Libertés d’écoute. Le son, véhicule de la relation, par Daniel Deshays
Paris, Éditions MF, 2023, 325 pages
Frédéric Dallaire
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Mots clés : cinéma ; création sonore ; écoute ; silence ; théâtre.
Keywords: cinema; listening; silence; sound creation; theater.
Cet ouvrage du concepteur sonore Daniel Deshays reprend les thématiques développées dans ses livres précédents. À l’instar de Sous l’avidité de mon oreille (2018), Entendre le cinéma (2010) et Pour une écriture sonore (2006), Libertés d’écoute (2023) considère le sonore comme un domaine qui se distingue des systèmes codés de la musique et de la parole. Au-delà de l’harmonie (p. 221) et de la signification (p. 119),
[i]l est impératif d’interroger le son par les variables qui lui sont spécifiques : par sa plastique, sa masse et ses textures perçues dans la distance ou la proximité, par ses durées, par la nature de ses flux, ses pressions et écoulements, la nature du geste qui l’induit, par toutes les différentes appréhensions d’un autre rapport au monde qu’échafaude la conscience d’écoute du phénomène sonore. (p. 220)
Plus qu’un objet, le son est le véhicule énergétique et sensoriel des relations qui composent les espaces, les matières, les actions et les corps (p. 12). Le sonore transmet la vivacité et la complexité du monde : la densité d’une forêt s’appréhende à travers les sons qui s’y diffusent, le rythme des pas transmet une vitesse de déplacement, la ventilation se compose de masses réverbérées à la provenance incertaine. Les concepteur·rice·s sonores orientent leur travail d’élaboration en écoutant cette complexité. Daniel Deshays mène sa recherche à partir de cette sphère pratique ; il questionne le son en cours d’élaboration et s’attarde à toutes les étapes des processus de création collective du théâtre et du cinéma. Pour lui, la posture des praticien·ne·s constitue le « meilleur terrain [pour] engager une pensée critique » (p. 14). L’objectif de ses questions : « comment faire ? », « comment construire ? » (p. 14) est de transmettre à la fois une conscience et un désir d’écoute : « déplier les variables de construction [du] son et […] comprendre comment les réarticuler ensemble » (p. 62).
Dans cette réflexion, la notion de geste permet de tisser des liens entre les conditions d’émergence du son, ses fluctuations énergétiques et ses effets sur les auditeur·rice·s. L’expressivité du son dépend en partie de l’action d’un corps sur un autre. La nature du geste (« douceur, maladresse, violence, hâte, etc. », p. 11) définit le son qui transporte dans ses vibrations la vitesse du mouvement, les traces d’une hésitation, l’empreinte d’un frottement (p. 241). Cette attention aux gestes déplace notre compréhension du processus d’écoute : plus que la recherche de la cause du son (sa source d’émission), il s’agit de percevoir la nature du geste qui a produit le son. La pratique du bruitage nous prouve par exemple bien ce passage de la causalité à la dimension relationnelle, le son devenant un objet transitionnel (p. 242). Le verre, l’assiette ou la chaise brisée pourrait avoir la même fonction dramatique, à la condition que sa manifestation sonore véhicule la violence du geste menant à l’éclatement des matériaux (p. 11). C’est ce qui explique que la ou le bruiteur·euse puisse utiliser une variété d’outils, d’objets et de surfaces pour sonoriser des situations qui n’ont au premier abord que peu de rapport avec la réalité représentée. De plus, la ou le praticien·ne doit écouter, à travers le geste, la diffusion du son dans l’espace acoustique considéré comme un contexte social. L’écoute de l’auditeur·rice dépendra beaucoup de la nature du lieu social investi : « espace intérieur public : cathédrale, chapelle, salle de concert […] ; espace extérieur : patio, jardin, ruelle, clairière […] ; espace de stockage : grange, garage, silo […] ; espace souterrain : caverne, galerie, égout […] ; espace mobile : voiture, avion, train » (p. 124). Ces différents espaces et les gestes inscrits dans les sons auront une expressivité différente s’ils sont utilisés sur une scène théâtrale, dans une séquence cinématographique, ou même dans un enregistrement musical. Le défi en est un de justesse des choix, sur le plan des actions, des espaces représentés, des matériaux sélectionnés et des relations que l’on veut rendre audibles (p. 12).
