Transformational Analysis in Practice. Music-Analytical Studies on Composers and Musicians from Around the World, dirigé par Bozhidar Chapkanov

Wilmington, Vernon Press, 2024, 368 pages

Moreno Andreatta

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Mots clés : analyse transformationnelle ; musique contemporaine ; musique populaire ; théories néo-riemanniennes ; Tonnetz.

Keywords: contemporary music; neo-Riemannian theories; popular music; Tonnetz; transformational analysis.

 

L’analyse musicale transformationnelle est un domaine en pleine effervescence au sein de la musicologie contemporaine et, en particulier, de sa branche systématique, pour faire référence à la célèbre classification introduite il y a plus de 150 ans par le musicologue autrichien Guido Adler (1885). Dans ce corpus désormais assez riche et diversifié, l’ouvrage collectif dirigé par Bozhidar Chapkanov représente une remarquable nouveauté à plus d’un titre. Il s’agit du tout premier ouvrage collectif entièrement consacré à l’analyse transformationnelle du point de vue du « working musicologist », pour reprendre cette expression singulière employée jadis par le mathématicien Saunders Mac Lane à propos de son propre ouvrage autour de la théorie des catégories et qui était présenté à l’attention du « working mathematician » (Mac Lane 1971). Si le Oxford Handbook of Neo-Riemannian Music Theories (Gollin et Rehding 2011) représente une référence incontournable pour les théoriciens1Dans cet article, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte. de la musique, l’ouvrage Transformational Analysis in Practice n’est sans doute pas moins significatif dans le domaine de l’analyse musicale. À la dimension pratique de l’ouvrage, qui est bien mise en valeur dans le titre du recueil, s’ajoute un aspect qui est souvent négligé dans d’autres ouvrages consacrés à des approches similaires. En effet, comme le sous-titre l’indique clairement, le recueil se compose « d’études d’analyse musicale sur des compositeurs et musiciens du monde entier ». Il y a donc une évidente volonté, dans cet ouvrage, de dépasser les frontières géographiques entre les divers répertoires analysés. Or, un simple coup d’œil à la table des matières montre que ce dépassement des frontières n’est pas seulement géographique ; il concerne aussi les catégories traditionnellement utilisées comme « musique savante » et « musique populaire » (au sens à la fois de musiques traditionnelle et folklorique, mais aussi de popular music, terme incluant des genres différents comme le rock, la pop, le jazz et la chanson)2Pour simplifier la dénomination, les termes « musique contemporaine » et « musique savante » seront considérés comme synonymes, de même que « popular music » et « musique populaire », et cela bien que cette dernière expression en français renvoie parfois plutôt à la musique traditionnelle et folklorique.. L’objectif principal de l’ouvrage est ainsi de montrer la pertinence des outils de l’analyse musicale transformationnelle vis-à-vis de pratiques musicales issues d’une variété de traditions. À la lecture de la notice biographique du directeur de l’ouvrage, en quatrième de couverture, on comprend la philosophie qui a motivé cet ambitieux projet éditorial : il s’agit de montrer au lecteur que « l’analyse transformationnelle peut ouvrir nos yeux et nos oreilles à de nombreux détails harmoniques dans la musique du dix-neuvième et vingtième siècle, aspects que d’autres modes d’analyse n’arrivent pas à éclairer3« Transformational analysis can open our eyes and ears to many harmonic details in the music of nineteenth and twentieth centuries, which remain obscure in other modes of analysis » (traduction en français de ce passage de la quatrième de couverture par l’auteur). ». C’est une affirmation forte qui nous semble tout à fait pertinente à la lumière des avancées théoriques et des percées analytiques que l’approche transformationnelle a rendu possibles tout au long de sa (relativement) courte histoire, du moins si l’on considère que les « Foundational Studies » dans le domaine remontent aux années 1980. Moins d’un demi-siècle sépare donc les premières tentatives de fonder l’approche transformationnelle sur des bases théoriques solides, en particulier grâce à des modèles mathématiques et computationnels, et les écrits rassemblés dans cet ouvrage collectif. Pourtant, comme la riche bibliographie sur la théorie transformationnelle qui conclut l’ouvrage le montre clairement, les racines de cette démarche analytique remontent à la deuxième moitié du XIXe siècle, époque à laquelle ont vu le jour les traités de théoriciens de la musique tels François-Joseph Fétis, Gottfried Weber, Carl Friedrich Weitzmann et Hugo Riemann4Par ailleurs, l’appellation « néo-riemannienne », qui accompagne souvent la démarche transformationnelle, établit de facto cette généalogie et souligne la place centrale occupée par Hugo Riemann dans l’introduction d’outils théoriques relevant d’une approche fonctionnelle. Cette approche vise à mettre au cœur du dispositif analytique la notion de « fonction », dont la généralisation conduit tout naturellement à l’idée de « transformation » en tant qu’application définie sur des ensembles d’éléments susceptibles de décrire les différents espaces musicaux (hauteurs, rythmes, etc.).. Le fait de privilégier le terme « transformationnel » à celui de « néo-riemannien » est, dans tous les cas, pleinement justifié pour un ouvrage qui ne se contente pas de prolonger les idées de Riemann, mais présente une panoplie d’outils théoriques et d’applications analytiques tout à fait originaux.

