Mettre son chœur à distance. Ethnographie numérique du projet Chantons Ensemble
Frédéric Trottier-Pistien
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Résumé
Chantons-nous encore ensemble à distance ? À partir de l’ethnographie d’un projet d’atelier de chants du monde nommé Chantons Ensemble, l’article interroge les usages et les limites du passage de cette pratique musicale en régime numérique. Développé en 2016 au sein du Centre social et culturel de la ville d’Antony, en tant qu’initiative de politiques locales et intervention de la Cité de la musique-Philharmonie de Paris, le projet auquel participent de 7 à 20 adultes débutants de 30 à 70 ans est guidé par une cheffe de chœur. Durant presque deux ans, entre confinements et déconfinements, les relations et la pratique ont été médiées au travers d’une messagerie instantanée et de la visioconférence. Au sein de ce nouveau cadre de participation, les choristes ont fait preuve de créativité et le collectif a pris de nouvelles formes face à la pandémie. Cependant, les dispositifs techniques mettent à l’épreuve la capacité à établir le contact par l’impossible coprésence des sens, gestes et voix. Les limites éprouvées aux registres de l’action et du sensible conduisent les choristes à interroger leur capacité et leur participation. Certain‧e‧s se mettent progressivement en rupture avec l’activité et d’autres cessent d’y participer.
Mots clés : chorale amatrice ; ethnographie en régime numérique ; pratique collective ; distanciation ; participation.
Abstract
Can we sing remotely together? Based on the ethnography of Chantons Ensemble, a non-professional choir with a world music repertoire, this article focuses on the functions and limitations of the digital leap by this musical practice and collective. Developed in a socio-cultural centre in the city of Antony, influenced by local policies and Cité de la musique – Philharmonie de Paris, this project is led by a choral conductor and has between 7 and 20 adult beginners from 30 to 70 years of age participating. Due to pandemic and distancing restrictions, relationships and music practices have been organized for nearly two years using a messaging app/social media and a videoconference tool. Within this altered framework for participation, choristers have proven their creativity. Togetherness, friendliness, and community have taken new forms. Socio-technical changes have tested the capacity to interact, with the impossibility of senses, voices, and gestures co-existing in a physical space. The limits experienced in terms of action and sensitivity have led the choristers to question their capacity and participation. Some have gradually drifted away from the activity, while others have resigned.
Keywords: amateur choir; digital ethnography; collective practice; distancing; participation.
Qu’est-ce que chanter ensemble ? Partir avec des ami‧e‧s, et sur la route entonner nos chansons préférées ? Se réunir dans un lieu, et via une partition participer à l’agencement des voix ? Ou se connecter les un·e·s aux autres par Internet, et d’une même plateforme, chanter avec l’espoir d’un jour partager de nouveau l’immédiateté du contact ?
Sans objectif de « rechercher la résolution d’une question ontologique » ni proposer « une stabilisation définitoire » (Laborde 2000, p. 1) de la pratique du chant en groupe – qu’on la nomme formation vocale, ensemble vocal ou chorale1Le projet Chantons Ensemble a longtemps été positionné par la Philharmonie comme une formation vocale, pour éviter le lien à l’imaginaire de la chorale pris dans un prisme du « religieux », comme le soulignent les travaux de Catherine Bertho-Lavenir (2009). Néanmoins, les participant‧e‧s ont au fur et à mesure saisi leur statut de choristes, et ont été/se sont présentés comme « chorale ». –, je porte mon attention sur le réseau d’interactions au sein d’une pratique musicale amatrice. Appuyée sur un cadre théorique proposé par l’anthropologue de la musique Denis Laborde, l’étude n’est pas tant dévolue à « la fabrique de la création musicale » qu’à « la pratique du chant en groupe », soit un triple processus de réception, apprentissage et interprétation du chant où divers modes du « faire » sont explorés : écouter, découvrir, apprendre, répéter, s’entraîner, partager, performer, etc. L’analyse n’est alors pas basée sur un événement en construction2Denis Laborde a réalisé l’enquête sur la base d’entretiens et de l’observation de trois représentations de l’opéra Three Tales (1998-2002) de Steve Reich., mais sur la pratique dite « des chants du monde » ou « des traditions musicales du monde », dans la chorale en train de se faire du projet Chantons Ensemble.
Ce projet met d’abord à l’épreuve l’organisation entre institutions, avec leurs divers objectifs à plusieurs niveaux. En lien avec la ville d’Antony3Antony est une sous-préfecture du département des Hauts-de-Seine (Île-de-France). Avec 62 500 habitants, la ville s’entremêle dans un canevas urbain plus dense avec d’autres villes du sud de l’Île-de-France : Massy, Verrières-le-Buisson, Châtenay-Malabry, Sceaux. et la région Hauts-de-Seine, la Cité de la musique-Philharmonie de Paris développe des projets hors-les-murs depuis le début des années 2010. En 2015, le département Tradition orale et interculturalité mené par la cheffe de projet Luciana Penna au sein du pôle Éducation et ressources de la Philharmonie4Les lecteur‧rice‧s qui souhaiteraient mieux comprendre les activités éducatives de la Philharmonie, dans ses murs et en fonction des publics visés – notamment les enfants et la famille – compléteront cette lecture par celle de l’article d’Oualhaci, Hammou et Zotian (2020). développe un premier volet dévolu à la découverte d’instruments du monde, en atelier d’une semaine en vacances scolaires pour des enfants de 8 à 12 ans. Puis, en 2016, un second projet intitulé Chantons En Famille est créé, avec pour objectif « de soutenir une pratique intergénérationnelle » et « la découverte des chants du monde5Propos tenus par les acteur‧rice‧s de la Philharmonie et du Centre. Éléments repris des rapports commandés entre 2016 et 2020 par la Philharmonie, auprès de l’Institut de recherche sur les mondes de la musique (IRMM) dirigé par Denis Laborde. ». Les deux projets regroupés autour du thème « Traditions musicales du monde à Antony » s’implantent originellement à l’Espace associatif Noyer Doré, qui devient en 2017 le Centre social et culturel de la ville d’Antony (ci-après Centre), puis le Centre culturel Ousmane Sy en décembre 2021. Outre l’aspect intergénérationnel, l’enjeu d’un public « de quartier et de ville » marque l’ambiguïté entre deux aspects socio-urbains pris entre le développement du Centre motivé par le pôle Cohésion et Prévention sociale et les politiques de la ville, et un alignement envers une politique de droit commun6Droit commun : ce terme juridique, qui a depuis été dilué dans l’action et les politiques publiques, signifie que les politiques s’appliquent sur l’ensemble d’un territoire sans distinction entre les quartiers ou envers une population prioritaire. de la ville d’Antony. Ces idées s’imposent après une rénovation urbaine entre 1990 et 2010 du quartier Noyer Doré/Baconnets qui reste marqué par plus de pauvreté et d’ancrage migratoire que les autres quartiers d’Antony, notamment par rapport au centre-ville7Noyer Doré est classé comme quartier prioritaire, anciennement zone urbaine sensible, d’après la cartographie de l’Agence nationale pour la cohésion des territoires (https://www.geoportail.gouv.fr/donnees/quartiers-prioritaires, consulté le 19 janvier 2022). 62 % des ménages y vivent en dessous ou proche du seuil de pauvreté. Données issues du Contrat urbain de cohésion sociale, Mairie d’Antony, 2010.. Mais la pratique de formation vocale « de chants du monde » attire bien au-delà du quartier et de la ville. Ainsi, en 2017, cinq des 10 membres réguliers de Chantons En Famille viennent de villes frontalières. Quatre sont du quartier, et un du centre-ville d’Antony.
En 2018, la participation régulière d’une dizaine d’adultes engagés et fidélisés sans liens familiaux, et à de plus rares exceptions d’enfants et leur mère, ou leurs grands-parents, oblige les équipes à interroger la réalité de l’implication familiale sur le terrain. Chantons En Famille devient alors Chantons Ensemble. Cette transition donne un aperçu de la volonté de co-élaboration des projets. Cependant, elle est effective en termes de communication plutôt que de contenu et entre les entités instituées plutôt qu’entre les participant‧e‧s. Le contenu est piloté par la Philharmonie et ses intervenant‧e‧s : le répertoire est décidé par la cheffe de chœur Marianne Feder et le cadre de l’activité posé par les règles du Centre et de la Philharmonie. Pour reprendre la terminologie de Guillaume Lurton, le projet « est porté » par deux institutions (Lurton 2018a, p. 5), l’une travaillant à « l’éducation musicale », l’autre menant « un travail entre action sociale et activités de loisirs » pour devenir centre culturel. Les deux dynamiques entrent en tension. Perdu entre divers axes du modèle économique des chorales amatrices de Lurton (2018b), éloigné par exemple de toute fédération de chorale, le projet oscille entre la gratuité et un tarif avantageux établi sur la base du quotient familial pour toutes les activités au Centre. Au sein du Centre, le projet se révèle être une activité parmi de nombreuses autres développées, et n’a pas d’économie indépendante. Il aide à fidéliser les choristes en tant que membres d’un Centre culturel en train de se faire. Bien que les choristes aient conscience de l’impact de la Philharmonie dans la réalisation du projet, leur apport d’autres notions, comme le bien-être, bouscule le cadre du projet posé entre éducation musicale et loisir.
