Analyses et interprétations de la musique,
la mélodie du berger dans le
Tristan et Isolde de Richard Wagner,
de Jean-Jacques Nattiez

Paris, VRIN, 2013, 401 pages

Claude Abromont

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Mots clés : analyse musicale ; interprétation musicale ; Jean-Jacques Nattiez ; Tristan und Isolde ; Wagner.

Keywords: music analysis; music interpretation; Jean-Jacques Nattiez; Tristan und Isolde; Wagner.

 

Jean-Jacques Nattiez (2013), <em>Analyses et interprétations de la musique, la mélodie du berger dans le</em> Tristan et Isolde <em>de Richard Wagner</em>, Paris, VRIN, 401 pages.Certains choisissent d’éclairer la cohérence d’une composition singulière. D’autres s’attachent plutôt à démontrer la pertinence de méthodes applicables à de larges corpus de compositions. Généralement opposées, ces deux approches s’allient dans le livre de Jean-Jacques Nattiez. Il offre une analyse approfondie, quelquefois pratiquée avec enthousiasme, portant sur le solo de cor anglais joué au lever du rideau du troisième acte du Tristan und Isolde de Richard Wagner. Mais la dense publication propose tout autant une évaluation dépassionnée des principales méthodes analytiques, notamment celles dont les procédures tendent à être plus ou moins explicites et reproductibles.

Le caractère hors norme de cette démarche devient patent dès que cet ouvrage de 2013 est replacé dans la perspective de deux axes paradigmatiques qui parcourent tout l’oeuvre musicologique de Nattiez : d’une part, son étude de la pensée théorique et musicale wagnérienne, un travail entamé dès Tétralogies, Wagner, Boulez, Chéreau. Essai sur l’infidélité de 1983 (Paris, Bourgois), poursuivi par le Wagner androgyne de 1990 (Paris Bourgois), affiné dans l’édition critique des esquisses de Siegfried’s Tod en 2004 (Paris, Société française de musicologie) et encore approfondi dans le définitif Wagner antisémite de 2015 (Paris, Bourgois). D’autre part, l’élaboration d’une musicologie générale, qui court des Fondements d’une sémiologie de la musique (1975, Paris, Union générale d’éditions) à l’ouvrage Musicologie générale et sémiologie (1987, Paris, Bourgois), ainsi qu’à Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle (2001-20051Pour la version italienne (Torino, Einaudi). 2003-2007, pour la version française (Arles, Actes Sud ; Paris, Cité de la musique).), et dont la trajectoire devrait mener au futur Traité de musicologie générale.

Dans son avant-propos, l’auteur confie lui-même avoir hésité. Les fines propositions d’analyse de la mélodie du berger proposées ici, largement collectives, constituent-elles un moment de ses réflexions sur Wagner ou un chapitre de sa gestation d’une vision globale de la musicologie ? Pour ne pas se contenter d’une réponse par trop réductrice à cette question, une publication séparée restait l’unique solution, elle seule étant en mesure de rendre justice à une recherche tentaculaire effectuée par une armée de spécialistes d’hier et d’aujourd’hui, inaugurée par un cycle de conférences tenu en 1993 au Collège de France, poursuivie par une publication collective dans un numéro spécial de Musicae Scientiae (1998), et concrétisée par de nombreuses conférences internationales tenues entre 1990 et 2012.

Une telle multiplicité de problématiques et de contributions ne pouvait conduire qu’à un ouvrage particulièrement foisonnant. Trois ambitions principales peuvent en être dégagées :

  • aborder les principales méthodes d’analyse et d’interprétation de la musique, explorées en mariant volonté pédagogique et souci taxinomique ;
  • combiner ces différentes méthodes par l’articulation de la tripartition de Jean Molino, c’est-à-dire en débutant par les nombreuses formes d’analyse de la partition (niveau neutre), en poursuivant par des expériences menées sur sa réception (niveau esthésique) et en concluant sur une exploration des esquisses et des sources musicales, littéraires et philosophiques du solo (niveau poïétique) ;
  • ne pas se contenter d’énumérer et d’articuler ces méthodes, mais tenter d’élargir la tripartition en vue de parvenir in fine à une transfiguration de la compréhension intuitive de l’objet analysé. Ainsi, au lecteur ayant vaincu plus de 300 pages passionnantes, parfois ardues, les ultimes chapitres dévoilent une interprétation globale et originale de l’opéra de Wagner.