L’ouvrage se compose de treize chapitres divisés en quatre grandes parties, proposant une organisation thématique de la démarche transformationnelle en théorie et analyse musicales à la fois riche et originale. Chaque partie s’accompagne d’une introduction rédigée par le directeur de l’ouvrage, qui détaille de façon critique le contenu à venir à travers les divers chapitres alors réunis. Le lecteur peut ainsi avoir un aperçu assez complet de l’ouvrage collectif en parcourant les introductions des quatre grandes parties.

 

Analyse transformationnelle et romantisme européen

La première partie est consacrée à l’application de l’analyse transformationnelle dans le répertoire romantique européen. Quatre chapitres offrent une excellente présentation de la riche palette des transformations néo-riemanniennes et de leur application dans l’analyse des musiques de Franz Liszt (l’étude « Un sospiro », les pièces Romance oubliée, Valse oubliée no 1, Trauervorspiel und Trauermarsch, Via Crucis, Bagatelle sans tonalité et Polonaise no 1), d’Hugo Wolf (le lied « Mein Liebster ist so klein »), de Franz Schubert (Sonate pour piano en ré majeur, D. 850, Trio pour piano et cordes n° 2), de Johannes Brahms (Ein Deutsches Requiem) et de Richard Wagner (Prélude de l’opéra Tristan et Isolde). La collection des transformations utilisées pour analyser ces passages comprend les trois opérateurs élémentaires que sont la transformation R ou passage au « relatif », la transformation P ou « parallèle » et celle dite L ou Leittonwechsel (à savoir le leading tone exchange ou « changement de note sensible5Si l’on considère, par exemple, l’accord de do majeur, les trois opérations R, P et L transforment cet accord respectivement en accord de la mineur (la relative de do majeur), do mineur (le parallèle de do majeur) et mi mineur (le Leittonwechsel de do majeur). »). On y trouve aussi des fonctions obtenues par composition à partir de ces transformations élémentaires. C’est le cas de l’opérateur S (le Slide que l’on pourrait traduire par « glissement »), correspondant à la transformation LPR (ou, de façon équivalente, RPL) et de l’opérateur H ou « pôle hexatonique », qui correspond à la transformation PLP. Au passage, d’autres opérateurs non élémentaires auraient pu être mentionnés dans cette présentation, étant donné leur place tout à fait naturelle dans la palette d’outils transformationnels. C’est le cas de l’opérateur N ou Nebenverwandt (que l’on pourrait traduire en français par « voisin proche », correspondant à la transformation PLR ou, de façon équivalente, RLP), ou encore de l’opérateur F ou Far Fifth (« quinte éloignée », correspondant à la transformation PRL ou, de façon équivalente, LRP)6Je remercie Xavier Hascher pour son aide dans la traduction en français de ces termes techniques souvent assez exotiques, mais qui se sont néanmoins imposés dans la littérature transformationnelle anglophone. Voir en particulier les ouvrages de Gollin et Rehding (2011) et de Lehman (2018).. À la différence des opérateurs S et H, ces deux dernières transformations ne se révèlent toutefois pas utiles dans l’analyse du répertoire romantique dont il est question dans cette première partie, ce qui explique sans doute le fait qu’elles soient passées quelque peu sous silence. On reviendra sur ces opérateurs non élémentaires lorsqu’on analysera le contenu de la quatrième partie de l’ouvrage, beaucoup plus tournée vers un répertoire jazz et des techniques de production en popular music.