Depuis 2015, la Philharmonie finance une enquête autour des activités « Traditions musicales du monde à Antony », dont le projet Chantons Ensemble fait partie. L’enquête est assurée par plusieurs membres de l’Institut de recherche sur les mondes de la musique (IRMM), dont moi-même8Enquêtes réalisées par Marta Amico (2015-2016), Claire Clouet (2016-2018), Lucille Lissack (2017), Julie Oleksiak (2018-2019) et moi-même (2016-2021).. Fixés par une convention annuelle, les objectifs de l’enquête sont prescrits par la Philharmonie et reposent sur l’étude de l’organisation et de la communication entre les partenaires et acteur‧rice‧s (participant‧e‧s, famille et parents, membres du Centre, responsables politiques), et de la pédagogie durant les activités. Mais l’enquête adopte aussi un regard sur l’application des enjeux posés par la Philharmonie sur ses projets : renforcer les liens entre les professionnel‧le‧s du secteur de la culture, du champ social et de l’éducatif, impliquer les habitant‧e‧s du quartier et de la ville, créer des liens entre populations et institutions, ouvrir à la diversité culturelle, etc. La cheffe de projet a connaissance de ma démarche qualitative basée sur l’observation participante et la réalisation d’entretiens non directifs, ainsi que mes positions entre participant-médiateur-observateur qui m’aiguillent vers une implication sur le terrain inspirée d’une démarche proche de l’ethnomusicologie appliquée et de la recherche-action. Bien qu’elle soit à l’écoute de mes retours, tous les changements méthodologiques ou pédagogiques suggérés ne sont pas toujours opérés.
C’était sans compter sur l’arrivée de la pandémie, et dans sa continuité la fermeture des lieux d’activités collectives, les (dé)confinements ainsi que l’intensification de nos pratiques numériques. De 2014 à 2017, Antonio A. Casilli et Pierre Beckouche s’interrogeaient d’ailleurs déjà : « la révolution numérique est-elle un tournant anthropologique » ? (Beckouche 2017) Cette étude est davantage liée à une anthropologie du numérique qu’à une anthropologie par le numérique (Boukala et Cerclet 2020, p. 8-10), bien que j’y interroge l’instrumentation de la technologie – ici une application de messagerie téléphonique et la visioconférence (figure 1) – par la recherche dans le domaine de la musique. Plus précisément, je propose une étude qualitative pour contrebalancer l’attirance du numérique et de ses études pour la quantification (Doueihi 2015). L’apport de l’étude est situationnel sur le numérique (Boukala et Cerclet 2020, p. 6-7) et sur les pratiques amatrices affectées par le(s) confinement(s). Il accorde également une attention particulière aux détails concernant cette période qualifiée par le ministère de la Culture « de (ré)investissement des pratiques en amateur » (Jonchery et Lombardo 2020, p. 4) et de « redistribution du rapport au temps de loisirs » (p. 2), notamment sur la pratique « de la musique ou du chant » (p. 7). D’après cette étude ministérielle, c’est notamment la tranche des 15-39 ans qui est concernée par cette hausse de pratiques (ibid.). L’étude de Chantons Ensemble permet quant à elle de qualifier la pratique choriste, ainsi que la pratique d’un groupe d’individus âgés de 35 à 70 ans.
J’ai utilisé, dans cette introduction à mon enquête, la sémantique institutionnelle pour donner les clefs d’une compréhension de la structuration « par le haut ». Pourtant, c’est le cœur du chœur qui est mis ici à l’étude, c’est-à-dire les relations entre les diver‧se‧s participant‧e‧s en contexte de confinement et déconfinement entraînant des changements d’environnement. L’analyse des interactions au sein de Chantons Ensemble permet de rendre intelligible l’espace social sensible. Si l’article repose sur un cadre méthodologique orienté par l’interactionniste Erving Goffman et le pragmatiste Louis Quéré à propos du cadre de participation (Goffman 1987 ; Quéré 2015), l’analyse des sens, des voix et du corps renvoie également à l’écologie sociale de l’oreille (Pecqueux et Roueff 2009), ainsi qu’à une anthropologie de la musique en régime numérique. Ainsi cette analyse souhaite-t-elle interroger la fabrique sociale par la musique dans un temps de reconfigurations sociotechniques qui tient en une interrogation : chantons-nous encore ensemble à distance ?
Figure 1 : Capture d’écran d’une séance Zoom de Chantons Ensemble en novembre 2020.
Ce que nous chant(i)ons/cherch(i)ons ensemble. Décalages et ajustements dans le processus ethnographique
Le cadre de la pandémie influe sur la pratique : tantôt annulée, médiée numériquement, tantôt déplacée, « ersatzée ». D’ailleurs, durant ce temps pandémique, la pratique du chant en groupe a été pointée dans les médias de manière paradoxale : d’un côté comme un danger selon la réponse gouvernementale à l’appui de recherches qui variaient pourtant sur la question de la propagation du virus par la pratique du chant, de l’autre comme une vertu selon la recherche en psychologie (Kubik 2020 ; Chokron 2021). Le secteur de la musique – mais également de la recherche – a offert diverses réponses parfois étonnantes entre dispositifs masqués et enregistrement individuel monté et accommodé numériquement en un chant ensemble (CEPRAVOI 2020 ; Buzalka 2020 ; Barbeaux et al. 2020). Nous cherchons des moyens, des pratiques, des objets et du sens pour nous adapter à cette pandémie qui interroge « ce que nous cherchons », pour paraphraser l’écrivain Alessandro Baricco (2021). Un constat porté ici par les voix de celles et ceux qui (se) cherchent en chantant. Pour m’adapter, je passe d’une ethnographie que j’ai démarrée en contact à une ethnographie derrière l’écran et le masque. La participation du chercheur par le biais de ses voix – du chant à l’écriture – ainsi que toutes les voix au cours de la pratique ont changé.
L’enquête démarre en octobre 2016, avec la première séance de Chantons Ensemble. La cheffe de projet de la Philharmonie présente officiellement l’anthropologue Claire Clouet et moi-même comme « chercheurs pour le projet ». Rien de plus. Le mode d’entrée est direct, et révèle l’appui du cadre institutionnel, qui pourrait s’apparenter à une participation observante dite « ouverte » (Soulé 2007, p. 130-131). Cependant, le seul mode d’entrée semble insuffisant ici pour qualifier de « transparentes » mes relations avec les enquêté‧e‧s. En effet, Chantons Ensemble se renouvelle chaque année, et au fil des séances de nouveaux visages apparaissent. Lors de ma prise de notes sur le téléphone durant les séances, certain‧e‧s ont pu identifier cette posture d’observation. En opérant entre inattention et discrétion, je suis parfois repéré par notre cheffe de chœur, Marianne Feder, qui connaît ma démarche. Ces moments mènent à quelques blagues bienveillantes mettant en lumière ma place de chercheur tout en me rappelant à ma position de choriste. De surcroît, je ne passe pas par l’entretien pour enquêter, si ce n’est de manière non directive, en trouvant un moment juste pour poser une ou deux questions auquel un individu ou le groupe pourra répondre. J’opère en effet une séparation entre l’entretien cadré et circonspect stricto sensu d’un côté, et le fait de « s’entretenir » de l’autre. « S’entretenir » s’effectue sur les bases d’une réflexion rapide entre les choristes et moi-même, au sein de laquelle je développe un questionnement. Cette méthode est motivée par l’envie d’estomper mes traits de chercheur au maximum. Au départ, rares ont été les questions posées sur ce travail de recherche par les camarades-choristes. Éric – une quarantaine d’années, calme, motivé, pince-sans-rire, et en arrêt-maladie de longue durée en raison de troubles post-traumatiques – a été sans ambivalence. En 2017, il me demande en riant : « On n’est pas des cobayes, hein ? ». Embêté, je l’invite à aller marcher pour lui expliquer mon travail. Dans ce jeu de relations dans et hors du temps de la pratique, d’autres se sont intéressés à mon travail de manière générale, en partant d’interrogations bienveillantes et amicales sur ma vie. Enfin, ces dernières années, mes demandes d’autorisation de retranscription de nos messages ou la transmission de mes articles en cours ont aussi suscité leur intérêt, leur acceptation et leurs retours précis.
Les interactions de l’avant/après séance permettent de mieux connaître les individus derrière les choristes. Ces interactions se déroulent comme de courts interstices qui forment des rituels d’entrée et de sortie, dans lesquels nous échangeons des salutations, installons et rangeons chaises et piano, prenons des nouvelles de chacun, partageons au-delà du pupitre tout à la fois attribué et fluctuant (voix basses, chant du thème, voix de soprano). Et si l’intention des choristes est à l’apprentissage de chants dans un cadre structuré, la recherche d’une proximité voire d’une complicité se fait également sentir dans la structuration du groupe. Néanmoins, la sociabilité développée au sein de l’activité se fait autre que leur sociabilité ordinaire, comme me l’a souligné récemment une choriste : « Je ne parlais pas vraiment de mon activité, le but du chant étant de l’oublier » (Zoulikha, 21 janvier 2022, entretien via WhatsApp).
Comment chanter et observer « le chœur », soit « l’ensemble » des choristes ? Dans l’apprentissage d’un morceau, la plupart des participants sont débutants. Marianne Feder a d’abord donné la priorité à l’écoute d’une ou plusieurs versions du chant étudié. Le deuxième contact avec un chant se fait ensuite à travers la textualité, la graphie et le langage. De nombreuses minutes et parfois des heures sont dédiées à l’articulation, à la prononciation, mais également à la compréhension du texte. Et toujours, de répétition de paroles en répétition de paroles, un chant prend forme : la mélodie est chantonnée, et même dans des instants silencieux résonnent le murmure des précédents couplets entonnés. La justesse et les timbres sont ensuite travaillés, tout d’abord à l’unisson, par voix, reprendre les termes de Simha Arom9Mon enquête sur la polyphonie est limitée à sa mise en place – ou non – par des amateur‧rices, mais elle en appelle aussi à l’approche d’une mobilisation de l’écoute sociale et politique des voix et de leurs dialogues (Kobow 2011). Pour plus d’informations sur la polyphonie et ses formes, je renvoie le lecteur tant au numéro riche et collectif Polyphonies des Cahiers de musiques traditionnelles, avant de devenir Cahiers d’ethnomusicologie (1993), qu’au plus spécifique ouvrage de Simha Arom sur les polyphonies en Afrique centrale (1985).. Le travail du corps non parlé est opéré de manière secondaire, souvent par mimétisme : posture droite, bras et jambes légèrement écartés, regard vers la cheffe de chœur et en direction d’une feuille de chant, peu à peu évité.