Dans son introduction, Nattiez précise (p. 16) que son « travail consiste fondamentalement à proposer une approche combinée des différentes formes d’analyses, de commentaires et d’exégèses, même si les contraintes de la rhétorique obligent à les présenter les unes après les autres ». Certaines formes d’analyse sont tout de même, à l’occasion, menées simultanément, comme dans le schéma dépliable situé entre les pages 130 et 131, exemple où sont associées de façon lumineuse une analyse implicative à la Meyer et une analyse paradigmatique du solo.

L’idée de combiner le plus grand nombre possible d’approches analytiques relève surtout d’une problématique centrale chez Nattiez, celle de la mise en série. Deux années plus tard, en 2015, il cite encore Jean Molino en ce sens, à la p. 55 de son Wagner antisémite :

C’est un principe essentiel que celui de série. Une inscription isolée ne livre qu’une partie de son enseignement ; elle ne prend son vrai sens qu’au sein d’une série ; plus la série est abondante et variée, plus l’inscription devient intéressante. C’est la règle d’or exprimée pour tous les monuments archéologiques par Eduard Gerhard : « Qui a vu un monument n’en a vu aucun ; qui en a vu mille en a vu un ».

Le livre présente ainsi une succession d’analyses, amplement commentées et discutées, souvent précédées d’initiations pédagogiques aux différentes méthodes pratiquées (les analyses linéaires, p. 42-44 ; les méthodes prolongationnelles, p. 52-53 ; la méthode de Meyer, p. 73-77 ; l’analyse formelle, p. 91-92 ; l’analyse paradigmatique, p. 121-125 ; la relation de conformance de Meyer, p. 173-176 ; les différences entre « sémantique » et « herméneutique », p. 185-194). Une telle approche permet de construire en creux un formidable traité d’analyse. La nature du langage harmonique de Wagner écarte malheureusement la Set Theory – sur laquelle Nattiez s’était déjà interrogé, ses réflexions ayant été publiées dans les actes du colloque tenu à l’Ircam en octobre 2003 (Sampzon, Delatour, 2008) – des différentes formes d’analyses étudiées, interdisant un panorama plus complet des méthodes couramment pratiquées. En l’état, il est déjà considérable et précieux.

Concernant l’application de ces différentes méthodes au solo de Wagner, se succèdent, pour les 102 pages consacrées au niveau neutre, les principales formes d’analyses linéaires, comme l’analyse schenkérienne, nourrie par des propositions de réduction du solo d’Heinrich Schenker et d’Allen Forte ; l’analyse prolongationnelle, illustrée par Fred Lerdhal et Nattiez ; l’analyse prosodique, traitée par Annie Labussière et Nattiez ; l’analyse implicative, abordée par Nattiez. Viennent ensuite les analyses de la forme, avec des segmentations de Forte, Hugo Leichtentritt, Alfred Lorenz, Jacques Chailley, Labussière, Fred Lerdahl, et enfin les analyses paradigmatiques de Lerdahl, Labussière et Nattiez lui-même.

Pour les 73 pages de la partie esthésique, Nattiez débute par une comparaison entre onze interprétations historiques du solo, puisque, écrit-il à la p. 147 :

Ce sont les choix de l’exécutant qui conditionnent les réactions des auditeurs, mais ce que joue l’interprète dépend aussi de l’analyse, plus ou moins systématique, plus ou moins cohérente, plus ou moins intuitive, qu’il en fait, notamment pour décider de ses phrasés.

D’une certaine façon, d’après l’auteur, l’interprétation est une zone complexe, intermédiaire entre les différentes analyses de niveau neutre et l’étude des stratégies perceptives des auditeurs. Mais les interprétations impliquent aussi une conduite poïétique autonome. Et elles s’avèrent déterminantes pour les études sur la réception de l’oeuvre que Nattiez envisage de mener dans la seconde partie de son livre. Il confronte ainsi les onze interprètes choisis aux analyses proposées auparavant, tentant en conclusion une proposition globale de phrasé. Il poursuit par l’étude de huit expériences faites par Irène Deliège auprès de participants musiciens et non-musiciens, testant certaines des règles de regroupement développées par Lerdhal. Sont ensuite étudiés quelques-uns des nombreux guides d’écoute de Tristan, notamment celui de Hans von Wolzogen, fondateur de la notion de Leitmotiv. Enfin, trois expériences sémantiques menées avec des étudiants de l’Université de Montréal dans les années 1990 sont décortiquées.