Bien que l’ouvrage collectif soit centré sur les aspects pratiques de la démarche transformationnelle, il reste ouvert à des contributions hautement théoriques. Aux chapitres analytiques signés par Antonio Grande (p. 5-22) et Bozhidar Chapkanov (p. 23-46) (consacrés respectivement à l’analyse néo-riemannienne de la pièce « Un sospiro » de Liszt et à l’application du Tonnetz dans la musique tardive pour piano de ce compositeur hongrois) succèdent en effet deux contributions théoriques autour des « équivalents enharmoniques des triades consonantes » (ou EECT) et de la formalisation algébrique des croisements de voix en termes d’inversions contextuelles. La première contribution théorique, signée par Yosef Goldenberg (p. 47-73), offre une interprétation alternative des opérateurs néo-riemanniens de base ainsi que des transformations non élémentaires impliquant un mouvement de simple demi-ton à travers une conceptualisation ayant recours au concept d’enharmonie. Dans le cas du chapitre de Robert Peck (p. 75-95), l’analyse transformationnelle laisse place aux envolées théoriques issues d’un modèle mathématique qui décrit les fondements algébriques du problème de croisement des voix dans ses liens avec le concept d’inversion contextuelle. Le chapitre se conclut par une invitation à explorer des cas où la commutativité entre des opérations d’échange de voix et les inversions contextuelles n’est plus valable, ce qui constitue une généralisation des constructions transformationnelles issues des théories de David Lewin (1987) et semble ouvrir des perspectives analytiques tout à fait nouvelles.

 

Aller au-delà des répertoires européens traditionnels grâce à une analyse transformationnelle

La deuxième partie de l’ouvrage montre l’application des théories transformationnelles à l’analyse des musiques traditionnelles non européennes. Il s’agit d’une partie assez courte avec uniquement deux chapitres, mais dont il faut souligner l’importance et la nouveauté par rapport à la littérature néo-riemannienne qui reste, en grande partie, centrée sur la tradition savante occidentale. Les deux chapitres proposent ainsi de dépasser la perspective eurocentrique pour montrer la pertinence des outils transformationnels dans l’analyse des musiques brésilienne et turque. Le premier chapitre de cette deuxième partie, signé par Desirée Mayr (p. 101-118), est consacré à la Sonate pour violon, op. 14 du compositeur brésilien Leopoldo Miguéz. L’influence du romantisme européen est évidente dans cette pièce qui utilise une organisation harmonique tout à fait susceptible d’être analysée à l’aide du « dual » du Tonnetz, à savoir le pavage hexagonal du plan ou représentation de type « Chicken-wire », pour utiliser le terme introduit par Jack Douthett et Peter Steinbach (1998). Le graphe dont les sommets sont des accords majeurs et mineurs est sans doute une représentation utile pour mettre en évidence des cycles hexatoniques et octotoniques, à savoir des boucles harmoniques engendrées par l’alternance respectivement des transformations P et L et des transformations P et R (Cohn 1998). Des influences de la tradition savante européenne sont également évidentes dans le répertoire analysé dans le second chapitre de cette deuxième partie. L’étude de Recep Güll et Ozan Baysal (p. 119-143) se concentre sur la démarche musicale proposée par le groupe des cinq compositeurs turcs pionniers de la musique classique turque de la seconde moitié du XXe siècle7Il s’agit de Necil Kazım Akses, Hasan Ferit Alnar, Ulvi Cemal Erkin, Cemal Reşit Rey et Ahmet Adnan Saygun.. Ce groupe emprunte à la musique savante occidentale plusieurs constructions théoriques (transformations modales, transpositions chromatiques contextuelles sur le contenu intervallique d’un accord donné, rotations intervallaires, matrices transformationnelles, etc.) qui rendent leurs compositions particulièrement adaptées à une analyse musicale de type transformationnel. On pourrait être surpris par le fait de se limiter à un répertoire qui renonce volontairement à la richesse intervallaire des tempéraments inégaux caractéristiques d’une musique basée sur les makams, mais il y a avant tout un souci d’application des outils transformationnels qui ont été conçus pour décrire l’organisation harmonique dans le cas du tempérament égal, du moins dans la tradition néo-riemannienne. On pourrait souligner le fait que, dans l’approche proposée par Riemann, le Tonnetz ne se limite pas au cas du tempérament égal, mais représente un espace infini engendré par des intervalles purs. Il y aurait donc sans doute une possibilité d’adapter la démarche transformationnelle à des répertoires traditionnels qui ne relèvent pas du tempérament égal, mais cela ne remet pas en cause l’intérêt de cette étude qui montre la pertinence de l’approche transformationnelle dans les musiques d’autres régions du monde et suggère ainsi de nouvelles pistes de recherche, cette fois pour le « working ethnomusicologist ».

