalité qui transparaît aussi dans ses manuscrits qui sont d’une finesse et d’une netteté extraordinaires.

Mais pour vivre de son art, il faut s’appeler Verdi ou Massenet et écrire des opéras. Or, Debussy n’en a fait qu’un, Pelléas et Mélisande, et les deux autres qu’il avait en projet, La chute de la maison Usher et Le diable dans le beffroi, il ne les achève pas. Des hommes de lettres le sollicitent en lui proposant des livrets, mais il esquive, car il ne veut être contraint par personne. Il se retrouve donc dans une situation complexe : pas de position officielle, peu d’élèves, car cela ne l’intéresse pas. Et au moment où Pelléas va générer des profits et lui permettre de sortir la tête de l’eau, il change radicalement de vie. Du petit deux-pièces rue Cardinet où il vit avec sa première épouse Lilly [Rosalie] Texier, une femme d’origine modeste, il se retrouve quelques années plus tard dans un somptueux hôtel particulier de l’avenue Foch (à l’époque avenue du Bois de Boulogne) après être tombé follement amoureux d’Emma Bardac, une femme du monde, excellente chanteuse et épouse du banquier Sigismond Bardac. Il lui faut assurer un train de vie sans commune mesure avec celui qu’il connaissait auparavant : employer un cuisinier, une nurse pour Chouchou, leur fille, un chauffeur, etc. Et comme Emma avait peu de revenus, il s’est vite retrouvé dans une situation inconfortable, source de tensions familiales assez profondes qui transparaissent dans la correspondance. Malheureusement, Emma a probablement brûlé les lettres qu’elle lui a adressées quand il était en tournée ; les seules traces qu’on ait de cette correspondance proviennent des passages où il cite une lettre pleine de reproches de sa seconde épouse. Rétrospectivement, il s’affirme donc comme un compositeur du XXe siècle non seulement par la nouveauté de sa musique, mais aussi par sa volonté d’indépendance.

C. Q. : Ton livre montre aussi que Debussy est un grand lecteur et un fin bibliophile qui adore s’acheter de beaux livres. C’est une facette qu’on ne connaissait pas (ou peu), ce Debussy qui pourtant n’a pas eu une éducation poussée, mais qui a toujours été un lecteur très curieux et assidu.

D. H. : C’est un chapitre auquel je tenais particulièrement et qui a été un peu compliqué à concevoir parce que sa bibliothèque a disparu. On n’en a que de petites bribes : des livres avec envois, quelques références dans la correspondance et un inventaire après décès extrêmement sommaire. On sait cependant que la lecture a été au cœur de ses préoccupations depuis son plus jeune âge. Raymond Bonheur se souvient de l’avoir rencontré au Conservatoire, un Banville à la main, ce qui était plutôt rare pour un élève du Conservatoire, ajoute-t-il. Ce goût pour la lecture, pour la poésie et pour toutes sortes de choses (philosophie, histoire, critique littéraire, art…) – il lit aussi des revues – est avant tout un moyen de combler une éducation défaillante. Rappelons qu’il est autodidacte et que sa formation scolaire a été vite interrompue en raison de son entrée très jeune au Conservatoire. Ses parents étaient d’un milieu très modeste. Il éprouve un vif désir de culture, d’ouverture : tout ce qu’il va puiser ailleurs va l’aider dans sa composition, dans son chemin de musicien novateur et sensible, curieux et ouvert sur son temps.

C. Q. : A-t-il fréquenté des auteurs contemporains qu’il lisait et qui l’ont inspiré ? Comment se sont passées les collaborations ? Je pense à Maurice Maeterlinck, bien sûr, mais aussi à Pierre Louÿs, qui a été un ami.

D. H. : Pierre Louÿs incarne sa première amitié littéraire, une amitié avec des hauts et des bas. On a parfois écrit que Pierre Louÿs avait été son mentor en littérature, ce qui n’est pas vrai, car Debussy avait déjà une solide culture. Sans doute Louÿs lui a parlé de certains livres, ce qui l’a incité à les lire. Mais ils avaient souvent des débats houleux : Louÿs était wagnérien, il aimait Berlioz, ce qui agaçait Debussy et provoquait régulièrement des disputes. De plus, Louÿs était un bourgeois ; il y avait donc un fossé social, même si les liens d’amitié le dépassaient. La rupture va survenir quand Debussy se sépare de Lilly et épouse Emma. De cette amitié, il reste un joyau : les Chansons de Bilitis sur des poèmes de Louÿs. En revanche, le projet d’un conte musical, Cendrelune, aboutit à un échec.

