L’« Union sacrée » esthétique dans La Musique pendant la guerre. Trêve des débats pour la refondation du projet national

Liouba Bouscant

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Résumé

La notion d’« Union sacrée » contre l’Allemagne invoquée par le président français Raymond Poincaré, le 4 août 1914, rejaillit sur l’art, car la guerre est également menée sur le front culturel. La revue La Musique pendant la guerre, dont le rédacteur en chef est le musicien Francis Casadesus, est très proche du gouvernement, et, plus précisément, bénéficie de la protection du responsable de la propagande culturelle de guerre, Albert Dalimier, très investi dans l’aide aux musiciens. Le mot d’ordre de La Musique pendant la guerre pourrait s’énoncer en ces termes : la musique patriote. Le projet esthétique de la revue, consacrée au « mouvement de l’art musical », est incontestablement français et unificateur. En effet, la mission endossée consiste à se focaliser sur le mouvement de l’art musical français, à endiguer l’interruption de la vie musicale française et de l’art en temps de guerre et à accélérer la revalorisation à plus grande échelle temporelle et spatiale de la musique française. Nous montrerons dans cet article que le patriotisme musical offensif dicté par les circonstances est en réalité lié à une conception nationaliste plus anciennement ancrée. Clairement argumenté, il est doté d’un programme d’action. Tout d’abord, nous verrons que celui-ci s’emploie à redonner à la musique française, à l’occasion de la guerre, ses droits de promotion et de diffusion considérés comme bafoués depuis 40 ans. Il s’agit d’un discours collectif à teneur structurelle et non pas uniquement d’une revendication conjoncturelle et isolée qui émanerait d’une minorité de l’Action française maurrassienne. Deuxièmement, ce programme s’engage à maintenir cet état après le conflit et pose les jalons d’un débat esthétique de l’après-guerre.

Mots clés  : Première Guerre mondiale ; presse ; esthétique ; musique française ; nationalisme.

Abstract

The notion of Union Sacrée” against Germany invoked by the French President Raymond Poincaré, August 4, 1914, reflects on art, because the war is also conducted on the cultural front. The journal La Musique pendant la guerre, whose editor-in-chief is the musician Francis Casadesus, is very close to the government, and, more precisely, enjoys the protection of Albert Dalimier, head of cultural war propaganda, who is heavily invested in helping musicians. The motto of La Musique pendant la guerre could be stated in these terms: patriotic music. The aesthetic project of the journal, devoted to “the movement of musical art”, is unquestionably French and unifying. Indeed, the mission is to focus on the movement of French musical art, to contain the interruption of French musical life and art in war and accelerate the revaluation of French music on a larger scale, temporal and spatial. We will show in this article that the offensive musical patriotism dictated by the circumstances is in fact linked to a more entrenched nationalist conception. Clearly argued, it has a program of action. First of all, we will see that this one is used to give back to French music, on the occasion of the war, its rights of promotion and diffusion considered as flouted for 40 years. It is a collective discourse with a structural content and not only a cyclical and isolated claim that would emanate from a minority of the Action française maurrassienne. Secondly, this program is committed to maintaining this state after the conflict and lays the foundation for a post-war aesthetic debate.

Keywords: World War One; musical press; aesthetics; French music; nationalism.

 

Introduction

Le 4 août 1914, Poincaré exhorte le peuple français à une « Union sacrée », qui convient autant à la droite qu’à la gauche, chacune interprétant à sa façon les notions de civilisation et d’identité nationale. L’entrée en guerre contre l’Allemagne provoque un revirement complet des antimilitaristes et la cohésion de toutes les tendances politiques – socialistes internationalistes, nationalistes, conservateurs, radicaux – de toutes confessions – catholique, protestante, juive – des libres penseurs, des francs-maçons et de toutes les classes sociales. La nécessité s’impose à l’État républicain de créer ce consensus identitaire français également sur le plan culturel. La notion d’Union sacrée politique rejaillit en effet sur l’art, car la guerre franco-allemande est également menée sur ce front. En 1916, après la bataille de Verdun, le gouvernement décide de renforcer la propagande. Dans le domaine des Beaux-Arts, il en délègue l’exécution à Albert Dalimier, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, ainsi qu’à Alfred Cortot. Une telle propagande de la part des dirigeants culturels de l’État exerce une pression insidieuse sur les compositeurs, dès lors implicitement incités à illustrer l’idéologie nationale de guerre. Celle-ci, fondée sur la notion de classicisme latin et subordonnée au républicanisme patriote, est imprégnée de tendances esthétiques conservatrices. Elle comporte également des caractéristiques traditionnalistes et nationalistes empruntées à l’Action française. De plus, l’idéologie officielle française diffusée par le gouvernement repose sur la thèse caractéristique de la pensée de droite, selon laquelle l’art est la « quintessence de l’âme de la nation » (Fulcher 2005, en particulier p. 10).

La revue La Musique pendant la guerre, dont le premier numéro paraît en octobre 1915 tandis que le neuvième et dernier couvre la période septembre-mai 1917, est administrée par Ernest Brodier et dirigée par l’éditeur de musique Charles Hayet (1866-1939), propriétaire du Comptoir général de musique française et étrangère, installé au 11 boulevard Hausmann à Paris. Il met sous presse des œuvres de musiciens français, tel Paul Lacombe, ainsi que des chants patriotiques des Alliés en 1914. Son secrétaire général et rédacteur en chef, Francis Casadesus (1879-1946), ancien élève de Lavignac au Conservatoire, compositeur, violoniste et chef d’orchestre, y prend la plume à maintes reprises. Le mot d’ordre de La Musique pendant la guerre pourrait être donné textuellement par le titre d’un manifeste publié par la rédaction de la revue en janvier 1916, « aux Armes ! Musiciens ! » (La direction 1916a), ou bien être énoncé en ces termes : la musique patriote. La revue, proche du gouvernement, bénéficie de la protection d’Albert Dalimier, très engagé pour aider les musiciens. Celui-ci est déjà parvenu à obtenir du gouvernement une subvention au personnel de l’Opéra, mobilisé ou non. C’est sous son patronage qu’est fondé en avril 1915 l’Association des Anciens élèves du Conservatoire (La direction 1915d) et sous son mandat qu’Alfred Cortot, son futur collaborateur, crée, à partir de novembre 1914, les concerts des Matinées Nationales, une des manifestations de « L’Union Sacrée mise(s) en musique » dont la « rhétorique » s’avère être une « façon de promouvoir l’Union sacrée » (Anselmini 2011, p. 67).