Le groupe prend de trois à quatre séances pour « maîtriser » un chant en polyphonie. Une année comporte de 10 à 12 séances, un à deux samedis par mois, d’octobre à mai. Après quatre ans de pratique, nous avons une quinzaine de chants à notre répertoire10Quelques chants du répertoire de Chantons Ensemble : Ju Paraná, une berceuse originaire du sud du Brésil à propos du fleuve Parana ; Nane Coxa [Je n’ai pas de jupe], une composition célèbre de la communauté tzigane d’Europe de l’Est, dont de nombreuses versions existent (épelé Nane Tzora sur la fiche de Chantons Ensemble pour aider à la prononciation) ; Ederlezi, un chant de la minorité rom des Balkans, célébrant l’arrivée du printemps ; Sanie cu zurgălăi [Traîneau avec cloches], morceau juif roumain, dont la version originale a été composée par Richard Stein en 1936. Johnny, tu n’es pas un ange en est une reprise par la chanteuse Edith Piaf en 1953. … Continue reading. Avant le premier confinement, les choristes du groupe commençaient à se sentir à l’aise avec la mémorisation des chants, ce qui a incité Marianne Feder à prendre sa place de « cheffe de chœur », alors que jusque-là elle jouait davantage le rôle de professeure de chant. Elle a commencé à se détacher de son piano, pour nous faire chanter a capella et nous prodiguer davantage de conseils en termes de placement de voix, mais aussi d’intentions dans nos regards, nos sourires, ainsi que dans l’écoute des voix des autres dans le volume et la justesse de la polyphonie.
Et si c’est notamment l’évolution de ces éléments de sensibilité, d’émotion, de regard, d’écoute et de disponibilité qui ont pu retenir mon attention en tant qu’observateur, ils ont tout autant influencé ma participation dans cet apprentissage situé. Familier de la pratique du chant en chœur, j’ai pu prendre mes marques facilement en termes de lecture, de mémorisation et de justesse. Certaines réactions de mes voisins ou de mon pupitre, notamment Josette ou Térèse – deux retraitées actives au Centre – me répétant en riant qu’elles me faisaient confiance pour les guider ou pour que je couvre leur voix, m’ont mis dans une position d’assurance au sein du groupe, mais également de médiateur. Les niveaux sont assez divers, et j’ai pu intervenir et aider certains choristes, tout en faisant attention à leur laisser une place, tant pour permettre à leurs voix d’être entendues que pour éviter d’être en première ligne (partie soliste). Opérer des décalages entre participation et observation, voire s’ouvrir à une stratégie de médiation pour une place du chercheur dans le processus créateur (Ravet 2020), demande à la fois d’être impliqué et réflexif. Chaque changement de positionnements fonctionne comme un temps ethnographique, et chaque variation de ce temps est un décalage.
Le passage de la pratique en régime numérique a mené à des modifications du cadre de participation, à cause des bouleversements écologiques de la pratique, et au passage d’une recherche on-site – dans un lieu – à une étude off-site. Les pratiques d’ethnographie off-site sont historiquement liées à l’étude des zones de conflits, de guerres, et se développent pour être mises en place plus généralement dans des espaces dans lesquels les chercheurs‧ses ne peuvent avoir un accès direct. Un récent programme sur l’ethnographie off-site a d’ailleurs été développé par Chowra Makaremi pour dépasser la surveillance et le contrôle des régimes répressifs tant sur la recherche que sur la société civile11Off-site. Penser des pratiques ethnographiques sans présence sur le terrain, séminaire EHESS 2021, https://offsite.hypotheses.org/1580, consulté le 5 janvier 2021.. L’ethnographie off-site a été nouvellement interrogée avec la pandémie et la fermeture des terrains enquêtés.
Ces changements mettent également en lumière le travail en lien avec l’institution et les manières de se détacher du cadre d’enquête posé. Les coordinatrices de la Philharmonie pour ce projet détenant une formation de recherche en sciences sociales et en ethnomusicologie, une marge de manœuvre m’a été laissée, mais certains éléments comme l’étude des associations de quartier ou la présence de musique autour du Centre sont restés des intentions personnelles non validées par l’institution. Le numérique n’a pas été pris en compte au départ du projet. Alors, avec l’extension du régime numérique, les enjeux du projet Chantons Ensemble sont réinterrogés, tout comme les délimitations du terrain pour l’enquête. Et tant pour la recherche que pour les choristes, la pratique se renouvelle via le développement de formes d’autonomisation par rapport au cadre institué (Trottier-Pistien 2021). La crise sanitaire et sociale a créé un effet de décalage avec les sujets et les objets sur le terrain et offre donc, pour reprendre les termes d’Yves Winkin, « une stratégie de décalage » (Winkin 2001, p. 164). Cependant, l’ethnographie virtuelle est subie, c’est-à-dire qu’elle n’a pas été pensée comme une partie du dispositif ethnographique, bien que l’usage de WhatsApp soit antérieur au passage au numérique total durant la pandémie. En simple observateur, aurais-je fermé les yeux sur les aventures numériques du projet et de ses participants pour le reprendre en présence sur le terrain lors d’un hypothétique « retour à la normale » ? Est-ce seulement ma figure de participant, « prise/affectée » par la pratique et la poursuite d’un collectif, qui s’investit au risque d’un surinvestissement (sur ce sujet, voir Wacquant 2000 et Chateigner 2008) ? N’y a-t-il pas un sens de chercheur en action qui s’éprendrait d’une pratique qui se modifie ? La figure de participant-observateur se dérobe pour comprendre divers temps ethnographiques, c’est-à-dire des décalages, à la manière de la critique radicale formulée par Jeanne Favret-Saada (1990), car l’espace numérique et le temps pandémique n’avaient pas encore fait partie du cadre de pratique ou d’analyse. Tant les choristes que ma méthode de recherche paraissaient au départ ne pas s’orienter vers le souhait d’une expérience numérique « totale », au sens goffmanien du terme. Mais quelque chose de Chantons Ensemble a pourtant continué, tout en modifiant le type de traces laissées, leur nombre et l’étude alors possible de ces données.
Entre 2020 et 2021, les nombreux rappels à une nostalgie d’un « avant la pandémie » se font signifiants pour formuler le souhait d’un retour « à la normale », « à se retrouver tous ensemble ». Le rapport à la mémoire du terrain on-site donne un aspect particulier à la présente ethnographie. De régulières comparaisons spontanées entre le temps d’avant et le temps virtuel établies par les choristes sont mises en avant dans cet article, tout comme des éléments comparés de l’ethnographie avant/pendant la pandémie de COVID-19. Cette mémoire du site, mais aussi des précédentes interactions et par extension du contact entre personnes, marque probablement une différence avec une étude qui se serait déroulée uniquement off-site, dans la manière d’appréhender le passé, la rupture, la disparition du terrain ou des relations des objets/sujets d’un terrain. En effet, l’étude est ici une ethnographie continue avec observation participante, avec perte du site de la pratique, mais continuité virtuelle de la pratique avec des sujets presque identiques.
Les sections suivantes vont donc détailler les modifications de la pratique et les effets de ce déplacement d’un terrain aux prises avec des interactions en contact, vers un changement dans le régime de « co-présence » et de « co-actions ». Ce régime tel que défini par Anne Ancelin Schützenberger dans une manifestation ordinaire des corps, au-delà des mots, se figure lorsqu’un « individu entre dans le champ perceptif d’[un] autre, […] et [que les deux individus] échangent des signes » (Schützenberger 2015, p. 15-16). Un changement de régime intervient alors par un changement de « la proximité temporelle et spatiale » (ibid.). Si le confinement bouleverse notre rapport au temps (Djelassi et Ayadi 2020), ce n’est donc pas le seul indicateur à prendre en compte. Les outils numériques organisent aussi nos lieux et corps, toujours en décalage entre interactions et stimuli pris entre temps instantané (pour la messagerie, recevoir le message) et temps différé (voir, lire et répondre au message). Les ethnographes Boukala et Cerclet prennent davantage appui sur l’étude du numérique entre la démarche d’enquête in vivo et/ou in vitro – à la manière de boîtes noires – en fonction d’une position stricte et séparée de l’anthropologue par rapport à ses objets/sujets d’étude (2020, p. 7-8). Ma recherche, quant à elle, interroge le passage du in-site au off-site en rendant intelligibles les liens entre ces boîtes noires tout en dégageant les logiques d’un atelier de chant amateur, et en soulignant les trajectoires dynamiques des participant‧e‧s.
Premier confinement et usages de WhatsApp
Au sein de Chantons Ensemble, les premiers liens entre les divers‧e‧s participant‧e‧s-choristes sont relatifs à une diversité de paramètres : âge, sexe, précédentes amitiés, engagements au Centre. Si, au départ, la plupart des choristes ne se connaissent pas, un groupe de femmes retraitées et un groupe de femmes âgées de 35 à 40 ans préexistent à la chorale, qui est d’ailleurs constituée d’une très large majorité de femmes (j’accorderai donc « choristes » au féminin dans le reste de l’article). À l’origine, le groupe WhatsApp de Chantons Ensemble vient d’ailleurs de l’initiative des quatre femmes les plus jeunes.