Structure d’adresse et conscience d’écoute
Cette étude des composantes fondamentales de la création sonore – « matières, gestes et espaces » (p. 132) – s’inscrit dans une réflexion approfondie sur la notion d’écoute. L’écoute concerne à la fois les membres de l’équipe de création théâtrale ou cinématographique et les spectateur·rice·s. Interroger l’écoute, c’est être attentif·ve aux contacts et aux échanges qui s’opèrent à travers ces expériences esthétiques (p. 139). Le champ sonore du théâtre est un lieu privilégié pour penser ces échanges, puisque c’est un espace composé de sons vivants et enregistrés (p. 120) qui traversent la scène et la salle (p. 89). Dans cet espace partagé, Daniel Deshays assemble des sons qui favorisent l’errance des auditeur·rice·s et l’exploration de la richesse poétique et acoustique du monde sonore. La pratique de la diffusion multicanale, l’attention minutieuse portée à l’entrée en scène et à la sortie des sons (p. 105), la gestion des silences qui font tendre l’oreille et la préparent au prochain surgissement sont autant de préoccupations esthétiques du concepteur sonore. Il s’agit de « gérer des météorites qui pleuvent sur la scène » (p. 105), d’orienter l’« ensemble des énergies qui circulent sur et autour du plateau » (p. 86). Dans cette cohabitation d’espaces et de temps disparates, les spectateur·rice·s s’attardent successivement à différents aspects et écarts de la situation. Ce parcours discontinu produit à la fois une liberté et une conscience d’écoute. C’est cette conscience qui permet à l’auditeur·rice de ressentir l’énergie sonore et de s’inscrire dans une expérience collective (p. 173 et 241).
L’utilisation d’un appareil de prise de son est une autre manière de développer cette conscience d’écoute. Tout d’abord, la structure d’adresse se retrouve dans le procédé d’enregistrement et de lecture du son fixé. Dans la prise de son, il y a « le désir de faire entendre et de désigner » (p. 135). Cette « injonction » (« Écoute ! », p. 135) implique une écriture : la mise en scène de la prise de son est en même temps une mise en scène de l’écoute (p. 68). Le preneur de son doit isoler et sélectionner les sons, déterminer le positionnement du microphone, choisir l’espace de propagation pour ses qualités acoustiques et sociales, et organiser dans une séquence temporelle l’apparition et l’évanouissement successifs des phénomènes (p. 68 et 77-78). Ce processus est décrit de manière remarquable par Daniel Deshays lorsqu’il présente ses choix de mise en scène pour trois créations distinctes. Pour la pièce Platonov d’Anton Tchekhov (mise en scène de Daniel Mesguish, 1981), il enregistre quelques comédiennes parcourant une forêt. La nature des voix lointaines (rires et cris) et l’acoustique particulière de la forêt produisent une énergie fluctuante qui « oblig[e] les auditeurs à soutenir leur écoute » (p. 234). Pour le film Toute une nuit (1982) de Chantal Akerman, Deshays remet en scène une musique dans une forêt, la nuit : « L’architecture des troncs est un habitat complexe et généreux qui adoucit et éclaircit les sons que l’on y place » (p. 234). Pour le film Inland (2009) de Tariq Teguia, il éloigne graduellement son microphone d’une chanson jouée à partir du système de son de sa voiture en s’enfonçant « dans la douceur acoustique des arbres » (p. 234). Cet enregistrement mobile redonne à la musique ses mouvements incertains et une qualité tactile pouvant rencontrer « la matérialité de l’image » (p. 235). Ainsi, chaque projet de création peut appeler une mise en scène singulière afin de développer des propositions sonores justes et adaptées aux thématiques en jeu. C’est à cette mise en scène (de la prise de son, du montage, du mixage et de l’écoute) que Daniel Deshays est attentif lorsqu’il décrit quelques séquences de films réalisés par David Lynch, Johan van der Keuken, Jean-Pierre Melville, Jacques Tati, Michel Fano ou Sergueï Loznitsa. Notons ici que ces descriptions précises et pratiques pourraient occuper une plus grande place dans la réflexion de l’auteur – par exemple, les premières analyses concrètes d’œuvres ne surviennent qu’à la page 79… Nous croyons que c’est sur ce terrain que Daniel Deshays donne une consistance à ses élaborations théoriques plus générales.