 

Analyse transformationnelle et musique post-tonale

La troisième partie est à nouveau centrée sur la tradition savante occidentale, mais le répertoire choisi montre l’intérêt d’inscrire explicitement la démarche transformationnelle dans le dépassement de l’approche néo-riemannienne. Comme la première partie de l’ouvrage l’a très bien montré, le Tonnetz et son « dual » sont particulièrement adaptés pour l’analyse de musiques basées sur une organisation harmonique privilégiant des triades consonantes et leurs transformations parcimonieuses, incluant éventuellement des accords avec un certain nombre de notes en commun (tels les accords augmentés, diminués ou les accords de septième). Le cas de la musique post-tonale, à laquelle est consacrée cette partie de l’ouvrage collectif, est intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord, comme l’introduction de cette troisième partie le souligne à juste titre,

depuis [la publication de l’ouvrage] Generalized Musical Intervals and Transformations de David Lewin, l’un des objectifs principaux des théories transformationnelles a été de s’appliquer aussi bien au cas des musiques tonales qu’à celui des musiques atonales, en incluant tout type d’accords et de relations de hauteur (p. 147)8« Since David Lewin’s Generalized Musical Intervals and Transformations one of the primary goals of transformational theories has been to work equally well for both tonal and atonal music, as well as for all kinds of chords and pitch relationships » (traduction en français de l’auteur)..