Le 7 novembre 2019, quelques choristes remarquent que d’autres enregistrent leurs essais sur téléphone lors de la répétition de la chanson Ju Paraná. Enregistrer nos performances ou le chant et piano de la cheffe de chœur seule est en effet devenu une pratique commune. Cette fois-ci, la démarche engendre des sollicitations. L’enregistrement n’est plus seulement pour un usage individuel, mais est partagé pour une diffusion privée entre membres du groupe : plusieurs choristes souhaitent le récupérer pour s’entraîner, ou simplement le réécouter. Une des jeunes femmes suggère d’ajouter toutes les choristes au groupe WhatsApp, alors nommé « Chœur Antony ». WhatsApp est une application de messagerie « instantanée » pour téléphone (MIM), existante « comme une application gratuite pour smartphone, indépendante du réseau utilisé » (Staudacher et Kaiser-Grolimund 2016, p. 29-30). Elle permet d’envoyer des images, du texte, des vidéos et des messages vocaux. La création du groupe, trois ans après le début de la formation vocale et quelques mois avant le premier confinement, n’a été ni intuitive, ni calculée. Nous sommes loin du cadre social étudié par Yann Guéguen, où les pratiques audionumériques musicales de collégiens en difficulté scolaire sont portées par une saturation permanente des écrans dans leur quotidien (Guéguen 2019, p. 294).
Que se passe-t-il alors au sein d’une chorale lorsqu’on ne peut plus chanter ensemble ? Quel est l’avenir de cette « société musicale » (pour paraphraser Chateigner 2008) ? Comment nos manières de participer sont-elles modelées par cette mise à distance, à travers l’utilisation de l’application ? Ce passage vers WhatsApp va être un élément déclencheur du déploiement de plusieurs « mondes numériques » – dossier de stockage virtuel et divers modes de visioconférence – engendré tout d’abord par la répétition des confinements et le maintien des règles sanitaires liées à la COVID-19. Enfin, s’il serait nécessaire de se pencher davantage sur ces éléments techniques, ce qui suit entrouvre déjà la porte de l’analyse du mode pervasif des mondes numériques.
Au départ, WhatsApp est donc utilisé pour notamment échanger les enregistrements audio, dans un objectif de mémoire, mais surtout de travail et de pratique par le groupe. Les échanges sont toujours très courtois, et les conversations ne dépassent que rarement le cadre du projet Chantons Ensemble. Le confinement et un contexte d’incertitude face au coronavirus vont cependant profondément changer les modalités et les sujets de nos échanges. Nous ne pouvons plus nous voir dans une salle, nous sommes dans l’incapacité d’être ensemble dans un même temps et un même espace. Les sens et sensations deviennent alors limités par la médiation de l’outil numérique. Le groupe WhatsApp, qui était auparavant une partie de Chantons Ensemble, va devenir la totalité de Chantons Ensemble pendant près de 8 mois, avant l’arrivée de la visioconférence. Je paraphrase ici ce que Goffman appelle « la totalité de l’activité en situation » (1987, p. 146 ; cité dans Quéré 2015, p. 1), repris au sein des travaux de Louis Quéré sur la participation – notamment du public – à un événement. En partant de ces deux textes, on peut analyser le régime numérique comme une extension de l’activité en situation, plutôt qu’une rupture. C’est sur cette vision pragmatique de l’approche goffmanienne que je m’appuie pour dépasser les bases de l’analyse bâties sur le face-à-face et un rapport physique et immédiat que le cadre du régime numérique transforme. Si l’approche écologique nous invite à explorer un changement situationnel profond, cette approche rend compte du fait que si le contact et les sens sont rompus entre les choristes ou « participants ratifiés » (Quéré 2015, p. 2), Chantons Ensemble n’atteint pas un point de rupture complet de l’activité. Le projet est maintenu à la fois grâce à une confirmation des sollicitations sociales et grâce à la participation réappropriée des choristes pour animer un « faire musique » entraînant diverses réalisations que je vais détailler ci-dessous.
Après l’annonce du premier confinement le 14 mars 2020, et après avoir appris l’annulation de toutes les activités du Centre par mail, Nora – professeure des écoles toujours pétillante, arrivée en 2019 – propose : « on n’a qu’à chanter en visio [smiley sourire] ». Elle accompagne d’ailleurs son message d’un enregistrement. Elle chante Ju Paraná, qu’elle désigne comme son « hymne anti-coronavirus ». Mais personne ne fait suite à son message. La priorité semble être de se protéger plutôt que de chanter. Les messages suivants sont pleins de désillusion de ne pas pouvoir chanter, ou de ne pas être ensemble à la séance du samedi à venir. Et un temps pour témoigner de nos sentiments envers « cette belle chorale » démarre un processus : mettre notre chœur à distance. Le 16 mars, une choriste nous envoie des photos de son bébé tout juste né. D’autres photos de l’intime commencent à poindre. Le groupe WhatsApp élargit son aura de sociabilité, et nous apprenons à mieux nous connaître, voire à développer une complicité toute numérique (Schroeter et Kailuweit 2019) : complicité qui a pu manquer auparavant, comme Éric me l’a confié lors d’un échange en octobre 2019. Alors, au-delà des intentions musicales, chacun dévoile progressivement une partie de son quotidien, de ses activités, de son état à la fois physique et mental. Nous sommes des choristes confinés, maintenus ensemble par des lignes de relations tenues au creux d’une messagerie. Le 24 mars 2020, notre cheffe de chœur nous lance un défi : enregistrer « sa chanson de vidéo de confinement ». Rien ne prend forme en ce sens, si ce n’est la trame d’une mobilisation et d’un comportement collectif (Céfaï 2007) qui s’adapte à la situation : les semaines avancent et certaines choristes envoient finalement leurs enregistrements vocaux sur la base de notre répertoire, d’autres envoient des liens YouTube, Spotify ou SoundCloud vers des chansons qu’elles aimeraient chanter ou simplement partager. La possibilité d’élaborer le répertoire de manière commune se développe, les propositions se multiplient. La récente numérimorphose de notre pratique de création collective amatrice est aiguillée par une numérimorphose déjà ancrée de notre pratique de consommation musicale (Granjon et Combes 2007). Si la figure de l’amateur – en création – avait déjà pris place par la pratique du chant, c’est celle de l’amateur – en goût – qui se révèle précisément.
Au sein de WhatsApp, nos sens et nos mouvements du corps sont bridés en termes d’interaction, mais également de scénographie commune. La terminologie de l’espace numérique, opposée à celle du lieu physique, est à développer. Le lieu n’est pas uniquement quelque chose que l’on saisit, mais un élément par lequel nous sommes saisis : des longs couloirs à longer, au deuxième étage d’un bâtiment à l’aspect d’une école primaire, aux briques et pierres apparentes, des dessins d’enfants sur les murs, pour ouvrir la porte de la salle 24 du Centre. L’odeur de peinture se mélange au revêtement de sol en linoléum, mais également à nos propres essences. Le bruit des chaises qui craquent, et nos voix et nos corps qui sont à proximité des uns et des autres. À l’inverse, WhatsApp reste un outil dans lequel les interactions partagées sont prédéfinies et très limitées sur le plan sensoriel et corporel : à l’exception d’images souvent mises en scène, nous ne nous voyons pas ; nous échangeons par message écrit, mais ne nous ne parlons pas ; nous discutons en enregistrant notre propre voix, mais toujours avec une latence qui empêche une situation, un momentum, un live, des instants. Écologiquement, nous en sommes réduits au prisme d’un seul espace d’échange ou outil plutôt qu’au champ de possibilités déployé dans le lieu ou sur le terrain. En cela, WhatsApp redéfinit nos relations et le cadre de nos relations.
Ces deux dernières années, le passage à des relations numériques a été régulièrement promu pour prévenir les risques liés au fait de se toucher, de se rencontrer, d’être en contact. Des processus et outils ont été présentés comme une solution à la mise à distance de nos relations, que j’analyse comme une forme de « solutionnisme numérique » (Morozov 2014) ou plus généralement de la croyance en la résolution de nos problèmes par la technologie. Les conséquences néfastes de l’application de cette dynamique reviennent à trouver une application numérique à chacun de nos problèmes sociaux et de la proposer comme un « miracle technique », et donc en substance à réduire toute implication d’action collective et toute capacité d’un individu à agir pour répondre à ces problèmes.
Tribulations en visioconférence. Chercher le contact de nos voix
Avec l’arrivée du second confinement en France, le 29 octobre 2020, l’humeur du groupe via WhatsApp est plutôt à tourner la situation en ridicule : « pardonnez-nous chère douche, de toutes les fausses notes qui vont vous offenser », dit Nora. L’impossibilité de trouver un lieu de pratique de la musique pèse. Ce type de discours revient à réinterroger nos espaces de l’intime, jusqu’à la douche, comme espace quotidien de musique (DeNora 2000). Ces remarques me font invariablement penser à mes premières notes, où les choristes révélaient leur passion pour chanter. La douche, c’était le lieu dans lequel elles s’étaient accomplies, lorsque le Centre se figurait en lieu de nouvelles expériences et de légitimation de la pratique : la conquête d’un nouveau lieu et d’une activité où pouvoir pratiquer le chant dans un cadre assisté. Le retour à cette douche marque le retour à l’espace intime : un processus que l’on peut analyser comme le passage d’une démarche d’extériorisation vers un retour plus intérieur, voire introverti. Le confinement empêche un engagement pour créer un espace commun et une émancipation des choristes pour rompre avec le processus « des loisirs quotidiens qui sont souvent des loisirs d’intérieur » (Coulangeon, Menger et Roharik 2002).