Puis, 67 pages sont consacrées au projet même de Wagner, à sa vision poïétique. Sont abordés les sources, les lettres, les esquisses et variantes, quelques costumes et tableaux de peintres, ainsi que le corpus des oeuvres qui ont pu marquer Wagner, dans les musiques traditionnelles comme dans les musiques « savantes » (ranz des vaches, chants de gondolier, solo de Meyerbeer dans Le prophète, etc.), réintroduisant fréquemment de brèves analyses paradigmatiques, soit pour mieux approcher ces nouveaux matériaux sources, soit pour les comparer au solo de cor anglais. Pour finir est interrogée la notion de « nostalgie ».

La quatrième partie de l’ouvrage, de 72 pages, est intitulée « herméneutique ». Différents angles interprétatifs y sont proposés, qu’ils soient psychanalytiques – reposant sur les travaux de Donald Woods Winnicott et de Michel Imberty –, ou métaphysiques – se penchant alors tant sur la notion de rêve que sur la pensée de Schopenhauer. Une vision globale et fulgurante du Tristan en son entier émerge au fil de la synthèse effectuée dans les ultimes pages de l’essai. La résumer ici serait un peu comme annoncer le nom du coupable dans un roman d’Agatha Christie. Nous préférons laisser la surprise au lecteur, suggérant simplement, entre autres, qu’il découvrira pourquoi le diptyque orchestral issu de l’opéra, aujourd’hui appelé « Prélude et mort d’Isolde », avait été conçu en son temps par Wagner en tant que « Mort d’amour d’Isolde et transfiguration ».

Le plan de l’ouvrage que nous venons de dégager peut poser question. Il semble naturel de s’interroger sur les raisons qui ont poussé un adepte de la tripartition à adopter une articulation en quatre et non en trois parties. Pourquoi avoir séparé le poïétique de l’herméneutique ? Une fin de phrase (p. 191) y répond : « parce que l’herméneutique moderne n’a pas thématisé la discrépance entre le poïétique et l’esthésique ». Au fil de l’ouvrage, la tripartition est ainsi réinterrogée, nuançant tout d’abord les mouvements articulant ces trois étapes de l’approche musicologique, comme par exemple la distinction fondamentale effectuée entre esthésique inductive et externe (interprétation des résultats de l’analyse immanente du point de vue des conduites esthésiques auxquelles l’oeuvre donne lieu, ou projection sur les structures immanentes des résultats d’une enquête esthésique externe) et entre poïétique inductive et externe (interprétation des structures immanentes en leur assignant une portée poïétique, ou éclairage des structures par des informations extérieures à l’oeuvre, comme des esquisses ou des extraits de correspondance).

La question ultime semble cependant être celle-ci : l’herméneutique prend-elle part à la tripartition ? Ou la fait-elle exploser ? Selon Nattiez, qui a toutefois évolué sur ce point, l’herméneutique est une intuition d’ordre esthésique, et donc une contribution du musicologue-analyste. Mais cette contribution porte sur le sens que peut revêtir le projet poïétique du compositeur étudié. Enfin, elle est dépendante de la rigueur portée au départ à l’étude du niveau neutre. Ce serait donc l’unique véritable synthèse.

En résumé, pour saisir une oeuvre, deux temps doivent être confrontés : un temps long (nécessitant quelquefois plusieurs années d’investigation), celui de l’analyse, de la recherche de documents, de la compilation des différentes contributions et de la confrontation d’idées, opposé à un temps fulgurant, celui de la compréhension intuitive, de la découverte de sens. L’herméneutique ne relève donc pas de la tripartition, bien que cette dernière reste la condition indispensable et préalable lorsqu’un musicologue souhaite que la synthèse qu’il effectue soit d’ordre scientifique, autorisant alors la contestation, processus complexe générant une progression continue de la connaissance.

Derrière son exposé analytique sur Wagner, Nattiez a démontré, par l’exemple, sa vision de l’éthique du musicologue.