Le projet esthétique de la revue, focalisée sur « le mouvement de l’art musical » (La direction 1915a), s’affirme incontestablement français et unificateur.
Sa mission, explicitement assumée, est consacrée à la  création, l’interprétation et à la diffusion de la musique. Dans ce domaine, les concerts et spectacles de théâtre, après une période de trêve endeuillée dans les quatre premiers mois suivant la déclaration de guerre, peu à peu, gagnent considérablement en nombre1On enregistre 15 concerts officiels en janvier 1915, et 119 en 1918 (Segond-Genovesi 2007, p. 407)., grâce à un cadre politique volontaire, une économie de guerre s’avérant être profitable, ainsi qu’un accommodement avec la censure et les scrupules moraux de bienséance (Segond-Genovesi 2007). La mission de La Musique pendant la guerre est animée d’intentions morales et idéalistes et consiste à combattre l’interruption de la vie musicale française et de l’art en temps de guerre, à développer celle-ci et à accélérer la revalorisation de la musique française à plus grande échelle temporelle et spatiale. Nous nous attacherons dans le cas de La Musique pendant la Guerre, à la « catégorie esthétique majeure » qu’est la « nation » mise en lumière par Christophe Prochasson et Anne Rasmussen (Prochasson et Rasmussen 1996, notamment p. 139). Nous montrerons que le patriotisme musical offensif dicté par l’Union sacrée est en réalité lié à une conception nationaliste plus anciennement ancrée. Clairement argumenté, ce patriotisme est doté d’un programme d’action. Tout d’abord, nous verrons que celui-ci s’emploie à redonner à la musique française, à l’occasion de la guerre, ses droits de promotion et de diffusion considérés comme bafoués depuis quarante ans. Il s’apparente à un discours collectif structurel et non pas uniquement à une revendication conjoncturelle et isolée qui émanerait d’une minorité de l’Action française maurrassienne. Deuxièmement, ce programme s’engage à maintenir cet état après le conflit et pose les jalons d’un débat esthétique de l’après-guerre.

 

Participer à l’Union sacrée : stratégies et buts avoués

La Musique pendant la guerre endosse une mission historiographique et philanthropique. Son objectif proclamé consiste à ériger une histoire de la musique durant le conflit et à valoriser l’effort musical de guerre de façon journalistique et documentée, en sollicitant les associations, les syndicats, et le public. Les fondateurs de cet organe de presse musicale et politique pratiquent un journalisme relevant de l’histoire du temps présent et inscrivent ce manifeste en frontispice des numéros de la revue : « NOTRE BUT. Constituer un document historique : du mouvement de l’Art Musical, des travaux, projets, des Compositeurs, Artistes, Directeurs de Scènes Lyriques et Concerts Symphoniques, pendant la guerre » (La direction 1915a).

Faire l’histoire du temps présent

Cet objectif est explicité dans le premier numéro :

Malgré cette guerre qui bouleverse tout, la Musique doit toujours exercer son influence bienfaisante et consolante, son évolution ne doit pas se ralentir et son enseignement doit être donné et pratiqué comme en temps normal. Nous pensons aussi qu’il est nécessaire d’encourager le public à nous apporter sa part de collaboration en le mettant à même, par notre revue, de se rendre compte de ce que tous les nôtres ont déjà fait pour la Musique et par elle, tant pour la servir elle-même que pour servir la Patrie (La direction 1915b).

Cette conception-phare de la revue, celle de la musique « élévatrice » encore liée à la religion de l’art « bienfaisante » en temps de guerre n’est pas partagée par tous et se heurte à la réticence morale devant l’inconvenance de ne pas s’engager physiquement ou, pire, se divertir, en temps de guerre – ce que fait valoir la censure : Charlotte Segond-Genovesi rapporte ces propos dans une des revues musicales homologues de La Musique pendant la guerre, Le Courrier musical : « Ouvrir un piano, chanter, paraissait presque prouver une indifférence sacrilège, offensant pour tant de deuils (Mauclair 1916). Certains compositeurs s’exprimant dans La Musique pendant la guerre, tels Gustave Charpentier, Camille Saint-Saëns, ou encore Charles Koechlin, se sentent frappés du silence compositionnel face à l’innommable et par compassion à l’égard de ceux qui souffrent et sont appelés par l’urgence de porter secours aux blessés et aux victimes touchées par la crise2Gustave Charpentier répond à l’automne 1915 à la question posée par la revue : « [J]e me suis senti incapable, durant ces longs mois d’attente, de faire de la musique » (Charpentier 1915, p. 5) et explique avoir créé une Croix rouge auxiliaire de Mimi Pinson. Quant à Charles Koechlin, qui, de novembre 1914 à mai 1915, s’engage auprès des blessés, il explique ses scrupules et son rôle d’artiste durant le conflit en ces termes : « Si nous, les “vieux”, souffrons de voir mourir ces jeunes, avec l’idée que nous sommes moins exposés, la tristesse qui en résulte… vient uniquement de l’impression que nous laissons tuer ces jeunes sans nous exposer … Continue reading.

La Musique pendant la guerre se donne pour but corollaire de réarticuler un corps social musical décharné, vieillissant et frappé par les transformations imposées par l’économie de guerre. Sa stratégie consiste à utiliser l’institutionnalisation de la vie musicale, source et preuve de la force de la vie musicale. Il s’agit dès lors, selon son comité de rédaction, de fortifier dans le corps social français l’organe musical en intensifiant la vitalité du circuit de la vie musicale reliant le créateur, l’interprète, l’organisme diffuseur et le public. La revue sollicite, stimule et met en valeur à cette fin les associations syndicales, les sociétés savantes et de concert, dont l’activité ne pourra être que le signe d’une vie musicale puissante et productive dans la société. De la sorte, la revue s’attelle et contribue activement au développement de l’institutionnalisation de la musique pendant la guerre. Elle s’adresse également aux acteurs du corps social républicain français – politiciens, musiciens et artistes, intellectuels –, à la haute bourgeoisie, à l’aristocratie, aux représentants religieux (archevêque de Paris, pasteurs, grand rabbin). C’est ainsi que son numéro inaugural donne d’emblée la parole à deux membres de l’Institut, présentés selon ces attributs honorifiques : Camille Saint-Saëns et Gustave Charpentier. Ceux-ci sont interrogés sur leur sentiment devant le conflit. Le premier, Saint-Saëns, profondément nationaliste et patriote, déclare ne plus être capable de composer et exprime son rejet de la musique allemande moderne. Chez lui, l’esthétique et le politique sont à dessein unis (Saint-Saëns 1915). Le second, Charpentier, membre de l’Institut depuis 1912, avoue n’avoir pas « songé une seule minute à composer » (Charpentier 1915, p. 4), mais invoque l’Union sacrée. Il loue l’influence bénéfique de la musique sur la santé physique et morale des blessés démontrée par la présence des Mimi Pinsonnettes dans les dispensaires et décrit sa fondation des Œuvres de Mimi Pinson qui mettent en place des cours d’infirmières pour les ouvrières3Le Conservatoire populaire Mimi Pinson fondé par Gustave Charpentier devient œuvre de guerre à partir de novembre 1916 (Niccolai 2014, p. 236).. Ces figures représentant deux républicanismes distincts, l’un plus modéré (Leteuré 2014), l’autre socialiste (Niccolai 2011), sont érigées en modèles d’autorité et en parrains de l’exorde de La Musique pendant la guerre. Cette stratégie institutionnelle transparaît dans la mise en place de festivals de musique française. Sciemment, Francis Casadesus, Ernest Brodier et Charles Hayet fédèrent