Pourtant, le 5 novembre 2020, la Philharmonie et le Centre annoncent conjointement par mail que la prochaine séance de Chantons Ensemble aura lieu sur Zoom, un outil de visioconférence. La première réaction vient de Térèse qui affirme sur WhatsApp « ne pas [être] convaincue ». Térèse est inscrite depuis plusieurs années au Centre et est arrivée dès 2016 à la formation vocale. À la retraite, elle vit dans le quartier Noyer Doré qu’elle n’a pas quitté depuis ses 6 ans. Elle est membre du Conseil citoyen de Noyer Doré. En réaction à Térèse, le reste du groupe est enthousiaste et dynamise cette nouvelle étape « qui présage de bons moments à passer ensemble », dit Zoulikha, femme de 45 ans, chargée de clientèle dans un groupe bancaire, elle aussi arrivée dès la création de la formation et dont les enfants seront souvent présents en vidéo. L’idée d’être ensemble, de se rassembler, de faire quelque chose en commun est véhiculée, et en rappelle une nouvelle fois à un idéal de collectif qui semble ne plus vouloir seulement se baser sur une mémoire des précédentes séances.
Le 10 novembre, je m’installe derrière mon ordinateur portable pour cette première session en visioconférence (figure 2). Sur mon bureau, j’axe l’ordinateur pour qu’a minima mon buste se distingue. Le corps du choriste, qui était auparavant pris de la tête aux pieds, en restera alors souvent limité à ce tronçon. Et personne ne verra jamais le bazar de piles de livres et de documents sur mon bureau – ou de l’art de se présenter en régime numérique.
Figure 2 : Le chez-soi du chercheur comme poste d’observation et de participation, février 2021.
Mon entrée dans l’espace de visioconférence est validée. Térèse arrive également : « Je viens de trouver la voie ! », rit-elle. Sur l’interface Zoom, de petites vignettes présentent nos visages et nos « chez-soi ». Si la plupart des choristes s’orientent vers des fenêtres, certains intérieurs – salons ou cuisines – se rendent visibles. Parfois, des enfants ou des animaux domestiques passent. Et les caméras se tournent alors pour nous faire observer certaines situations.
Coupez les micros, s’il vous plaît, si on laisse tous le micro, ça va faire cacophonie ! Voilà la limite du Zoom… c’est qu’on ne peut pas travailler ensemble en fait. (Marianne Feder, 10 novembre 2020, note carnet)
C’est entre une joie de se retrouver, des prises de paroles multiples et une tentative de démarrer la pratique choriste que ces mots de Marianne Feder annoncent clairement tant l’objectif de discipline que chacun va devoir respecter, que les contraintes que nous allons devoir surmonter. Et déjà, le « faire ensemble » semble s’effondrer, avant même qu’il soit défini par une tentative de pratique vocale à l’unisson. En effet, le contact de nos voix est impossible : le décalage des signaux sonores – la latence – rend l’échange inaudible. Sans parler de mettre en place une polyphonie – concept musical – la prise de parole participant elle aussi à « la concordance des voix » se révèle déjà être une cacophonie lors des premiers essais.
Nous apprenons alors à utiliser la fonction « couper le micro » de l’interface. Notre cheffe de chœur joue de chez elle, sur son piano désaccordé : « Emplissez toute la pièce de votre son, si vous êtes seul‧e ! » sonne comme une prise de possession de la séance et de notre environnement. Même si on nous a enjoint de couper nos micros, on entend quelques voix, quelques chants. On sourit, gêné. Puis, on reçoit un message sur WhatsApp, quelqu’un n’arrive pas à se connecter. Une choriste nouvellement arrivée, Sarab – elle travaille dans la recherche pour un équipementier automobile – interrompt l’exercice. Elle doit partir quelques minutes pour chercher un colis. « Cela va être crevant, 2 heures de Zoom », lance Marianne Feder. La cacophonie ne tient alors pas seulement à celle des voix, mais également à nos manières d’agir dans notre nouvel environnement. Notamment dans cette âpreté qui tient « à être l’esclave de ce que nous offre l’écran » (De Fornel 1992, p. 118) ou de la difficile transparence de l’objet technique dans l’interaction visiophonique, non pas « face à face », mais « face à faces ».
Outre une problématique technique, la connaissance des voix, la justesse du timbre et des notes nous interrogent toutes et tous, et mettent à mal la volonté du groupe à avancer. Sarab ne sait pas si elle peut chanter certaines parties des voix dites aiguës. « Je ne connais pas ta tessiture », lui explique Marianne Feder. Pour pouvoir l’aider, elle écoute alors Sarab « individuellement ». Elle lui propose également de s’entraîner via les divers enregistrements qu’elle a réalisés pour chaque chanson, comprenant 4 fichiers : une piste instrumentale, une piste avec le thème, une piste avec la partie des voix aiguës, une piste avec la partie des voix graves. Marianne Feder parle alors de l’appui que peut nous apporter son « clone vocal », dit-elle, pour nous aider dans notre pratique chantée. Un raisonnement lié à la pratique numérique se met en place. Mais le débrief de cette première séance s’oriente sur une critique du chant individuel, contradictoire à notre volonté de formation d’un chœur. Une choriste nous interpelle : « J’ai besoin des autres pour chanter, c’est plus difficile de chanter ainsi, plutôt que lorsque nous sommes tous ensemble ». D’ailleurs, les séances suivantes vont s’orienter vers le travail en autonomie individuel, et Marianne Feder nous propose de nous écouter individuellement a cappella, pour effectuer un travail de correction de chacune de nos voix.
Une transition vers la plateforme Microsoft Teams, utilisée pour les activités mises à distance à la Philharmonie, va s’opérer dès la deuxième séance. D’après la cheffe de chœur Marianne Feder et les cheffes de projet de la Philharmonie, ce changement est dû à plusieurs difficultés. La première est celle ressentie par Marianne Feder qui doit réaliser Chantons Ensemble depuis son appartement, avec ses deux enfants, et faire face à l’accumulation de travail liée à d’autres projets. Le foyer en tant que home office, au cœur du télétravail, lui est difficile à tenir. Cette difficulté trouve une parade à l’appui de la Philharmonie qui veut réaliser l’activité depuis ses locaux dans son rôle de « garante de la musique » en tant qu’institution de la musique (Laborde 2009). S’ouvre ainsi l’enjeu du suivi institutionnel du projet via la Philharmonie, en parallèle à l’autonomie du collectif via WhatsApp durant le premier confinement, et d’ainsi utiliser les moyens de la Philharmonie pour trouver une solution au maintien de Chantons Ensemble lors du second confinement. Ce cadre institutionnel permet également d’inviter à plusieurs reprises des musiciens professionnels en visioconférence pour accompagner la pratique et appuyer le travail de Marianne Feder.
Lors de cette deuxième séance, la compréhension des codes propres à Microsoft Teams demande à tous les choristes de s’adapter de nouveau. Si la plateforme Zoom permettait de voir un canevas de chaque choriste en vidéo, l’interface est paramétrée ici pour ne voir que quelques vidéos : 7 vidéos sont « allumées » – visages visibles – pour 13 participants. Tout le monde n’est pas identifié. Cette épreuve de l’anonymat semble freiner les discussions pêle-mêle qui avaient animé le début de la première séance sur Zoom. Des techniques d’écoute, de prise de parole et de pratique du chant se mettent en place. La cheffe de chœur décide de demander à chacun·e de chanter, à tour de rôle. On reprend la chanson La Marelle12La Marelle est une chanson aux paroles brésiliennes et françaises chantée par Nazaré Pereira avec un chœur d’enfants, et popularisée dans les écoles primaires en France. Écrite par Nazaré Pereira et Rute Casoy de Queroz, éditée par Cézame Music Agency en 1980., en duo avec son « clone vocal ». L’enregistrement grésille. Outre ces ajustements à l’objet technique, les choristes gardent une confiance les unes envers les autres, et surmontent la difficile réalité de chanter seule derrière leur écran.
Pendant 8 mois, de novembre 2020 à mai 2021, avec un à deux ateliers en visioconférence par mois, le répertoire croît de cinq chants : alors que l’ensemble avait appris quinze chants en quatre ans, il en maîtrise désormais vingt en sept mois supplémentaires. Le travail du chant devient plus bref et individualisé, « jusqu’à nous nous retrouver tous au Centre », dit Marianne Feder. La distance qui était encore subie auparavant devient comme acceptable, mais pas pleinement acceptée. Chantons Ensemble s’adapte pour devenir un atelier de persistance d’une pratique plus individualisée, de persévérance dans nos relations sociales, ainsi que de résistance face à la situation pandémique.
Les limites de la distance en musique et en recherche
Le passage vers un régime numérique de Chantons Ensemble à travers l’application WhatsApp et les visioconférences, empreint de l’influence des injonctions sanitaires et sociales liées à la COVID-19, a profondément influencé le cadre de participation des choristes, la mise en corps et en expérience(s) de la pratique chorale, mais également la vitalité du projet. Si les précédentes parties de cet article proposaient une description et une analyse des usages du processus d’adaptation des choristes à leur cadre de pratique, notamment dans un questionnement du « faire ensemble » à l’épreuve, la présente partie synthétise les limites liées à la mise à distance des choristes et aux évolutions liées au régime numérique.
Premièrement, si le cadre de la participation a été interrogé pour éclairer les pratiques à distance en 2020-2021, les motifs d’abandon de certaines choristes restent à enquêter. Certes, l’outil WhatsApp a révélé des individualités et mis en lumière nos états de confinement et nos pratiques musicales. Si certaines choristes se sont emparées de l’outil, d’autres ont été plus silencieuses, voire inactives. Certaines se mettent à l’écart, notamment Josette, qui nous aura informé‧e‧s après le premier confinement qu’elle ne reviendrait pas à la chorale. D’autres exposent en substance leur désintérêt dans l’usage de WhatsApp, et formulent alors une critique de la forme prise par l’activité en régime numérique. Éric a notamment décliné plusieurs propositions de chant. Moi-même, je n’ai pas souhaité enregistrer ma voix pour chanter notre répertoire, ni réaliser un quelconque exercice de créativité musicale proposée, ressentant une forme de vacuité à enregistrer ma voix ainsi.