La découverte de Mallarmé a été tout aussi déterminante. Cela s’est fait en plusieurs étapes, tout d’abord avec la mise en musique d’Apparition en février 1884, à l’époque où le poète n’était connu que d’un petit cercle. Mais la première rencontre se produit en 1890 avec la publication des Cinq poèmes de Baudelaire : Mallarmé est séduit par ce recueil de mélodies de Debussy et lui demande de composer une musique de scène pour un projet théâtral. Debussy n’aimait guère ce genre de configuration avec quelques instrumentistes sur la scène faisant « un bruit de patte de mouches frottées », selon ses propres mots. De ce projet avorté va naître une œuvre symphonique s’inspirant de la poésie, sans jamais l’exprimer verbalement : le Prélude à l’après-midi d’un faune. Il fréquente plus ou moins assidûment les mardis de Mallarmé, rue de Rome. Il y rencontre Henri de Régnier, lequel va servir d’intermédiaire avec Maeterlinck.

C. Q. : Il n’a pas eu de lien particulier avec Maeterlinck, l’auteur de la pièce Pelléas et Mélisande ?

D. H. : Il y a sans doute une relation amicale au début, mais celle-ci va dégénérer en 1901-1902, au moment de la préparation de l’opéra, Maeterlinck voulant imposer sa compagne Georgette Leblanc dans le rôle de Mélisande, ce qu’Albert Carré, alors directeur de l’Opéra-Comique, refuse avec l’approbation de Debussy. Maeterlinck était hermétique à la musique ; en revanche, Debussy a aimé l’œuvre de Maeterlinck des années 1890. J’ai découvert récemment que Maeterlinck lui avait offert les Trois petits drames pour marionnettes publiés par Deman en 1894 avec un envoi. Cela montre qu’il y a eu quelques échanges, certes distants, mais courtois. Mais ce qui importait le plus à Debussy était d’avoir l’accord de Maeterlinck pour mettre en musique Pelléas et Mélisande.

C. Q. : Parmi les auteurs qui l’ont inspiré et influencé, il y a aussi Edgar Poe, dans l’œuvre duquel il puise la matière de ses deux opéras inachevés : La chute de la maison Usher et Le diable dans le beffroi. Il aurait sans doute aimé le rencontrer, puisqu’il écrit à son éditeur en 1909 qu’il « ne cesse de [s]’entretenir avec E.A. Poe » !

D. H. : Oui, Debussy avait un goût très prononcé pour la littérature fantastique. Il avait projeté d’écrire un drame s’inspirant de la nouvelle La grande Bretèche de Balzac, conte fantastique au sujet sinistre et cruel. Comme l’a montré André Schaeffner dans ses écrits, il aimait ce genre d’histoire terrifiante. L’œuvre de Poe le relie à Baudelaire qu’il aimait tant. C’est par les traductions de Baudelaire et de Mallarmé qu’il découvre l’œuvre de l’écrivain américain, car il ne lisait pas l’anglais, ce qui ne l’empêchait pas d’être profondément anglophile. Il se procurait des revues en anglais que Emma lui traduisait. Cette appétence pour ces contes mystérieux témoigne aussi de l’émergence du concept d’inconscient, de cette force qui vous dépasse, qui est assez caractéristique des années 1890 et de Pelléas.

Malheureusement, de La chute de la maison Usher il ne reste qu’un petit tiers de l’œuvre dans l’état d’avant orchestration. On l’a publié tel quel en ajoutant à la suite les brouillons fragmentaires de la suite qu’Emma a distribués à des amis et des personnalités en souvenir de son défunt mari. Comme il fallait s’y attendre, une nouvelle page manuscrite vient d’être retrouvée. C’est dommage pour le volume, mais on ne peut que s’en réjouir ! L’un des aspects les plus intéressants de La chute de la maison Usher réside dans l’élaboration du livret que Debussy va retravailler à partir de la traduction de Baudelaire. Il subsiste trois scénarios2Voir l’article de François Delécluse dans le présent numéro., la version définitive ayant été établie en 1916, moment où il est malade et tente désespérément d’achever ce drame qu’il imaginait assez court, comme le Wozzeck de Berg ou Le château de Barbe-Bleue de Bartók.

C. Q. : J’imagine qu’il y a un faisceau de raisons pour lesquelles Debussy ne termine pas ces deux projets sur Edgar Poe. Il y a la maladie qui finit par l’emporter en mars 1918, il y a la guerre qui l’attriste énormément et l’empêche de travailler pendant toute une période, mais il y a aussi, bien avant cela, cette difficulté à écrire un opéra après Pelléas.