un ensemble de puissances, qui, par leur situation et leur influence, agissent sur des groupements, des assemblées qu’[ils ne] pou[rraient] toucher directement. Ces personnalités épousant [la] cause [de la revue], l’exposeront et la défendront là où [son] action personnelle serait nulle ou presque sans portée. Chacune d’elles fera des adeptes et le public des manifestations musicales deviendra de plus en plus dense. Il n’[…] incombera plus [à la revue] que de savoir le retenir (La direction 1917, p. 186).

Ces personnalités sont nommées soit par leur titre institutionnel : Saint-Saëns, Fauré, Charles-Marie Widor, Théodore Dubois, Gustave Charpentier, « membres de l’Institut », Jean Richepin, « de l’Académie française », Alfred Bruneau, « inspecteur général des Conservatoires », Vincent d’Indy, « directeur de la Schola Cantorum », soit par leur corporation et selon leur réputation : Claude Debussy, Paul Vidal, Paul Dukas, Gaston Carraud, Camille Chevillard, Gabriel Pierné, André Messager, Henri Rabaud, Alfred Cortot « et nombre de grands musiciens », « les principaux éditeurs de musique » : Heugel, Chevalier, Durand, Leduc, Enoch, Emile Gallet, « les facteurs d’instruments : MM. Blondel, directeur de la maison Erard, Gustave Lyon, directeur de la maison Pleyel, Etienne Gaveau, Gabriel Gaveau » (ibid., p. 184), etc. Le réseau tissé par la revue intègre également la presse, la Société Française des Amis de la Musique, la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques, la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de musique, l’Association Nationale des Anciens Élèves du Conservatoire de Musique et de Déclamation, la Chambre Syndicale de Artistes Musiciens de Paris, la Fédération des Artistes Musiciens de France et la Ligue pour la défense de la Musique française (La direction 1917). Ces personnalités sont le moteur de la réarticulation du corps social musical, qui influe également sur le plan économique. L’économie de guerre est alors redynamisée, revitalisée par les associations, les syndicats, les concerts et œuvres de charité.

La tactique de La Musique pendant la guerre consiste à s’imposer comme un point nerveux de centralisation et diffusion de la propagande utilisant trois modes d’actions : informer, exhorter à agir, organiser (Hayet, Casadesus et Brodier 1916).

Son principal procédé journalistique consiste en effet, d’une part, dans la publication de réponses de compositeurs, interprètes, administrateurs d’organismes de diffusion ou d’enseignement et éditeurs, aux questionnaires qui leur ont été envoyés leur demandant ce qu’ils entreprennent durant le conflit pour assister solidairement les combattants et pour montrer leur patriotisme (La direction 1915c et 1915e). D’autre part, sont publiés lettres et articles spontanément adressés à la revue, rapports et discours officiels mais aussi des critiques parues dans d’autres journaux. La substance des discours esthétiques est diffuse dans ces formes.

Organisatrice et encourageant l’action, la revue se félicite d’événements de la vie musicale en temps de guerre qu’elle estime avoir suscités, tels la reparution du Courrier Musical dirigé par René Doire, la reparution du Guide musical à Paris, sous la direction d’Henri de Curzon, le premier concert de guerre de la Société Nationale ou encore trois concerts donnés par de la Société de musique indépendante (SMI) (La direction 1917, p. 185). Les initiatives de la revue consistent principalement à organiser des festivals créant ou interprétant les œuvres des compositeurs mobilisés. Ces festivals sont aux mains des nationalistes et de la propagande gouvernementale républicaine4Le comité d’honneur de Festival réunit les députés Charles Lecocq, Paul Meunier et Lucien Millevoye, présidant le groupe parlementaire de l’Art, ainsi que Camille Saint-Saëns, auteur de Germanophilie publié la même année, et Vincent d’Indy notamment.. À partir de l’entrée en guerre, l’État en effet voit la nécessité de créer un « consensus » sur l’identité française sur le plan culturel. Ainsi, sous la direction de Dalimier et de Saint-Saëns, secondés par le rédacteur en chef de La Musique pendant la guerre, Francis Casadesus, Gaston Carraud, Alfred Cortot, André Messager, Gabriel Pierné, Henri Rabaud, Vincent d’Indy et Charles Tenroc, sont créés les Festivals de musique française en juin 1916. Les compositeurs sous les drapeaux et issus de la SMI, tels Maurice Ravel, Florent Schmitt, Louis Aubert, Maurice Delage et Roger-Ducasse, considérés comme des opposants à la Ligue pour la défense de la musique française par leur refus d’y prendre part, sont boycottés (Duchesneau 1996, p. 123-153)5Y participent cependant Alfred Bruneau, Debussy, Gustave Charpentier, Paul Dukas, Gabriel Fauré, Vincent d’Indy, Gabriel Pierné, Henri Rabaud, Henri Busser, André Gedalge, Guy Ropartz, Léo Sachs, Gustave Samazeuilh, musiciens aux tendances politiques variées.. Une autre initiative de La Musique pendant la guerre consiste dans la proposition à Dalimier en 1916 par Francis Casadesus d’un comité d’action et de propagation de la musique française à l’étranger. Ainsi les informations transmises portent sur les concerts des phalanges importantes de musique essentiellement française. La revue proclame la fondation de la Société française de musicologie par Lionel de la Laurencie, son président, et comprenant notamment Jacques-Gabriel Prod’homme, son secrétaire, ainsi que Julien Tiersot. Elle met en exergue les entreprises de soutien moral, artistique, financier et politique émanant de la population non mobilisée. Elle nomme les musiciens morts au champ d’honneur, ainsi que les prisonniers et les blessés.