Les sessions virtuelles tentent de « faire comme » lors des sessions de chants en coprésence physique, mais trouvent aussi leurs propres formes. Néanmoins l’ersatz numérique de Chantons Ensemble rompt le contrat tacite qui induisait des types d’actions et d’engagements propres à l’activité. La limite dans l’usage des équipements numériques se trouve aussi dans une incapacité à saisir l’outil. Pour affirmer cela, je m’appuie notamment sur la réaction de Térèse lors de l’ouverture du groupe WhatsApp :
Argh ! Quelqu’un va devoir m’expliquer comment ça marche hein ! Où est-ce que je télécharge ce truc ? C’est pas pour moi ça ! Et ça m’énerve en plus ces machins ! (Térèse, 9 novembre 2019, note carnet)
Avec son franc-parler, Térèse s’exprime sur une forme d’illectronisme – ou d’analphabétisme numérique, network illiteracy (Shaviro 2003) – qui est une manière de ne pas être capable d’utiliser de nouveaux outils électroniques ou des données de ressources numériques, ordinateurs, smartphones. Bien que j’accueille Térèse dans le monde de WhatsApp en lui téléchargeant l’application et en lui donnant quelques conseils, elle manque d’informations. Ce n’est alors pas sans contrainte qu’elle réussit à se saisir de l’outil. Au sein des phases tampons entre un changement d’outil et un changement de média numérique, une solidarité est présente pour établir des connaissances et des pratiques communes, mais chacun‧e accepte ou non d’y participer pleinement. Le régime numérique est à la fois un facilitateur de la pratique, tout autant qu’il peut être un empêcheur de la tenue de cette pratique. Les jeux de distance entre outils et individus engagés sont donc les paramètres centraux à étudier.
Si les précédentes descriptions et analyses interrogent l’outil ou le média numérique en lui-même ou bien la capacité à agir dans un régime numérique modifiant la participation des choristes – surtout à travers leurs premières interactions avec l’objet technique –, la répétition dans la durée de la visioconférence pour chanter va mener les choristes à s’interroger sur leurs pratiques musicales à travers le seul prisme numérique.
Au sein de la pratique dite « des chants du monde », et spécifiquement dans le cadre du projet Chantons Ensemble, la gestion de l’oralité au sein de l’apprentissage est complexe. Valorisé dans une démarche de transmission dite de tradition orale, le rapport à « ce qui tient du traditionnel » repose notamment sur un lien varié avec diverses langues (arabe, hindi, grec, brésilien, romani) et diverses méthodes d’apprentissage du chant déjà exposées plus haut. Si en physique certaines choristes partageaient les connaissances d’une langue, en numérique, la relation d’échanges sur la phonétique est plus unilatérale, de la cheffe de chœur à l’apprenant. Se détacher d’une feuille et s’attacher à écouter la voix des autres pour mettre en place la sienne dans le processus polyphonique ne sont alors que quelques-unes des actions exacerbant nos sens et nos moyens de communication de musiciennes amatrices, qui font ressortir les attaches à la « langue secrète du corps ». En visioconférence, nous lisons davantage les nouveaux chants sur notre ordinateur ou avec notre téléphone, bien que certaines continuent de lire les feuilles de chant imprimées pour les anciens chants : difficile alors de chanter face à un écran et plusieurs visages. Le passage des feuilles de chants et donc d’un outil écrit pour transmettre la tradition orale (Patterson 2015) à un registre numérique de l’écrit met davantage en tension oralité, gestualité, transmission et pédagogie. Chantons Ensemble ne prend pas appui sur des pratiques issues de processus pédagogiques traditionnels, à la manière des techniques issues de pédagogies ethnographiées dans les travaux de Nepomuk Riva sur les chorales BAPRESCA au Cameroun (2015). Sa méthode pédagogique s’appuie sur un texte du chant comprenant une transcription phonétique française de la langue d’origine, accompagnée par une traduction française des textes. Ce processus est à analyser comme un indice ou « critère d’appréciation des musiques du monde » (Fernando et Rappoport 2015). Ce « goût musical de la tradition orale » est mis en place au sein de Chantons Ensemble par des écoutes et recherches de différentes versions, des interprétations variées d’un chant dit « du monde » ainsi qu’une mobilisation des capacités des uns et des autres dans la compréhension et la pratique d’une langue ou d’un rythme. Or, depuis la mise en visioconférence, le travail de l’oralité est limité, tout comme la gestualité qui se limite pour la plupart des choristes à rester assises à un ou deux mètres de leur écran et à être plus attentives à l’interface qu’aux actions et émotions des autres.
En d’autres termes, l’interface numérique modifie « l’expérience sensible », ainsi que les modes de participation comme « expérience créative ». Les expériences éprouvées au sein de ce « loisir sérieux » nous rapprochent du cas d’étude sur le tricot en ligne proposé par Vinciane Zabban (2015). Néanmoins, le numérique n’est ici pas un moyen de communication visant le partage de conseils ou de modèles de patrons disponibles, mais plutôt, dans le cas de la visioconférence, un outil-plateforme dans laquelle la pratique s’effectue directement. Les manières de faire, dans l’étude de Zabban, s’expriment notamment sous forme de récits exprimant « le rapport aux techniques, aux outils » et donc à une matérialité (ibid., p. 2-3) qui est ici particulière – on pourrait dire immatérielle – puisque sonore.
Les nouvelles médiations du processus qui sont permises en régime numérique ne font qu’orienter les choristes vers davantage d’autonomie individuelle, moins de corporéité et de sens-actions, c’est-à-dire moins d’expérience sensible et créative. Et le « faire ensemble » s’envole ! « Alors tu/vous me ressens/tez ? » serait une manière différente d’appréhender cette problématique du contact et de sens-actions par rapport au « Alors tu me vois ? » étudié par Michel de Fornel. J’apporte une orientation qui interroge de façon plus étendue le cadre interactionnel d’une pratique en visioconférence, plutôt qu’une analyse de la seule réception visuelle de deux inter-actants (Fornel 1992).
Lors d’une séance en février 2021, Sarab, nouvellement arrivée en octobre 2020 et ayant donc connu davantage de sessions en visioconférence qu’en « présentiel », lance à la cheffe de chœur en milieu de séance : « Je ne sais pas travailler avec le Drive, peut-être parce que je n’ai aucune culture musicale ». Mise en position de devoir chanter, Sarab, qui est volontaire et studieuse dans la pratique, exprime son incapacité à saisir l’interface électronique et la musique. Elle formule un lien fort de corrélation et d’obscurité entre musique et électronique. Elle interroge son incapacité à saisir l’interface, en affirmant qu’elle est probablement due à son manque de connaissances musicales. L’influence du régime numérique me conduit alors à interroger la construction d’une prévalence des interactions numériques, voire ce que Bertille Thareau nomme « le remplacement des formes plus traditionnelles d’interactions » et « la recomposition des dynamiques collectives », qu’elle étudie dans le monde agricole (Thareau 2019). Si le terme de « traditionnel » semble marquer une forme de rupture des interactions par rapport à une « socialité ordinaire » du « monde d’avant », son emploi doit être davantage compris pour souligner les différenciations qui s’opèrent au fur et à mesure entre les métiers et leurs réseaux, en fonction des implications de ces derniers dans les outils numériques. Thareau y voit une fracture nette entre les processus d’échanges directs et ceux médiés par le numérique. Selon Sarab, le goût et la connaissance pour la musique devraient déjà permettre de savoir utiliser un outil numérique, et j’y entends un appel à la coordination et à la médiation des deux mondes.
Toutes les choristes relaient ce sentiment d’être bousculées dans leur apprentissage des chants, dans leur confiance, et éprouvent certaines difficultés à saisir l’outil électronique pour « faire musique ». Le « faire musique » devient individuel et presque secondaire par rapport au « faire numérique ». Le passage au numérique et à « un environnement prédéterminé à distance » limite l’instrumentalité de nos corps et la sollicitation de nos voix – pour dépasser l’unique maniabilité – alors qu’elles sont « consubstantielles à notre être » (Crawford 2010, p. 84). Le projet Chantons Ensemble opère alors une reconfiguration numérique, certes collaborative, mais qui n’est plus très organique dans ses interactions, et qui ne prend pas en compte notre être incarné13Matthew Crawford développe davantage cette réflexion « d’être incarné/désincarné » dans son deuxième livre, intitulé Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver (2016). Pour corroborer cette idée d’être ou collectif désincarné, on peut reprendre le fonctionnement de la plupart des chorales qui ont réalisé des vidéos, et dont la pratique a été d’enregistrer chaque piste individuelle, puis d’en appeler au montage vidéo pour donner l’illusion de « faire ensemble »..
Cette dégradation des interactions directes, incarnées et engageantes a même des effets quantifiables par la diminution du nombre de participant‧e‧s et une rupture de l’activité. Chantons Ensemble est passé d’un nombre de 18 participant‧e‧s présent‧e‧s en atelier en octobre 2020 – son maximum depuis 2016 – à 12 en février 2021, puis 7 en avril 2021. Si les parcours de Sarab ou Zoulikha sont rendus visibles par leur action en ligne, le parcours de Josette qui est partie ou de Thérèse qui s’est accrochée ont rendu saillants les bords de l’invisibilisation et de la rupture. Outre celles du numérique, d’autres logiques seraient également à creuser comme l’emploi – Antoinette, à la retraite, a quitté le chœur pour reprendre une activité le samedi et compléter sa pension –, une proximité des interactions – Éric a privilégié le bénévolat dans une épicerie solidaire –, mais également dans des formes de précarité ou d’engagement partiel, avec Maryline qui a pu s’exprimer auprès de moi sur l’impossibilité d’avoir accès à Internet et avait déjà montré en 2018 son incapacité à suivre la bimensualité des séances. Dans le contexte de crise, l’hospitalité présente au départ se dissipe. Elle ne suffit plus à l’inclusion des personnes précaires, plus nombreuses au début du projet. Dans la continuité apportée par les statistiques sur les loisirs, le changement environnemental – ici numérique – constitue un paramètre déterminant dans la pratique de loisirs et sa stratification sociale, en renforçant la pratique des « actifs » et les écarts d’accès aux loisirs (Coulangeon, Menger et Roharik 2002, p. 48-59).