Cela découle précisément du cadre algébrique proposé par David Lewin à travers le concept de GIS (Generalized Interval System ou « système d’intervalles généralisés ») dans lequel l’intervalle musical devient un élément d’une structure algébrique, celle de groupe. Le Tonnetz étant un exemple de GIS, on comprend bien l’intérêt de coupler systématiquement les représentations géométriques associées aux constructions transformationnelles avec la formalisation algébrique permettant, par exemple, de généraliser ce Tonnetz à toute triangulation9Techniquement, il s’agit d’un cas particulier de la triangulation de Delaunay correspondant à un pavage du plan par des triangle équilatéraux, c’est-à-dire des triangles dont les côtés ont tous la même longueur. C’est une abstraction mathématique qui ne correspond pas à l’intuition musicale, du moment où les triangles en question représentent des accords majeurs et mineurs dans lesquels les trois intervalles qui les composent (tierce majeure, tierce mineure et quinte) ne sont évidemment pas égaux. du plan engendré par n’importe quel accord de trois notes et ses transformations parcimonieuses. Les différents Tonnetze peuvent ainsi rendre compte d’une organisation harmonique typique d’un répertoire privilégiant d’autres rapports intervallaires que les intervalles de tierce majeure, de tierce mineure et de quinte qui sont caractéristiques d’un répertoire tonal10Notons, au passage, que ce point est déjà soulevé par le compositeur et théoricien belge Henri Pousseur dans sa « théorie des réseaux », une version du Tonnetz généralisé dont les origines remontent, selon Pousseur, à Jean-Philippe Rameau (Pousseur 1968).. Les quatre chapitres de cette troisième partie proposent donc plusieurs adaptations du cadre néo-riemannien « classique » afin de mettre en évidence les outils les plus adaptés pour l’analyse transformationnelle de la musique post-tonale. Les deux premiers chapitres sont consacrés à l’analyse de la musique d’Anton Webern. Le texte de Stephen Brown et Edward Gollin (p. 149-163) propose une analyse du deuxième mouvement du Concerto pour neuf instruments, op. 24 de Webern à travers une triangulation du plan engendrée par les intervalles de seconde mineure et de tierce majeure. Le Tonnetz « classique » – ou (345)-Tonnetz – est ainsi remplacé par le Tonnetz engendré par l’accord dissonant (014) et ses transpositions/inversions. Les opérateurs élémentaires P, R et L se généralisent de façon tout à fait naturelle au cas du (014)-Tonnetz, permettant ainsi à l’analyste de représenter le contenu mélodique et harmonique de la partie initiale du Concerto de Webern comme un véritable zigzag dans le Tonnetz modifié. Si l’accord (014) joue un rôle important dans le Concerto pour neuf instruments, un autre accord semble stratégique dans le cas des Variations, op. 30 de Webern. Il s’agit, comme le montre le chapitre suivant de Stephen Brown (p. 165-191), de l’accord (013) associé à une triangulation du plan engendrée par des intervalles de seconde mineure et de tierce mineure. À la différence des auteurs du chapitre précédent, il n’est alors pas seulement question de dégager une trajectoire spatiale dans le Tonnetz modifié, mais aussi d’organiser le matériel harmonique dans une disposition spatiale qui n’est pas sans rappeler d’autres constructions transformationnelles, à savoir les réseaux de Klumpenhouwer (ou « K-nets »). L’analogie entre les représentations des progressions harmoniques dans un Tonnetz modifié et les réseaux de Klumpenhouwer aurait pu être poussée plus loin en introduisant des réseaux constitués non seulement de notes reliées par des opérations de transposition, mais en associant également des inversions. Cela aurait pu mettre en lumière une autre propriété transformationnelle permettant de lier les deux tétracordes (0236) et (0124) de la sixième variation, au-delà d’intéressantes symétries axiales observées par l’auteur à partir du (013)-Tonnetz. On aurait ainsi obtenu une confirmation de l’hypothèse avancée par le directeur de l’ouvrage dans l’introduction de la troisième partie, à savoir le fait que tous ces exemples démontrent qu’il « peut y avoir une panoplie de façons d’expliquer la musique atonale à travers les outils analytiques de la théorie transformationnelle11« there can be a variety of ways to explain atonal music through the analytical apparatus of transformational theory » (traduction en français de l’auteur). » (p. 147). Parfois, il est même utile d’utiliser une méthodologie hybride ayant recours à des approches théoriques différentes, mais pouvant être combinées à l’aide d’une démarche transformationnelle. Cet aspect est discuté par Yvonne Teo dans le chapitre suivant (p. 193-225) consacré à la mise en place d’un modèle analytique pouvant combiner les théories basées sur le voice leading et celles