 

Métaphore du combat (à Verdun) : l’Union sacrée et la renaissance de la musique française comme visée esthétique

Or, avant tout, l’Union sacrée politique oblige à une Union sacrée esthétique, manifeste dans La Musique pendant la guerre. En effet, revivifier la création et la diffusion que tarissent les tueries de compositeurs et d’interprètes au champ d’honneur, à Verdun tout spécifiquement, non seulement par les moyens financiers, mais aussi par l’éradication de toutes les querelles esthétiques qui mettraient en danger cette revitalisation, est essentiel (Casadesus 1916, p. 135-136). Il convient préalablement de mettre en évidence les facteurs favorisant la continuité du discours esthétique. Tandis que la disparition prématurée ou l’interruption momentanée du discours de la jeune génération sacrifiée sur le front empêche son renouvellement, ce sont les générations plus anciennes, socialement, intellectuellement, voire politiquement établies, qui constituent la plupart des piliers financiers et intellectuels de la revue. Celles-ci ont vécu la guerre contre la Prusse et représentent le plus souvent de grandes institutions séculaires telles que l’Institut, le Conservatoire, ou encore l’Académie française. Par ailleurs, il faut souligner la stabilité de la structure gouvernementale qui encadre ce périodique : Albert Dalimier est nommé sous-secrétaire d’État aux Beaux-arts avant la déclaration de guerre, le 14 juin 1914, jusqu’en novembre 1917.

On observe deux discours relevant de l’Union sacrée : l’un, neutre, général, patriote et moral, le discours consensus, et l’autre, refondant le projet esthétique national.

Le discours consensus

Le premier discours est la résultante de la règle de conduite de cette revue : le consensus patriotique et antiboche. Tout débat esthétique particulier est délibérément annihilé. La rédaction explique d’entrée de jeu en octobre 1915, puis rappelle en février 1916 que, dans ce contexte de guerre, sa tribune ne saurait être le lieu de querelles esthétiques, considérés comme dérisoires à côté des souffrances physiques et morales des Français. Les mots d’ordre et les formulations « sans parti pris d’École » (René 1916, p. 113), pas de « discussions habituelles de Chapelle » (La direction 1915b) « sans distinction d’École » (Bruneau 1916, p. 140, Tenroc 1916, p. 70) ; « quelles que soient les tendances » (Hayet, Casadesus et Brodier 1916, p. 136), ou « au-dessus des questions de boutique » (Tenroc 1916b, p. 70) sont récurrents. Le plus petit dénominateur musico-politique commun semble réduit à l’affirmation de l’identité nationale. Ainsi, on voit fréquemment apparaître l’expression d’« Union sacrée » à plusieurs reprises, adoubée par Bruneau en présence de représentants du gouvernement le 16 juin 1916, lors du l’inauguration du premier Festival de musique française, co-organisé par les dirigeants de la revue (Bruneau 1916, p. 139-140). Cette Union sacrée exprimée dans des lettres et entretiens de compositeurs, tous choqués par le conflit et approuvant l’incitation à la composition et à la diffusion musicale, repose sur des conceptions de nature politique et sociale communes : l’amour de la patrie injustement agressée, la haine et la déploration de l’état de guerre, la solidarité envers la souffrance des soldats envoyés au front, la foi dans la capacité de la musique à guérir et nourrir l’âme en profondeur, le désir de ne pas voir la vie musicale suspendue. Manifestent leur soutien et approbation purement morale Saint-Saëns, d’Indy, Alfred Bruneau, Charpentier, Paul Dukas, Debussy, Dubois, Fauré, André Messager, Cortot, Gaston Carraud, Henri Rabaud.

La refondation du projet esthétique national

Le deuxième discours transparaissant dans la revue refonde le projet esthétique national. Un phénomène d’intensification et de contraction du discours esthétique sur la valeur de la musique « savante » française, par-delà le contexte de guerre, s’observe. La guerre contre l’Allemagne déclenche la clarification de la question de la musique française, devenue essentielle à partir des années 1870. L’urgence refait jaillir des critères prégnants et des paradigmes déjà installés depuis des décennies à partir desquels se construisent ceux de l’après-guerre. Au discours politique patriotique et à la réaction contre la barbarie de l’ennemi s’ajoute une prise de position esthétique sur la définition de l’art musical français et son rapport avec la musique germanique. Une verbalisation tardive et exacerbée de la problématique esthétique nationale s’effectue par le catalyseur de la guerre, par des musiciens et critiques tels que Francis Casadesus, Sylvio Lazzari (1857-1944), Alfred Bruneau, Jean Huré, Charles Tenroc, Charles René (1863-1934), Pierre Lalo, Gaston Carraud (tous deux publiés indirectement par citation de leurs articles dans d’autres revues contemporaines) ou encore Charles Koechlin. Paradoxalement, la revue exhorte elle-même à la production d’un discours esthétique sur la musique française et permet l’inauguration du débat qui devra se déployer après-guerre. Fait caractéristique, dans son numéro du 14 décembre 1916, Casadesus annonce le projet d’un ouvrage, financé par souscriptions, intitulé Musiciens français depuis 1870, qui compilera biographies et catalogues.

Les critères esthétiques français font l’objet d’une cristallisation et d’une surenchère. Les voici tels qu’ils apparaissent nommés de façon récurrente dans la revue par divers énonciateurs (notamment La direction 1915e, p. 21, Casadesus 1916, La direction 1916b) : la clarté, la logique, l’absence de longueurs, l’émotion, la poésie, la souplesse, la robustesse mais légèreté, la gaieté, l’« idéal » de beauté, la bonté, tendresse et amour, force, délicatesse, grâce, élégance, charme. Or, ces critères peuvent être classés à l’intérieur de grandes catégories esthétiques fondamentales nourrissant le discours esthétique sur la musique française dans la revue, que nous dénommerons de la façon suivante :

  • le classicisme
  • l’émotion, qui comprend le sentiment amoureux
  • la force
  • le charme, impliquant la délicatesse
  • la joie

En allant plus loin et en réduisant ces catégories à trois principes, nous proposons et exposons dans le tableau ci-dessous le constat selon lequel la musique française idéale serait donc animée de trois principes : d’une part, la beauté définie comme classique, comprenant le classicisme et ses composantes, et incluant l’émotion sensible tout autant que la force, d’autre part, le charme et, enfin, la joie.