Les explications mobilisées par les choristes arrêtant de participer aux visioconférences sont de deux ordres : une démotivation par la saturation de l’usage de la visioconférence à répétition et un manque de plaisir éprouvé dans cette pratique spécifique. Le 10 avril 2021, Marianne Feder nous écrit que le groupe « se délite ». Le Centre annonce une reprise en groupes de 10 au début mai, et le retour en présentiel sera finalement opérant le 29 juin 2021. Au moment de l’annonce, les langues se délient sur la situation :
Oh oui une merveilleuse nouvelle ! Moi je n’arrive plus du tout à me connecter pour chanter. Je n’ai plus la foi. J’espère que le présentiel va de nouveau me motiver [émoji prière]. Ras le bol [sic] des écrans [émoji triste]. (Maria, 6 mai 2021, WhatsApp du groupe Chœur Antony)
Ce moment coïncide avec mon annonce sur WhatsApp de l’écriture de deux articles sur Chantons Ensemble, et les témoignages se libèrent :
L’interactivité n’est pas forcément au rendez-vous ni évidente pour tout le monde avec ces modes communicationnels […]. Je trouve qu’il y a de la déperdition d’information, de ressentis, et autres choses qui passent lors d’un face à face humanisé… (Zoulikha, 6 mai 2021, WhatsApp du groupe Chœur Antony)
Les divers témoignages pointent l’envie perdue de pratiquer le chant, et il ne reste alors que les réminiscences du collectif. Cependant, je me joins aux conclusions de Kagari Shibazaki et Nigel A. Marshall, en soulignant que « bien que les résultats descriptifs suggèrent que les participants tendent à mettre en avant “l’efficacité” des facteurs sociaux par rapport à ceux musicaux [dans l’apport du bien-être], nous soulignons que la musique agit certainement comme un véhicule dans lequel les facteurs sociaux deviennent plus efficaces » (2021, p. 6, ma traduction).
Ma propre participation durant ces dernières années a été soit très puissante via les échanges sur WhatsApp qui dépassaient les frontières d’une sociabilité parfois restreinte en physique, soit très difficile quant à la pratique du chant en visioconférence. Si ce n’était pour assurer un poste d’observation sur le numérique et documenter une évolution dans la pratique – qui n’a jamais été un axe de recherche sollicité par la Philharmonie – je n’aurais probablement pas prolongé cette dernière expérience, et ferais partie de celles et ceux qui ont quitté l’expérience numérique, malgré mon affection pour le collectif. Je me questionne alors sur la place de l’engagement et de l’éthique du chercheur en ethnographie off-site. Ma réflexion aborde notamment le changement de situation ethnographique, particulièrement une réflexion dans laquelle l’auto-ethnographie et l’ethnographie des pratiques en régime numérique prennent une plus grande place. J’interroge tant la réciprocité émotionnelle inhérente aux échanges et aux liens lors de cette pratique – ici l’influence du déclin du collectif des choristes sur mon déclin de participation – et la position de l’institution Philharmonie qui finance cette recherche, que l’âpreté d’un travail de recherche en off-site où tout passe par les écrans. La rupture avec l’activité de certaines choristes n’offre-t-elle pas également une critique de notre référentiel commun à la crise, au port du masque, à la numérisation d’une pratique, ainsi qu’une critique de l’injonction à savoir tenir la distance ? Sortir de ce cadre de référentiel commun d’ateliers en visioconférence et de pratique du chant masqué ne constitue-t-il pas un devoir d’ajustement de l’ethnologue, « pour parvenir à s’étonner de ce qui nous est le plus familier, et à rendre familier ce qui nous est étranger » (Galibert 2004, p. 508) ?
Ouverture à une critique de la gestion du contact et de la distance. Un plus grand canevas que Chantons Ensemble
La distance entre les choristes et le projet Chantons Ensemble a donc été médiée pendant près de deux ans à travers différents espaces d’une plateforme de messagerie et deux interfaces de visioconférence. Une année et demie de chorale « sans être en contact » les uns avec les autres. Une double exception a été deux uniques séances qui ont permis aux choristes de se retrouver au Centre, à partir de l’allègement des restrictions sanitaires après les confinements : la première, le 10 octobre 2020 ; la seconde, le 25 juin 2021. À ces séances, le terme « courageux‧ses » et « volontaires » émanent des discours des cheffes de projet et de la cheffe de chœur Marianne Feder, pour reconnaître l’âpreté, la rugosité du processus dans lequel nous avons dû nous engager : une résilience pour faire persister la pratique et nos relations.
Le 10 octobre 2020, le nombre d’individus dans une salle est limité à 14, alors que nous sommes 18. Cela nous amène à nous partager en deux groupes. Le 25 juin 2021, nous nous retrouvons à 12 dans la salle. Ouvrir les fenêtres n’est pas la seule règle à respecter. Le port du masque reste obligatoire et les gestes de bonne humeur, de sympathie sont canalisés par la distanciation physique. Néanmoins les jeux de regards, les sourires montrent une cohésion, une amicalité. Durant l’activité de juin 2021, si l’entrave au contact semble cette fois-ci aussi fine qu’un tissu, deux années de gestes-barrière ordonnent notre disposition/distanciation sociale. Marianne Feder nous encourage : « Faites de beaux sourires, même avec le masque ! ». Les masques se gonflent et se dégonflent en rythme. Les voix portent un peu moins. En 2020, la cheffe de chœur entonnait déjà : « On va le faire quand même, mais pour moi le masque est incompatible avec l’activité » (10 octobre 2020, note carnet). Dans ce jeu de dupes dans lequel elle souhaitait nous prendre à partie, nous continuons pourtant toutes et tous de chanter masqué‧e‧s. Mais qui y croit encore ? La cheffe de chœur s’avouait déjà frondeuse, en nous interpellant aussi sur nos tentatives de « chanter ensemble » sur WhatsApp :
J’avoue que j’aurais préféré vous voir en vrai, je trouve ça encore plus touchant de vous voir vraiment chanter… là je vois vraiment votre âme… mais bon on dirait qu’il y a une étape à franchir donc on verra plus tard. (Marianne Feder, 18 avril 2020, WhatsApp du groupe Chœur Antony)
En d’autres termes, si nous n’avons alors pas « vraiment » chanté ensemble – interrogeant l’existence même de la pratique – nous avons au moins traversé l’expérience des confinements ensemble.
En guise de conclusion, les éléments ethnographiques apportés et un recul de deux ans de confinements/déconfinements au sein du projet Chantons Ensemble m’ont finalement amené à interroger les modes d’adaptation de la pratique du chant en formation vocale au temps du confinement, de la crise sociale/sanitaire. Je formule aussi une critique des instrumentalités et des usages du numérique qui met en avant la notion de gestion du contact et de la distance tant par les participant‧e‧s que par les institutions. La gestion du contact est une partie prenante de la fabrique des corps et des émotions, autrement formulée par Julien Bernard comme un enjeu de régulation dans la « fabrique sociale » au travers de « notre grammaire des sentiments » (Bernard 2017, p. 130). Fort de ces conclusions, comment les institutions et/ou les communautés doivent-elles agir pour mieux gérer le contact et la distance (être ou faire) dans leurs pratiques ?
Dans cette fabrique sociale, la structuration est aussi interrogée. La fabrique d’une communauté – entre société musicale (Chateigner 2008) et « Community Music » (Higgins 2012) – est réarticulée par la pandémie et nos mises à distance. La dernière livraison (automne 2021) du Journal of Music, Health and Wellbeing, intitulée Musicking through COVID-19. Challenges, Adaptations, and New Practices, comporte d’ailleurs de nombreux articles à ce sujet. La communauté est alors définie comme un espace de refuge, loin du cadre d’isolement sectorisé et excluant que propose la classe politique en employant ce terme, et davantage comme une boîte noire à la fabrique de la cohésion sociale et de l’hospitalité. La redéfinition de Chantons Ensemble en communauté plutôt qu’en projet a été développée par l’apport de processus participatifs ouverts par les outils numériques, et des dynamiques décisionnelles propres aux participants qui tentent de réaligner leurs modes de participation (« prendre part/apporter une part/en bénéficier », d’après Zask 2011). Cette redéfinition projette une volonté d’autonomisation collective sur un projet institué. Elle interroge la fabrique du commun entre une communauté en train de se faire et le rôle des institutions dans cette démarche. Une démarche qui n’est pas sans rappeler « l’entrée dans l’ère du co- » développée par l’argumentation de Beckouche sur le « tournant anthropologique de la révolution numérique et collaborative » (Beckouche 2017, p. 160).