schenkériennes, néo-riemanniennes et ensemblistes, en particulier lorsqu’elles concernent la « Beat-Class Set Theory », à savoir les approches ensemblistes introduites par Milton Babbitt dans l’étude des correspondances entre rythmes et hauteurs (Babbitt 1962). Le chapitre est particulièrement intéressant d’un point de vue méthodologique, notamment dans la réflexion épistémologique qui en occupe toute la première partie et permet de préparer le terrain pour l’application analytique qui suit. Le répertoire analysé relève de la musique néo-classique, ce qui offre un autre cas d’étude pour tester la pertinence analytique des outils transformationnels. Les deux pièces analysées sont le Concerto pour violon en ré mineur de R. Vaughan Williams et la Passacaglia pour piano d’Aaron Copland. Il est clair que ce répertoire se prête particulièrement bien à une méthodologie hybride, chaque approche théorique pouvant offrir une perspective analytique spécifique sur un aspect du processus compositionnel. Il serait d’ailleurs intéressant de voir cette méthodologie à l’œuvre dans d’autres répertoires, afin de pouvoir mesurer l’une des hypothèses à la base de ce chapitre, à savoir le fait que les outils théoriques développés sont susceptibles d’enrichir à la fois l’analyse musicale ainsi que l’interprétation et la perception. Cette triple composante articulant démarche analytique, théorie de la performance et sciences cognitives de la musique au sein d’un dispositif théorique sophistiqué rappelle la démarche initiée par David Lewin, l’un des pères fondateurs de l’approche transformationnelle, également partisan d’une méthodologie hybride pouvant combiner plusieurs approches théoriques. Il serait intéressant de confronter ce neuvième chapitre de l’ouvrage collectif avec l’étude que David Lewin consacre au Klavierstück III de Karlheinz Stockhausen dans son traité analytique Musical Form and Transformation (Lewin 1993). La question que l’on pourrait poser face au répertoire néo-classique analysé par Yvonne Teo serait alors la même que Lewin posait dans le cas de la pièce atonale de Stockhausen : non pas « do you hear it? », mais plutôt « can you hear it? ». En d’autres mots, peut-on focaliser l’attention auditive (aural attention) sur des aspects de la partition que l’approche transformationnelle permet de révéler dans un dispositif spatial pouvant impacter à la fois la perception de la pièce et son interprétation ? Quant à l’article conclusif de cette troisième partie, il offre un autre exemple d’approche hybride en analyse transformationnelle (Harding, p. 227-243). Cette fois, il ne s’agit pas de combiner démarches néo-riemanniennes et tradition schenkérienne, mais de suivre les développements récents de la théorie transformationnelle autour d’un certain nombre de concepts et constructions sur les ensembles de classes de hauteurs qui remontent à la fin des années 1950 (Lewin 1959). Cela a ouvert la voie – un demi-siècle plus tard – à l’introduction dans la théorie de la musique d’outils et de concepts issus du traitement du signal audio, comme la transformation de Fourier discrète (ou DFT). La publication de l’ouvrage monographique consacré aux espaces de Fourier en théorie de la musique (Amiot 2016) peut être considérée comme l’acte fondateur de cette branche de l’approche transformationnelle qui combine de façon extrêmement élégante formalisation algébrique, représentations géométriques et modélisation computationnelle. Le Tonnetz pouvant être formalisé comme un sous-espace de l’espace des phases de Fourier, la nouvelle approche offre un cadre unifié pour représenter les différents Tonnetze, chaque espace offrant – comme Jennifer Harding le souligne dans la partie finale de sa contribution – « sa propre collection de relations spatiales qui permettent de nouvelles observations, hypothèses et conclusions12« each space provides its own set of spatial relationships that allow for new observations, suggestions, and conclusions » (traduction en français de l’auteur). » (p. 148). Les deux cas d’étude choisis par l’autrice pour illustrer la puissance de l’approche transformationnelle basée sur la DFT suggèrent également la possibilité de faire coexister – via les divers coefficients de Fourier – les théories de la conduite des voix et des espaces de représentations des structures d’accords à cardinalité variable dans des répertoires stylistiquement très différents. Les mêmes outils théoriques peuvent en effet s’appliquer aux harmonies triadiques et non triadiques de la pièce Thème et variations pour violon et piano d’Olivier Messiaen ainsi qu’aux sous-ensembles de cardinalité trois, quatre et cinq des collections octotoniques utilisés par le compositeur et chef d’orchestre britannique Thomas Adès dans la pièce « Days », troisième mouvement de son Quatuor à cordes « The Four Quarters ».