Figure 1 : Catégories de la Beauté française reconstituées dans la revue <em>La Musique pendant la guerre</em> (1915-1916).

Figure 1 : Catégories de la Beauté française reconstituées dans la revue La Musique pendant la guerre (1915-1916).

Ces grandes caractéristiques que sont notamment le classicisme, l’émotion, la force, le charme, ne sont autres que celles revendiquées depuis l’aube de 1900, justement par les critiques qui publient ou sont publiés dans La Musique pendant la guerre, tel Pierre Lalo. Les critiques du Festival du 16 juin par ces derniers sans Le Temps et Le Courrier musical sont reproduites dans le numéro de juin 1916 (La direction 1916b, p. 142-143). Or la critique de Pierre Lalo laisse apparaître explicitement que les qualités d’une belle musique résident dans son ordre, sa clarté, sa logique, constitutifs du classicisme, ainsi que sa fermeté, autre attribut de la force, telles qu’il les distingue par exemple chez Marcel Labey, mais aussi dans sa poésie et son charme, tels qu’il les perçoit dans le Chant funèbre de Paul Ladmirault (ibid., p. 140).

Or, dès 1900, Lalo, par exemple, dans ses Feuilletons musicaux du Temps, exaltait déjà les qualités de « vie intime », de « douleur », de « passion », de « sublime », propres à l’émotion, et celles de « simplicité », de « solidité », d’« unité », caractérisant selon lui le classicisme. La catégorie de la force présente entre 1915 et 1917 est déjà illustrée sous sa plume par les termes de « vigueur » et « profondeur » (voir à titre d’exemples parmi d’autres : Lalo 1900a, p. 3, Lalo 1900b, p. 2, Lalo 1912, p. 3). Entre 1905 et 1912, il conserve le même vocabulaire esthétique trahissant ses critères du beau dans la musique française reposant sur le classicisme, la force de la profondeur, et sur l’émotion (Lalo 1905, p. 3, Lalo 1906a, p. 3, Lalo 1906b, p. 3). Gaston Carraud célèbre quant à lui, en 1911, le classicisme de Bérénice d’Alberic Magnard, caractérisé par son « auguste simplicité » et sa sobriété d’expression, son éloquence bannissant l’artifice et l’emphase, son unité et le parfait équilibre entre la musique et le poème, tout en invoquant sa force, née de sa « profondeur » et de sa « noblesse », ainsi que son « émotion » (Carraud 1911, p. 276-280, en particulier p. 278 et 279). Alfred Bruneau, en 1897, invoque déjà ces mêmes catégories prégnantes du classicisme (« équilibre », « simplicité », « sobriété »), de l’émotion (« pitié », « humanité ») et de la force (« force expressive », « solide »), pour caractériser le Beau musical :

Que la Symphonie en ut mineur de M. Camille Saint-Saëns, de facture si magistrale, d’équilibre si solide, d’instrumentation si curieuse, si variée, si puissante, en laquelle l’orgue, uni à toutes les sonorités de l’orchestre, apporte un élément si imprévu, soit une des plus belles qui aient été écrites, c’est à cette heure un fait indéniable. Que le premier acte de la Valkyrie, par sa simplicité, sa sobriété d’exposition, son éloquence musicale, sa force expressive, sa splendeur harmonique et mélodique, atteigne au sublime, c’est ce que les nombreuses représentations de l’opéra ont démontré à la foule. Que l’Ouverture de Tannhaüser résume magnifiquement le douloureux drame d’humanité, de pitié, de passion et de sacrifice, c’est ce qui, aujourd’hui, ne saurait être mis en doute par personne (Bruneau 1897, p. 4).

Le discours esthétique clamé dans cette revue est donc bien de l’ordre de la surenchère : ses catégories, excepté celles de la joie et de la lumière dans le corpus étudié ont été validées déjà quinze années auparavant.

Cependant, tandis que la musique allemande devient de moins en moins admirée, une nouvelle valeur, dictée par le contexte d’« Union sacrée esthétique », s’ajoute : celle de la diversité, mise en lumière dans la revue par l’intermédiaire d’Alfred Bruneau, de Gustave Samazeuilh et de Lalo (Bruneau 1916, p. 140)6Bruneau déclare dans son discours d’inauguration du Premier Festival de Musique française le 16 juin 1916 : « La diversité, c’est, il me semble, […] une des qualités les plus remarquables [de la musique française moderne] : diversité d’accent, de sentiment, de couleur, de forme, de genre, que, de toutes les musiques modernes, elle est la seule à posséder » (Bruneau 1916, p. 140).. Le postulat, relié à l’axiome de l’« Union sacrée » est celui d’un Beau musical français par définition diversifié. Par conséquent, un virage esthétique, et non un revirement, s’opère. Ces valeurs sont revendiquées comme françaises dans un contexte de solidification du projet esthétique national. Leur cristallisation s’opère par le catalyseur des contingences politiques. Il en résulte une annulation du partage de la carte des genres musicaux entre l’Allemagne et la France et la caducité d’une reconnaissance de la supériorité de la musique pure allemande.

L’appréciation de la musique allemande dans les années 1900 est mitigée. Le partage, conclu équitablement, de la carte des genres entre l’Allemagne et la France est encore l’une des voix du discours esthétique. En 1901, le critique musical feuilletoniste du quotidien Le Temps, Pierre Lalo, est plutôt pro germanique. Bien qu’il condamne la scholastique et la discipline allemande et apparente le wagnérisme à un principe de mort, excepté chez Vincent d’Indy, il reconnaît en Parsifal les critères universels du Beau et décrète l’infériorité de la musique symphonique française par rapport à celle des grands maîtres allemands jusqu’au milieu du XIXe siècle, ne jurant que par Bach, Mozart et Beethoven (Lalo 1900c, p. 3). Même chez Berlioz, il décèle une construction déplorable, un romantisme « furibond » et démodé, un trop-plein de littérature empiétant sur le musical (Lalo 1901, p. 3). Il en est de même chez Raymond Bouyer, critique musical de la revue Le Ménestrel, qui adoube Beethoven, représentant « l’âme d’un nouveau monde », et plus largement l’Allemagne comme maîtresse de la musique pure : selon lui, dans le domaine musical, l’« invasion allemande depuis un siècle » n’est que « noble conquête » et constitue le « trésor et fond de [la] musique de concert » (Bouyer 1902b, p. 116).