Le silence est un autre élément qui attise la liberté et la conscience d’écoute (p. 165-166). Ici encore, il faut considérer la part d’altérité et de partage de cet élément sonore : « [l]e lieu de réponse possible de l’autre est le silence que je dois lui proposer, un silence prolongé offert à la durée nécessaire à sa réflexion, et à sa liberté de rêver » (p. 16). Au théâtre, le silence des spectateur·rice·s témoigne d’une intention d’écoute, d’une qualité d’attention. Pour le metteur en scène, il s’agit de préparer des surgissements (p. 198), des variations d’intensité, de transmettre des affects de sidération, de suspension ou d’interrogation (p. 170). Le silence acquiert ses qualités par de légers bruissements, des « presque-riens inqualifiables [qui] colorent la matière » (p. 179). Il faut alors combattre la tendance à l’omniprésence de la parole pour utiliser la puissance de suspension du silence. Le cinéma, quant à lui, nous fait éprouver différentes tonalités du silence et de ses multiples usages : « silences des dialogues, silences d’instants de réflexion ou de solitudes de personnages, silence du jour, de la nuit ou des espaces déserts ou inhabités ; au tournage : silences des contre-champs dans l’apparition subjective d’un espace désolé » (p. 190-191). Chaque film peut proposer son mode d’existence du silence. Celui-ci est un évènement rare et saisissant qui se produit quand les contrastes et discontinuités avec les bruits témoignent des enjeux du vivant. Pour finir, le silence marque une pause, il étire le temps et en épaissit la densité, il représente « l’affirmation du solitaire » (p. 173), si l’on précise que cette solitude peut être partagée et qu’elle provoque une avidité, une tension, une ouverture vers la réalité écoutée.
Résistance et communauté
Daniel Deshays adopte la posture critique du résistant. Contre les protocoles normés et hégémoniques de « l’industrie de l’entertainment » (p. 312), il pratique et enseigne une écoute attentive des besoins de chaque projet de création, qui « devrait inventer son propre principe, sa propre méthode, son propre dispositif de prise comme de restitution. Toute forme doit rester adaptée à son contenu » (p. 230). De plus, il souligne que les concepteurs de son au théâtre détournent les outils conçus par l’industrie musicale (systèmes d’amplification, logiciels et consoles, p. 303-304). Son enseignement vise à « bâtir une dynamique de résistance » afin de former une « communauté de partage critique » (p. 313). Cette posture légitime produit toutefois des dissonances qui nuisent au projet de l’auteur. Alors qu’il pose l’écoute comme une ouverture à l’altérité, une possibilité d’affecter et d’être affecté par les réalités sonores et les configurations sociales et poétiques, Daniel Deshays postule une rupture entre sa démarche et toute une communauté de pratiques et de théorisations. Deshays résiste alors seul, à quelques exceptions près, à une industrie culturelle hégémonique qui impose des protocoles, des formes et des manières de penser. Cette posture est commode, car elle grossit les traits, elle conforte une position de singularité, voire de marginalité, dans le champ du savoir et de la création. La difficulté ici est que la figure du résistant détache le praticien et penseur du son de son milieu et l’empêche d’entrer en résonance avec la pluralité des gestes de résistance et d’instauration qui définissent notre époque. Daniel Deshays reprend alors la réflexion du début, sans grands égards à la pluralité des efforts et des réalisations de ses collègues.
Ainsi, la posture pratique du créateur qui aborde un nouveau projet sans a priori sur les méthodes et outils à employer tend à se rejouer dans la posture théorique du penseur de l’écoute et du sonore : il s’agit de « s’engager face à un “je ne sais pas”, voire un “je ne sais rien”, où il est préférable de “vouloir ne rien savoir”, dans la volonté de pouvoir approcher plus spécifiquement le projet » (p. 15). Dans ce contexte, la réflexion est ponctuée de jugements critiques très durs envers la situation contemporaine : « le son n’est pas […] l’objet de grands questionnements esthétiques » (p. 21) ; « serions-nous arrivés sur le lieu et les temps du mou, du flou, du fondu, du compressé [?] » (p. 26) ; « [s]i une histoire se profile, elle est à peine amorcée » (p. 145) ; « [c]omment l’idée d’introduire le sonore du monde dans l’art a-t-elle pu disparaître? » (p. 149) ; ou encore « [d]e l’enregistrement, jamais l’inattendu ne pourra surgir » (p. 183). Cette lecture pessimiste ne nous semble pas refléter la réalité actuelle et elle prive l’auteur de plusieurs occasions d’enrichir sa propre réflexion en dialoguant avec les concepts élaborés dans le champ maintenant diversifié des études sonores (sound studies).