Comme j’ai pu le démontrer plus haut, l’influence des décisions gouvernementales et la structuration sociale des gestes-barrières ont pu nous persuader de l’utilité du numérique dans nos relations. De discours en usage, ce passage au numérique marque le recul de notre corporéité et de nos sensations. L’expression « en présentiel » va d’ailleurs qualifier a posteriori nos précédentes interactions « ordinaires ». Un terme polysémique, qui renvoie tant à l’animation de l’être, en opposition à l’absence d’un sujet, qu’à son aura, sa puissance, son efficacité en opposition à un effet abstractif. Éminemment anthropologique et politique, ce changement social du passage en viralité et virtualité traduit alors un moment où l’être humain fait face à une considération non plus d’être « présent », mais « d’absence » de ses mondes, une prise de conscience de cette désincarnation dans nos mondes. Car la musique, objet et sujet à la rencontre et aux échanges, devient « sans contact14La revue Tracés interrogera la distance physique et le lien social dans son numéro 42 intitulé « Sans contact » (en préparation). Les conséquences des politiques de mises à distance seront scrutées, ainsi que les manières de construire son terrain « sans contact » ou pas en SHS. » dans une affirmation de ses pratiques « à une époque où les prouesses technologiques de la haute-fidélité privatisent et nomadisent [déjà] l’écoute » (Laborde 2009, p. 79) – mais avec quelles conséquences ?
Enfin, si l’interaction à distance interroge la saisie de la corporéité dans nos relations à une pratique, elle interroge également la réinvention du faire, de se réunir, d’habiter des lieux. Dans cette étude, le lien des choristes avec le Centre, avec le quartier Noyer Doré et la ville d’Antony est peu renseigné, et pour cause : il semble se déliter, alors même qu’une focale d’analyse de ce groupe a toujours été de comprendre sa citoyenneté musicale et donc la construction de ce chœur comme corps politique et démocratique (Carrel, Neveu et Ion 2009). Or, je note un affaiblissement de ce corps, réduit à l’espace du chez-soi et des mondes numériques. Une autre focale permet d’interroger à nouveaux frais « les techniques du corps » (Mauss 1936) au-delà du geste technique, en approfondissant la notion de délocalisation des corps ou la nécessité du « corps à corps » – proximité et interstices dans nos interactions –, ici dans le domaine des pratiques musicales. Sans relever d’une direction technophobe, mais plutôt en suivant le cheminement d’une analyse des rapports de forces entre acteur‧rice‧s impliqué‧e‧s et des (a)symétries entre protocoles d’une pratique numérique distanciée et d’une pratique en contact, un questionnement sur ces sujets dans le domaine musical reste très en deçà du questionnement dans le domaine militaire. Notamment lorsque l’on prend en considération les nouveaux protocoles distanciés (drones, tirs à longue portée, etc.) qui n’engagent ni un geste technique aux conséquences directes ni une réflexion sur la décision prise en situation de proximité dans l’analyse du geste qui tue (Moricot 2020). Si l’enjeu des pratiques musicales n’est pas d’ôter la vie mais plutôt de la stimuler ou de l’organiser, les changements numériques incorporés restent à être interrogés pour mieux comprendre les changements de notre condition humaine.
Protocole d’éthique
Le protocole éthique a consisté à avoir l’accord de tous les participant‧e‧s à Chantons Ensemble cité‧e‧s pour à la fois utiliser et diffuser leurs images et les échanges WhatsApp reproduits. La démarche d’enquête étant ouverte, les enquêté‧e‧s ont été mis‧e‧s au courant à divers niveaux de ma présence et de ma recherche.
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RMO_COVID_Trottier-Pistien |
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Citation
- Référence papier (pdf)
Frédéric Trottier-Pistien, « Mettre son chœur à distance. Ethnographie numérique du projet Chantons Ensemble », Revue musicale OICRM, numéro hors série, 2022, p. 21-46.
- Référence électronique
Frédéric Trottier-Pistien, « Mettre son chœur à distance. Ethnographie numérique du projet Chantons Ensemble », Revue musicale OICRM, numéro hors série, 2022, mis en ligne le 14 mars 2022, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-hors-serie-2022/chantons-ensemble/, consulté le…
Auteur
Frédéric Trottier-Pistien, membre affilié au Centre Georg Simmel (EHESS/CNRS, UMR8131)
Frédéric Trottier-Pistien est docteur de l’EHESS (mention Musiques, histoire, sociétés). Son parcours mêle musiques électroniques, musiques du monde et musique comme « faire société ». En 2018, il soutient une thèse intitulée Les mondes de la techno à Detroit. Depuis 2016, il travaille en tant que consultant-chercheur pour la Cité de la musique-Philharmonie de Paris, notamment au sein de « Traditions musicales du monde », une enquête sur la diversité musicale et l’interculturalité au sein du Centre social et culturel de la ville d’Antony. Il est membre actif de l’Institut de recherche sur les mondes de la musique (IRMM) et impliqué dans l’action associative avec la création de CAMUSON (CAntine MUsicale SOlidaire et Nomade) en 2019, à Paris.
Notes
↵1 | Le projet Chantons Ensemble a longtemps été positionné par la Philharmonie comme une formation vocale, pour éviter le lien à l’imaginaire de la chorale pris dans un prisme du « religieux », comme le soulignent les travaux de Catherine Bertho-Lavenir (2009). Néanmoins, les participant‧e‧s ont au fur et à mesure saisi leur statut de choristes, et ont été/se sont présentés comme « chorale ». |
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↵2 | Denis Laborde a réalisé l’enquête sur la base d’entretiens et de l’observation de trois représentations de l’opéra Three Tales (1998-2002) de Steve Reich. |
↵3 | Antony est une sous-préfecture du département des Hauts-de-Seine (Île-de-France). Avec 62 500 habitants, la ville s’entremêle dans un canevas urbain plus dense avec d’autres villes du sud de l’Île-de-France : Massy, Verrières-le-Buisson, Châtenay-Malabry, Sceaux. |
↵4 | Les lecteur‧rice‧s qui souhaiteraient mieux comprendre les activités éducatives de la Philharmonie, dans ses murs et en fonction des publics visés – notamment les enfants et la famille – compléteront cette lecture par celle de l’article d’Oualhaci, Hammou et Zotian (2020). |
↵5 | Propos tenus par les acteur‧rice‧s de la Philharmonie et du Centre. Éléments repris des rapports commandés entre 2016 et 2020 par la Philharmonie, auprès de l’Institut de recherche sur les mondes de la musique (IRMM) dirigé par Denis Laborde. |
↵6 | Droit commun : ce terme juridique, qui a depuis été dilué dans l’action et les politiques publiques, signifie que les politiques s’appliquent sur l’ensemble d’un territoire sans distinction entre les quartiers ou envers une population prioritaire. |
↵7 | Noyer Doré est classé comme quartier prioritaire, anciennement zone urbaine sensible, d’après la cartographie de l’Agence nationale pour la cohésion des territoires (https://www.geoportail.gouv.fr/donnees/quartiers-prioritaires, consulté le 19 janvier 2022). 62 % des ménages y vivent en dessous ou proche du seuil de pauvreté. Données issues du Contrat urbain de cohésion sociale, Mairie d’Antony, 2010. |
↵8 | Enquêtes réalisées par Marta Amico (2015-2016), Claire Clouet (2016-2018), Lucille Lissack (2017), Julie Oleksiak (2018-2019) et moi-même (2016-2021). |
↵9 | Mon enquête sur la polyphonie est limitée à sa mise en place – ou non – par des amateur‧rices, mais elle en appelle aussi à l’approche d’une mobilisation de l’écoute sociale et politique des voix et de leurs dialogues (Kobow 2011). Pour plus d’informations sur la polyphonie et ses formes, je renvoie le lecteur tant au numéro riche et collectif Polyphonies des Cahiers de musiques traditionnelles, avant de devenir Cahiers d’ethnomusicologie (1993), qu’au plus spécifique ouvrage de Simha Arom sur les polyphonies en Afrique centrale (1985). |
↵10 | Quelques chants du répertoire de Chantons Ensemble : Ju Paraná, une berceuse originaire du sud du Brésil à propos du fleuve Parana ; Nane Coxa [Je n’ai pas de jupe], une composition célèbre de la communauté tzigane d’Europe de l’Est, dont de nombreuses versions existent (épelé Nane Tzora sur la fiche de Chantons Ensemble pour aider à la prononciation) ; Ederlezi, un chant de la minorité rom des Balkans, célébrant l’arrivée du printemps ; Sanie cu zurgălăi [Traîneau avec cloches], morceau juif roumain, dont la version originale a été composée par Richard Stein en 1936. Johnny, tu n’es pas un ange en est une reprise par la chanteuse Edith Piaf en 1953. Chantons Ensemble chante à la suite la version roumaine et celle d’Edith Piaf ; Ta Zulariaka Sou Matia [Tes yeux jaloux], chanson du répertoire du rebétiko (répertoire traditionnel grec) dont diverses versions existent. |
↵11 | Off-site. Penser des pratiques ethnographiques sans présence sur le terrain, séminaire EHESS 2021, https://offsite.hypotheses.org/1580, consulté le 5 janvier 2021. |
↵12 | La Marelle est une chanson aux paroles brésiliennes et françaises chantée par Nazaré Pereira avec un chœur d’enfants, et popularisée dans les écoles primaires en France. Écrite par Nazaré Pereira et Rute Casoy de Queroz, éditée par Cézame Music Agency en 1980. |
↵13 | Matthew Crawford développe davantage cette réflexion « d’être incarné/désincarné » dans son deuxième livre, intitulé Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver (2016). Pour corroborer cette idée d’être ou collectif désincarné, on peut reprendre le fonctionnement de la plupart des chorales qui ont réalisé des vidéos, et dont la pratique a été d’enregistrer chaque piste individuelle, puis d’en appeler au montage vidéo pour donner l’illusion de « faire ensemble ». |
↵14 | La revue Tracés interrogera la distance physique et le lien social dans son numéro 42 intitulé « Sans contact » (en préparation). Les conséquences des politiques de mises à distance seront scrutées, ainsi que les manières de construire son terrain « sans contact » ou pas en SHS. |