D. H. : Tout à fait. Son idée était de faire autre chose, d’aller toujours plus loin, « Toujours plus haut », comme il le note à la fin du questionnaire dit de Proust3Le « questionnaire de Proust » est un test de personnalité devenu célèbre en raison des réponses qu’en a données Marcel Proust à deux reprises. en février 1889. Sans doute La chute de la maison Usher ne se démarquait-elle pas assez de Pelléas. Comment trouver une nouvelle voie, comment aller plus loin ? Il est pleinement conscient de cela. Même si le style vocal s’inscrit dans la même veine que Pelléas, le langage harmonique est plus complexe et plus tendu. Quant aux indications d’orchestration de la mise au net, elles vont vers des couleurs plus sombres au moyen de mélanges de timbres inhabituels.

C. Q. : Tu as parlé plus tôt de la grande minutie de Debussy dans ses manuscrits. Son langage évolue, mais est-ce que la notation et plus généralement le processus de fixation de la composition évoluent aussi, et comment les caractériser ?

D. H. : Sa notation musicale et son orchestration deviennent de plus en plus élaborées. La partition de Pelléas qui vient de paraître apporte un haut degré de précision dans les effets voulus par Debussy (tempi, staccatos, accents, dynamiques…) et met en valeur le grand raffinement de l’orchestration avec ses timbres isolés et en même temps mêlés. Dans le domaine des mélodies, il existe bien souvent plusieurs manuscrits d’une même mélodie, par exemple pour les Proses lyriques où la structure du texte musical ne change pas vraiment. En revanche, l’écriture pianistique et la partie vocale fourmillent de variantes qui diffèrent de la version publiée et touchent l’expression et l’interprétation de sa musique.

Un autre aspect intéressant de sa personnalité réside dans sa propension à remanier ses œuvres orchestrales. Sans doute est-ce en partie lié aux orchestres parisiens Lamoureux et Colonne qui le déçoivent et qui restituent de manière imparfaite la finesse et la souplesse de sa musique. Mais il est vrai que nombre de musiciens d’orchestre sont déconcertés par son langage et son écriture, à tel point que lorsque Debussy demande d’assister aux répétitions, ils refusent parfois de jouer en sa présence en raison de son exigence et de son intransigeance.

Par ailleurs, son orchestration évolue. Il tend vers une plus grande transparence sonore, une polychromie plus riche et variée. Il essaie aussi d’alléger son écriture, notamment celles de cors et des bassons. Mais aurait-il introduit tous ces changements s’il avait eu un orchestre beaucoup plus performant ? La question reste sans réponse. En tout cas, son œuvre est en devenir et peut toujours être perfectionnée. Debussy veillait de très près à l’exécution de sa musique et exigeait qu’on la joue avec précision et respect. En revanche, il n’aimait pas être présent aux premières pour être célébré. Son génie est largement reconnu à partir de Pelléas, mais Debussy ne devient pas du tout mondain. Il est plutôt une sorte de dandy solitaire, qui se concentre sur son travail et ceux qui le soutiennent.

 


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Citation

  • Référence papier (pdf)

Cécile Quesney, « Fantastique Debussy. Entretien avec Denis Herlin », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 1, 2024, p. 155-163.

  • Référence électronique

Cécile Quesney, « Fantastique Debussy. Entretien avec Denis Herlin », Revue musicale OICRM, vol. 11, no 1, 2024, mis en ligne le 8 juillet 2024, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol11-n1/fantastique-debussy/, consulté le…


Autrice

Cécile Quesney, Université de Lorraine

Cécile Quesney est maîtresse de conférences en musicologie à l’Université de Lorraine (Metz) et membre du Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire. Elle s’intéresse à l’histoire des pratiques musicales en France et en Europe au XXe siècle et en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale (Chanter, rire et résister à Ravensbrück codirigé avec Marie-Hélène Benoit-Otis, Philippe Despoix et Djemaa Maazouzi en 2018 ; Mozart 1941, coécrit avec Marie-Hélène Benoit-Otis en 2019 ; André Caplet, compositeur et chef d’orchestre codirigé avec Denis Herlin en 2020).

Notes

Notes
1 L’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire.
2 Voir l’article de François Delécluse dans le présent numéro.
3 Le « questionnaire de Proust » est un test de personnalité devenu célèbre en raison des réponses qu’en a données Marcel Proust à deux reprises.

ISSN : 2368-7061
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