L’enjeu du livre se situe de toute évidence dans cette affirmation d’une synthèse qui ne peut être que tardive, fruit d’un long travail préalable. Pour beaucoup, la pensée de Nattiez a été connue par le prisme de son analyse de la monodie pour flûte de Claude Debussy, Syrinx, telle qu’elle figure dans son livre de 1975. Il s’agissait alors du projet d’une fondation d’une sémiologie de la musique et il se concentrait exclusivement sur les dimensions structurelles de la pièce. Aucune réflexion concernant son titre ou son harmonie modale. Rien non plus sur les références antiques, le projet artistique, etc. Or, pour son approche du solo de cor anglais, l’objectif est tout autre. Sa volonté est de parvenir à la plus large synthèse possible, incluant non seulement les approches cognitives, mais aussi la sketch analysis (analyse des esquisses), et, tout simplement, l’histoire. Il souhaite que le lecteur puisse « comprendre », « aimer » et, en définitive, mieux « écouter » Tristan. Mais il ambitionne aussi que le lecteur-musicologue, face à une autre oeuvre dotée d’une même pluralité d’enjeux, ait acquis une méthodologie lui permettant de procéder par lui-même sur un mode similaire. Seulement alors, après un chemin aussi riche et rigoureux que celui parcouru dans ce livre, il pourra faire émerger ses propres rivages inexplorés. Et Nattiez rêve d’être le premier lecteur de ces travaux futurs.

Contrat délicat à tenir… Si la première partie du livre devrait s’imposer en tant qu’outil pédagogique de référence pour aborder l’analyse musicale, combien de lecteurs parviendront jusqu’à la fin du livre ? Il faut attendre la page 301 pour que le solo de cor anglais soit enfin replacé dans l’opéra tout entier, inaugurant une nouvelle phase des réflexions. Et le lecteur découvre à cet instant que la partition du solo figurant à la p. 17 ne suffit pas et qu’il doit se munir de la partition d’orchestre intégrale avant de continuer la lecture ! Pourtant, cette captivante dernière partie herméneutique semble être particulièrement accessible à de très nombreux lecteurs mélomanes, esthètes ou philosophes. En raison du projet global, elle court le risque de ne profiter qu’à quelques rares musicologues aguerris et persévérants.

Pour conclure sur le versant « traité d’analyse » du livre de Nattiez, notons que de nombreux praticiens ont ces dernières années choisi de rattacher l’analyse au champ exclusif de la didactique. Nattiez tranche en sens inverse, affirmant à la p. 148 : « Il ne fait pas de doute pour moi que la pratique de l’analyse musicale constitue un objectif musicologique à part entière qui n’a pas besoin, pour être légitime, d’autre justification que le progrès de la connaissance ». Ajoutons, quant à nous, que l’analyse offre par surcroît ses propres plaisirs et éblouissements.

 


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RMO_vol.3.2_Wagner-Nattiez

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Claude Abromont, « Analyses et interprétations de la musique, la mélodie du berger dans le Tristan et Isolde de Richard Wagner, de Jean-Jacques Nattiez », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 2, 2016, p. 183-188.

  • Référence électronique

Claude Abromont, « Analyses et interprétations de la musique, la mélodie du berger dans le Tristan et Isolde de Richard Wagner, de Jean-Jacques Nattiez », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 2, mis en ligne le 23 mai 2016, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol3-n2/wagner-nattiez/, consulté le…


Auteur

Claude Abromont, Conservatoire de Paris (CNSMDP)

Claude Abromont, musicologue, est professeur d’analyse musicale au Conservatoire de Paris (CNSMDP). Auteur du Guide de la théorie de la musique (2001, Fayard-Lemoine), du Petit précis du commentaire d’écoute (2010, Fayard), et, avec Eugène de Montalembert, du Guide des genres et du Guide des formes de la musique occidentale (2010, Fayard-Lemoine), il a également publié un roman, Symphonie criminelle en mi bémol (2013, Bayard). La Symphonie fantastique ; enquête autour d’une idée fixe est sa dernière publication, parue en avril 2016 aux Éditions de la Philharmonie.

Notes

Notes
1 Pour la version italienne (Torino, Einaudi). 2003-2007, pour la version française (Arles, Actes Sud ; Paris, Cité de la musique).

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