 

Analyse transformationnelle, jazz et production musicale

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage collectif offre une autre preuve de la richesse et de la souplesse de l’approche transformationnelle avec trois contributions centrées sur l’improvisation jazz et sur la production dans la musique pop. L’application des théories transformationnelles à un répertoire jazz implique tout d’abord une extension des opérateurs de base de l’approche néo-riemannienne à des Tonnetze de dimension supérieure dans lesquels les triades sont remplacées par des accords de septième et de neuvième. Les contributions signées par Rich Pellegrin (p. 249-278) et Timothy Clarkson (p. 279-300) s’inscrivent dans la lignée des recherches ouvertes par Guy Capuzzo, Steven Strunk, Joon Park, Keith J. Waters et J. Kent Williams sur la pertinence des outils transformationnels dans la description de techniques compositionnelles propres à l’harmonie jazz. Ce domaine de recherche représente assurément un terrain d’étude très prometteur au sein duquel on peut bien imaginer arriver à concilier – comme les auteurs le suggèrent d’ailleurs – des approches théoriques différentes telles que celles basées sur des modèles géométriques du voice leading (Tymoczko 2011), de la théorie des graphes (Cannas et Andreatta 2018) ou de la topologie (Yust 2020). Puis, la contribution conclusive de cet ouvrage collectif pousse l’application d’outils transformationnels encore plus loin en montrant la possibilité d’une appropriation de ces techniques compositionnelles et analytiques dans une perspective de production en popular music. L’article signé par Hussein Boon (p. 301-320) clôture de façon à la fois pédagogique et prospective l’ouvrage en reprenant les diverses transformations néo-riemanniennes élémentaires (R, P, L) et composées (S = LPR, N = PLR et H = PLP). À ces six opérateurs, que l’auteur privilégie pour leur présence récurrente dans la popular music, on pourrait sans doute ajouter, comme nous l’avons déjà suggéré, l’opérateur F de « quinte éloignée » dont Frank Lehman a montré l’utilisation systématique dans la musique de film, en particulier dans celle d’Hollywood (Lehman 2018). Les exemples audio et vidéo qui sous-tendent ce treizième chapitre – disponibles sur la page GitHub de l’auteur13https://github.com/boonh/Music-Production-and-NRTs, consulté le 22 janvier 2025. – sont particulièrement utiles pour accompagner les diverses phases d’une production musicale s’appuyant sur les outils transformationnels et sur l’environnement Ableton Live. En complément du matériel pédagogique mis à disposition par l’auteur, nous aimerions ajouter une invitation au lecteur intéressé à approfondir les aspects théoriques de l’utilisation de techniques transformationnelles en popular music à visionner les exemples musicaux réalisés par Alexandre Popoff et disponibles en ligne sur son blogue (Popoff 2021).

Dans l’analyse d’un tel recueil d’articles, qui s’attaque à un sujet si vaste, il est toujours tentant de chercher des angles morts dans les thématiques abordées ou dans la liste des références bibliographiques. L’exercice est par ailleurs particulièrement difficile dans ce cas-ci, compte tenu de la variété des sujets traités et du soin avec lequel la section bibliographique a été rédigée. Le choix d’organiser la bibliographie en cinq sections comprenant les précurseurs (avant 1980), les études fondationnelles (années 1980), les premiers développements et diversifications (années 1990), les développements ultérieurs et expansions du domaine (années 2000) et les études plus récentes (après 2010) offre un précieux support pour comprendre l’évolution de l’analyse transformationnelle, de la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’à nos jours. En complément de cette chronologie, on peut néanmoins suggérer des champs de recherche qui semblent particulièrement prometteurs dans le domaine des théories transformationnelles et qui pourraient constituer un complément aux nombreux aspects déjà traités par cet ouvrage extrêmement dense.