Quant à Alfred Bruneau, il est essentiel de prendre acte de sa position d’avant-guerre, partagée entre une immense admiration pour le répertoire ainsi que les orchestres allemands, et le regret que la musique française contemporaine ne soit pas assez diffusée en France et en Allemagne. Il loue ainsi l’orchestre philharmonique de Berlin pour ses interprétations merveilleuses des Ouvertures des Maîtres chanteurs et de Tannhaüser. Il semble, à l’écoute de Till L’Espiègle, séduit par son « étonnante rudesse ironique », son « esprit étincelant » et sa « verve humoristique » (Bruneau 1901). Charles Koechlin, quant à lui, dès le début des années 1900, oppose à « l’Allemagne rêveuse et sensible » d’autrefois, une Allemagne actuelle, sans sensibilité ni cœur, dont l’« art sauvage » et « raffiné » correspond à l’« art des peuples barbares » (Koechlin 1904). Il discerne déjà dans la musique de Richard Strauss « agitation, mouvement, matérialisme et aspect guerrier » (ibid.).

Si, jusqu’à la veille du conflit, les critiques et musiciens entendent dépasser le wagnérisme par le Franckisme, le d’Indysme et Debussy, tout en reconnaissant et sacralisant le patrimoine symphonique allemand du XIXe siècle, de Beethoven à Schumann, au contraire, à partir de 1914, la résolution de l’impasse du wagnérisme par le retour à la musique de chambre contemporaine, tel que souhaité par la Société Nationale de Musique (SMI) ou le critique du Ménestrel, Raymond Bouyer, ne suffit plus (Bouyer 1902a, p. 44). Tous les genres, de la musique instrumentale à la musique vocale, sont revendiqués comme détenteurs et représentants de l’esprit français supérieur, et sous le joug de la musique pure allemande contemporaine. La revue diffuse des discours qui, tous, développent le thème de l’invasion de la musique allemande moderne, depuis 1870, en en faisant porter la responsabilité aux administrateurs musicaux, au public français, au snobisme antifrançais, au goût du clinquant et de la puissance, à la méconnaissance du répertoire français insuffisamment diffusé, et à la mainmise de l’œuvre wagnérienne sur la programmation. Si Wagner est encore admis comme génie de nationalité allemande, sa mise en quarantaine est souhaitée en attendant la nouvelle expansion de la musique française. Mais sont à bannir : Richard Strauss, Gustav Mahler, les « sous-Mahler », et Felix Weingartner (La direction 1916a, p. 52). Jean Huré, compositeur et musicographe, un des fondateurs de la SMI, grand admirateur de Debussy, partage la même position, accusant de son côté le milieu musical français internationaliste et antifrançais. Il dénonce : « Admirable de patriotisme sous le feu ennemi, le Français est, à son logis, plus antifrançais que ses pires adversaires » (Huré 1916, p. 28). Pour le compositeur Charles-René, la faute en incombe à l’ignorance du public :

Plus instruit des choses de la musique, le public français eût remarqué que l’Allemagne, si justement fière de son passé musical n’a révélé, depuis la mort de Schumann que deux maîtres de génie, Wagner et Brahms, tandis que la France donnait au monde une pléiade de compositeurs remarquables dans tous les genres. On se plaint des snobs : c’est des ignorants qu’il faudrait se plaindre. Depuis longtemps l’Allemagne musicale vit sur sa réputation passée. Deux grands artistes ne constituent pas une École, même quand ils s’appellent Wagner et Brahms. Pendant que le premier de ces deux hommes était ici l’objet d’une sorte de culte, d’une idolâtrie ridicule qui nous forçait de réentendre aux concerts du dimanche tous les fragments des ouvrages dont nos théâtres subventionnés abusaient – pendant la semaine ; pendant que s’accomplissait le rite wagnérien ; alors que le public français poussait le fanatisme jusqu’à faire venir des chefs d’orchestre allemands à l’Opéra de Paris et jusqu’à dîner à l’heure allemande pour communier plus complètement sous les espèces de la choucroute et de la saucisse avec le demi-dieu de Bayreuth, pendant ce temps, une grande partie des beautés produites par nos artistes nationaux depuis soixante-dix ans restaient dans les tiroirs de nos directeurs, de nos éditeurs, et beaucoup même. […] Et ainsi, nous ne nous sommes pas aperçus que depuis soixante-dix ans, l’École française musicale est en plein épanouissement, vivace, complète, avec des chefs-d’œuvre remarquables, dans le théâtre, clans la musique religieuse et dans la Symphonie ! […] Il serait puéril de nier les beautés des œuvres étrangères. Mais nous serions criminels envers notre pays en ignorant, en laissant ignorer, et même en ne propageant pas assez les productions de l’Art qui peuvent favoriser le bon renom de la France et lui faire donner, dans ce domaine, comme tant d’autres, la place d’honneur à laquelle elle a droit (René 1916, p. 113).

Prenons pour exemple la proclamation de Francis Casadesus, qui incrimine l’« emprise » allemande depuis cinquante années, et accuse le public français d’« aveuglement » devant la « boursouflure » germanique et le « clinquant » austro-hongrois (Casadesus 1915, p. 19) : « Voici près d’un demi-siècle que lentement, méthodiquement, la musique allemande a envahi le champ si fertile de l’art musical français, qu’elle a systématiquement étouffé » (Hayet, Casadesus et Brodier 1916, p. 135-136). Bruneau dénonce également ce qu’il nomme identiquement cette « invasion », facilitée par un public trop « courtois et hospitalier », dans son discours inaugurant le premier Festival de musique française le 16 juin 1916 :

L’invasion lente, méthodique, continue, éhontée, de la nouvelle musique allemande nous fut – ai-je besoin de le rappeler ? – très préjudiciable. Nous avons vu acclamer, dans nos théâtres et dans nos concerts, des chanteurs, des instrumentistes, des ouvrages allemands d’évidente infériorité (Bruneau 1916, p. 140).