Par exemple, il nous semble que la réflexion de Daniel Deshays sur le processus de création pourrait résonner avec la pensée des autres praticiens du sonore, dont les entretiens et écrits sont disponibles dans des recueils ou sur la Toile (Nicolas Becker, Félix Blume, Janett Cardif, Budhaditya Chattopadhyay (2021), Chantal Dumas, Michel Fano (1964), Heiner Goebbels, Kaye Mortley (2016), Yan Paranthoën (2002), Leslie Shatz, Nancy Tobin…). La critique des effets des avancées technologiques et des discours industriels sur les protocoles de création sonore (p. 31-33) pourrait se préciser au contact des idées de Juliette Volcler (2022). L’écriture d’une histoire des pratiques d’écoute, des évolutions technologiques et des modalités de représentation sonore (p. 62) est pour sa part l’objet des recherches de Rick Altman (1995), de Michel Chion (2003), de Mark Kerins (2011), de Jonathan Sterne (2003), etc. Une réflexion sur l’inscription de la musique dans une pensée élargie du son cinématographique est réalisée par Serge Cardinal (2018), Solenn Hellégouarch (2020), Danijela Kulewicz-Wilson (2019) et Philippe Langlois (2003). Enfin, les effets de la discontinuité entre l’image et le son sur l’écoute filmique (p. 136 et 149) est le sujet principal d’un livre de Véronique Campan (1999).
Si nous nommons tous ces exemples, ce n’est pas pour souligner un manque d’érudition, mais plutôt pour indiquer que les initiatives sont assez nombreuses et diversifiées pour ne plus constituer quelques exceptions dans un désert où tout est à construire et à inventer. La posture du résistant serait d’autant plus forte et porteuse si elle tenait compte des camarades qui travaillent tous, à leur manière, et à l’instar de Daniel Deshays, à explorer les territoires du son, à en questionner les présupposés, à développer une conscience d’écoute et à actualiser des espaces collectifs d’échange et de partage.
Bibliographie
Altman, Rick (1995), « Penser l’histoire du cinéma autrement. Un modèle de crise », Vingtième siècle. Revue d’Histoire, nº 46 (avril-juin), p. 65-74.
Campan, Véronique (1999), L’écoute filmique. Écho du son en image, St-Denis, Presses Universitaires de Vincennes.
Cardinal, Serge (2018), Profondeurs de l’écoute et espaces du son. Cinéma, radio, musique, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg.
Chattopadhyay, Budhaditya (2021), The Auditory Setting. Environmental Sounds in Film and Media Arts, Edinburgh, Edinburgh University Press.
Chion, Michel (2003), Un art sonore, le cinéma. Histoire, esthétique, poétique, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais ».
Deshays, Daniel (2006), Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions ».
Deshays, Daniel (2010), Entendre le cinéma, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions ».
Deshays, Daniel (2018), Sous l’avidité de mon oreille, Paris, Klincksieck.
Fano, Michel (1964), « Vers une dialectique du film sonore », Cahiers du cinéma, n° 152 (février), p. 30-36.
Hellégouarch, Solenn (2020), Musique, cinéma, processus créateur. Norman McLaren et Maurice Blackburn, David Cronenberg et Howard Shore, Paris, Vrin.
Kerins, Mark (2011), Beyond Dolby (Stereo). Cinema in the Digital Sound Age, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press.
Kulezic-Wilson, Danijela (2019), Sound Design is the New Score. Theory, Aesthetics, and Erotics of the Integrated Soundtrack, Oxford, Oxford University Press.
Langlois, Philippe ([2003]2024), Les Cloches d’Atlantis. Musique électroacoustique et cinéma : Archéologie et histoire d’un art sonore, Paris, Éditions MF.
Mortley, Kaye (2016), La tentation du son, Arles, Phonurgia Nova.
Sterne, Jonathan (2003), The Audible Past. Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham et London, Duke University Press.
Paranthoën, Yan (2002), Propos d’un tailleur de son, Arles, Phonurgia Nova.
Volcler, Juliette (2022), L’orchestration du quotidien. Design sonore et écoute au 21e siècle, Paris, La Découverte.
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Citation
- Référence papier (pdf)
Frédéric Dallaire, « Libertés d’écoute. Le son, véhicule de la relation, par Daniel Deshays », Revue musicale OICRM, vol. 12, no 1, 2025, p. 188-193.
- Référence électronique
Frédéric Dallaire, « Libertés d’écoute. Le son, véhicule de la relation, par Daniel Deshays », Revue musicale OICRM, vol. 12, no 1, 2025, mis en ligne le 13 mai 2025, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol12-n1/libertes-decoute-le-son/, consulté le…
Auteur
Frédéric Dallaire, Université de Montréal
Frédéric Dallaire est professeur de cinéma à l’Université de Montréal. Codirecteur du laboratoire La création sonore : cinéma, arts médiatiques, arts du son, il enseigne la pratique du son, de la vidéo et du montage, le cinéma expérimental et l’épistémologie de la recherche-création. Il réalise des films, des œuvres sonores, des projets musicaux et des conférences-performances. Ses recherches portent sur la pensée et la pratique du mixage, sur les liens entre l’improvisation et le cinéma et sur les démarches expérimentales d’altération et de résonance.