La résolution commune à ces discours est celle d’une guerre, une « croisade » à mener contre la modernité allemande non seulement pendant, mais après la guerre. Dès décembre 1915, le compositeur Sylvio Lazzari lance un appel à une « campagne énergique » en faveur de la musique française qui devrait occuper une première place dans les programmes. La paternité du mot « croisade » dans la revue revient à Charles René. Celui-ci réclame, tout comme Bruneau, une diffusion réelle et exhaustive des créations françaises contemporaines succédant à la sempiternelle répétition de quelques chefs d’œuvres tels Carmen : « Cette croisade faite, en France, par des Français, en faveur d’œuvres musicales françaises, sera assez neuve et originale » (René 1916, p. 113). Jean Huré fait preuve de cette même belligérance : « Préparez la guerre contre l’invasion et le pillage intellectuels, scientifiques, esthétiques, des étrangers, amis ou ennemis, dont la France est victime, par sa faute, depuis tantôt un siècle » (Huré 1916, p. 26).

Le discours d’inauguration du premier Festival de musique française, prononcé par Alfred Bruneau, est mis en exergue par une triple édition dans la revue7Voir, dans la bibliographie, Bruneau 1916.. Lors de cette prise de parole médiatisée et placée sous la gouverne républicaine, Bruneau entend prolonger l’« Union sacrée » après la guerre. Il faut, déclare-t-il, « chasser les envahisseurs du temps de paix, aussi redoutables et exécrables que ceux du temps de guerre », et « reconquérir ici la place qu’ils avaient prise trop facilement » (Bruneau 1916, p. 140). Dans ce nouveau paysage musical, les maîtres allemands du passé avant 1850 sont néanmoins intégrés.

En mars 1916, la Ligue nationale pour la défense de la musique française, nationaliste, revendiquant une supériorité française de la race latine, et « antiallemande », est fondée par Charles Tenroc. Ce dernier est critique musical à la revue Comœdia, à laquelle adhèrent des artistes et de nombreux mélomanes. Or, La Musique pendant la guerre a auparavant permis à Tenroc de s’exprimer dans sa tribune, et lui a donné suffisamment de portée et de moyens de diffusion pour qu’il crée sa Ligue. Tenroc y publie son projet de ralliement en janvier 1916. Il en appelle à une politisation de la vie musicale, en temps de guerre : « Le temps n’est plus où il était élégant de proclamer que l’art n’a pas de patrie – comme si l’art ne remplissait pas un rôle économique et social », lance-t-il (Tenroc 1916a, p. 55). Il décrète un embargo sur la musique allemande contemporaine, jusqu’au retour de l’Allemagne à la civilisation et à l’humanité. Il pointe avec virulence les Français qui refusent de prendre part au combat, les « hésitants, les internationalistes pénitents, les naturalisés douteux, les esthètes embusqués, les utopistes asservis ». Il préconise d’« écarter […], pour longtemps, l’exécution publique des œuvres franco-allemandes contemporaines, non tombées dans le domaine public, leurs interprètes, Kapellmeister et virtuoses » (ibid.). Cependant, pour Tenroc

[il] n’est pas question de priver nos jeunes générations des chefs-d’œuvre qui constituent le patrimoine esthétique d’outre-Rhin, ces trésors de la beauté humaine leur sont nécessaires. L’humanité libre et sentimentale de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Gluck, de Haydn, de Schumann, issue des cultures latines, est immortelle (ibid.).

Aux antipodes de cette position exprimée dans cette revue se trouve celle de Charles Koechlin, qui y entreprend de promouvoir les conférences sur la musique française qu’il s’apprête à prononcer en guise d’action patriote :

De mon côté, j’entreprends pour cet hiver une série de conférences sur la musique française moderne, et j’estime que, dès à présent il faut en affirmer l’existence et la beauté. C’est une vaste étude (bien que je laisse de côté maint auteur de talent) qui ne me prendra pas moins de seize conférences. Leur intérêt sera, je crois, non dans un langage paré de toutes les fleurs de la rhétorique, mais dans les exemples musicaux que je compte jouer pendant ces causeries, pour bien faire comprendre au public ce qu’un livre ou un article de critique ne peut pas toujours lui expliquer (Koechlin 1915b, p. 40).

Cependant, nous pouvons révéler au grand jour la stratégie du discours de propagande déployée requise dans La Musique pendant la guerre. Koechlin mène un combat au-dessus de la mêlée nationaliste en faveur de la Beauté et de la morale incarnées, selon lui, dans l’art français depuis des siècles. En effet, ce que Koechlin ne déclare pas dans cette revue, ou ce qu’elle ne laisse pas apparaître, c’est qu’il se situe, de façon claire et indiscutable, tout autant comme l’adversaire des Allemands nationalistes en guerre contre la France, que comme l’antagoniste des nationalistes français de droite qui se distinguent par leur glorification du classicisme hérité de Rome. Parmi eux, en musique, Charles Tenroc. Entre 1915 et 1918, Koechlin promeut abondamment devant un auditoire mélomane, intellectuel et patriote de salons parisiens, le lectorat intellectuel artiste de la Gazette des beaux-arts, et un public américain en 1918 lors d’une mission de propagande culturelle qui lui est confiée par le gouvernement, certes un classicisme français, mais helléniste, caractérisé par « la joie des proportions harmonieuses, des éléments bien choisis, de l’initiative libre et hardie dans les trouvailles, du tact dans l’expression » (Koechlin 1915a, dans Duchesneau 2006, p. 47). Il incrimine l’art latin, esthétique intimement liée à un « cabotinage de la religion », « coupable de l’effet » (Koechlin 1916, dans ibid., p. 104-105) qu’il condamne fermement pour son orgueil. Dès sa première conférence en 1915, intitulée « Considérations générales sur la musique moderne et l’École française », il prend le contre-pied des fervents protectionnistes de l’art et définit une musique française qui doit également sa grandeur aux influences internationales, dont allemandes, si elles sont bonnes :

Voici maintenant l’influence étrangère contre laquelle on s’élève ; laquelle ? Liszt ? Wagner ? Moussorgski ? Stravinski ? Schoenberg ? Mais depuis quand est-il prouvé que toute influence étrangère est mauvaise ? (Koechlin 1915a, dans ibid., p. 44).

En 1909, il publie des lignes antigermaniques au sujet de la musique allemande moderne, critiquant en outre le mot d’ordre « Deutschland ueber alles », dans la Chronique des arts et de la curiosité, et appelant implicitement de ses vœux l’Allemagne « sensible » et « saine » d’autrefois :

À présent, les Titans germains entassent Pélion sur Ossa et n’arrivent pas toujours à escalader l’Olympe. Chez Bruckner, on pressent déjà l’Allemagne moderne, son amour de la force, son goût du « colossal », son ambition de créer des œuvres sublimes, alors qu’elle n’atteint souvent qu’à l’emphase. Mais en art, la vraie force est celle du trait juste ; et la plus grande faiblesse, c’est une grande sonorité ou un long développement qui ne sont pas soutenus par une belle idée. Je crains qu’il n’y ait aujourd’hui dans la Germanie victorieuse (qui se croit victorieuse aussi dans le domaine musical, à cause de ses grands classiques d’autrefois), un mal terrible, et qui ne pardonne pas : l’orgueil, la volonté de dominer… « Deutschland ueberalles ! ». Que nous sommes loin de l’Allemagne ancienne : familière, intime, naïve, doucement et profondément sensible, saine et forte aussi ! Mais que dirait Mozart s’il entendait les œuvres de M. Richard Strauss ! (Koechlin 1909, p. 316).

Sa croisade initiée fin 1915 dure toute sa carrière. Il prononcera à partir de cette date, et jusqu’en 1948, 75 conférences et 36 causeries radiophoniques d’histoire de la musique, selon un plan archétypal d’Histoire de la musique centrée sur la France qu’il conçoit durant la Première Guerre mondiale (Bouscant 2010).

 

Conclusion

« Il faut agir », tel est le titre d’un article de la rédaction (Casadesus 1915, p. 19-20) qui, en un paradoxe concomitant à la création de La Musique pendant la guerre, cherche le consensus tout en incitant au débat national. Dans cette exhortation à l’action, le choix du mot « agir » est significatif. Au discours politique patriotique et réaction contre la barbarie de l’ennemi s’ajoute une prise de position esthétique sur la définition de l’Art français verbalisée.

Renforcé par ce catalyseur de la guerre, le discours selon l’« esthétique de la nation » publié dans la revue n’est ni une réaction, ni un ressentiment, mais une expression directe quoiqu’exacerbée et colorée de patriotisme, des opinions, idées et positions d’une importante partie du milieu critique et musical depuis quarante-cinq ans. Cette période, très précisément définie dans les divers discours relevés, s’ancre dans un terreau de revanche et de patriotisme antigermaniques, dans la lignée des premières revendications nationalistes de la Société nationale. La guerre engendre une prise de conscience. Elle est un drame conjoncturel qui force à considérer un problème patent grevant la diffusion de la musique française depuis des décennies. Par conséquent, bien que conjointes à des positions politiques très diversifiés, les catégories de fond des discours respectifs sont communes et en partie inchangées. S’y ajoute la mise en exergue de celle de la diversité, et celles de la joie. Autre point commun, le répertoire allemand moderne straussien jugé « immoral » et anti-esthétique est disgracié jusqu’au réveil humain et civilisé de l’Allemagne. Le répertoire allemand jusqu’à Wagner est toujours sacralisé mais sera mis à une place considérée comme légitime : en sourdine.

 

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Liouba Bouscant, « L’ Union Sacrée” esthétique dans La Musique pendant la guerre. Trêve des débats pour la refondation du projet national », Revue musicale OICRM, vol. 4, no 2, 2017, p. 58-74.

  • Référence électronique

Liouba Bouscant,« L’ Union Sacrée” esthétique dans La Musique pendant la guerre. Trêve des débats pour la refondation du projet national »,  Revue musicale OICRM, vol. 4, no 2, mis en ligne le 14 décembre 2017, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol4-n2/union-sacree/, consulté le…


Auteur

Liouba Bouscant, Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris

Liouba Bouscant est docteur en musicologie et qualifiée aux fonctions de Maître de conférences. Agrégée de musique et diplômée du Conservatoire National Supérieur de musique et de Danse de Paris, elle y est actuellement responsable du Département Musicologie et Analyse. Ses recherches portent sur les rapports entre esthétique et politique au XXe siècle, et notamment sur le compositeur Charles Koechlin. Elle a publié un ouvrage sur les quatuors à cordes de Chostakovitch (L’Harmattan, 2004), et prépare actuellement l’édition d’écrits de Charles Koechlin (Vrin).

Notes

Notes
1 On enregistre 15 concerts officiels en janvier 1915, et 119 en 1918 (Segond-Genovesi 2007, p. 407).
2 Gustave Charpentier répond à l’automne 1915 à la question posée par la revue : « [J]e me suis senti incapable, durant ces longs mois d’attente, de faire de la musique » (Charpentier 1915, p. 5) et explique avoir créé une Croix rouge auxiliaire de Mimi Pinson. Quant à Charles Koechlin, qui, de novembre 1914 à mai 1915, s’engage auprès des blessés, il explique ses scrupules et son rôle d’artiste durant le conflit en ces termes : « Si nous, les “vieux”, souffrons de voir mourir ces jeunes, avec l’idée que nous sommes moins exposés, la tristesse qui en résulte… vient uniquement de l’impression que nous laissons tuer ces jeunes sans nous exposer autant, et que ce n’est pas juste. Elle ne vient pas du tout de l’idée qu’en cela nous n’avons pas été “utiles” à la Patrie ; car, utiles, nous le sommes autant, et plus, comme infirmiers, comme administrateurs, et une fois la Paix faite, comme artistes : mais nous souffrons d’un sentiment d’injustice, celui d’être relativement tranquille alors que ces pauvres gens vont se faire tuer » (Charles Koechlin, lettre à Suzanne Koechlin, 11 août 1914, dans Caillet 2007, p. 124).
3 Le Conservatoire populaire Mimi Pinson fondé par Gustave Charpentier devient œuvre de guerre à partir de novembre 1916 (Niccolai 2014, p. 236).
4 Le comité d’honneur de Festival réunit les députés Charles Lecocq, Paul Meunier et Lucien Millevoye, présidant le groupe parlementaire de l’Art, ainsi que Camille Saint-Saëns, auteur de Germanophilie publié la même année, et Vincent d’Indy notamment.
5 Y participent cependant Alfred Bruneau, Debussy, Gustave Charpentier, Paul Dukas, Gabriel Fauré, Vincent d’Indy, Gabriel Pierné, Henri Rabaud, Henri Busser, André Gedalge, Guy Ropartz, Léo Sachs, Gustave Samazeuilh, musiciens aux tendances politiques variées.
6 Bruneau déclare dans son discours d’inauguration du Premier Festival de Musique française le 16 juin 1916 : « La diversité, c’est, il me semble, […] une des qualités les plus remarquables [de la musique française moderne] : diversité d’accent, de sentiment, de couleur, de forme, de genre, que, de toutes les musiques modernes, elle est la seule à posséder » (Bruneau 1916, p. 140).
7 Voir, dans la bibliographie, Bruneau 1916.

ISSN : 2368-7061
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