Si, comme l’ouvrage le montre et comme nous l’avons également souligné à plusieurs reprises, l’analyse transformationnelle plonge ses racines dans les traités des théoriciens de la musique de la deuxième moitié du XIXe siècle, le véritable « tournant transformationnel » – pour utiliser une expression employée par Palisca et Bent (2001) – a eu lieu à partir des années 1980, grâce en particulier à l’approche algébrique proposée par David Lewin dans son opus magnum (Lewin 1987). Certains développements récents des théories de David Lewin, en particulier autour de la formalisation des « systèmes d’intervalles généralisés » et des réseaux de Klumpenhouwer via la théorie mathématique des catégories (Fiore et Noll 2011 ; Fiore, Noll et Satyendra 2013, Popoff, Andreatta et Ehresmann 2016), suggèrent que la souplesse des outils transformationnels, dont cet ouvrage collectif a offert des exemples remarquables dans de nombreux répertoires musicaux, pourrait bénéficier d’un cadre théorique et computationnel à la fois puissant et élégant. Loin de s’adresser exclusivement à des « working mathematicians », comme nous l’avions mentionné au tout début de ce compte rendu, l’approche catégorielle pourrait alors offrir un cadre conceptuel au sein duquel la théorie transformationnelle trouverait les outils opératoires les plus généraux pour décrire – d’une façon complémentaire – les diverses dimensions analytiques qui ont fait l’objet de ce remarquable ouvrage collectif.

 

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Moreno Andreatta, « Compte rendu de Transformational Analysis in Practice. Music-Analytical Studies on Composers and Musicians from Around the World, dirigé par Bozhidar Chapkanov », Revue musicale OICRM, vol. 12, no 1, 2025, p. 207-217.

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Moreno Andreatta, « Compte rendu de Transformational Analysis in Practice. Music-Analytical Studies on Composers and Musicians from Around the World, dirigé par Bozhidar Chapkanov », Revue musicale OICRM, vol. 12, no 1, 2025, mis en ligne le 13 mai 2025, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol11-n2/compte-rendu-transformational-analysis/, consulté le…


Auteur

Moreno Andreatta, Université de Strasbourg et Ircam

Diplômé en mathématiques de l’Université de Pavie et en piano du Conservatoire de Novara, Moreno Andreatta est docteur en musicologie computationnelle (École des hautes études en sciences sociales, Paris). Directeur de recherche en mathématiques et musique au CNRS à l’Institut de recherche en mathématiques avancées (IRMA), il est également chercheur associé à l’Ircam. Il enseigne la musicologie computationnelle (Master ATIAM) et les modèles formels dans la chanson (licence en musiques actuelles de l’Université de Strasbourg). Moreno Andreatta est actuellement responsable du projet Structural Music Information Research (SMIR), un projet transversal mené à l’Université de Strasbourg en collaboration avec l’équipe Représentations musicales de l’Ircam.

Notes

Notes
1 Dans cet article, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’alléger le texte.
2 Pour simplifier la dénomination, les termes « musique contemporaine » et « musique savante » seront considérés comme synonymes, de même que « popular music » et « musique populaire », et cela bien que cette dernière expression en français renvoie parfois plutôt à la musique traditionnelle et folklorique.
3 « Transformational analysis can open our eyes and ears to many harmonic details in the music of nineteenth and twentieth centuries, which remain obscure in other modes of analysis » (traduction en français de ce passage de la quatrième de couverture par l’auteur).
4 Par ailleurs, l’appellation « néo-riemannienne », qui accompagne souvent la démarche transformationnelle, établit de facto cette généalogie et souligne la place centrale occupée par Hugo Riemann dans l’introduction d’outils théoriques relevant d’une approche fonctionnelle. Cette approche vise à mettre au cœur du dispositif analytique la notion de « fonction », dont la généralisation conduit tout naturellement à l’idée de « transformation » en tant qu’application définie sur des ensembles d’éléments susceptibles de décrire les différents espaces musicaux (hauteurs, rythmes, etc.).
5 Si l’on considère, par exemple, l’accord de do majeur, les trois opérations R, P et L transforment cet accord respectivement en accord de la mineur (la relative de do majeur), do mineur (le parallèle de do majeur) et mi mineur (le Leittonwechsel de do majeur).
6 Je remercie Xavier Hascher pour son aide dans la traduction en français de ces termes techniques souvent assez exotiques, mais qui se sont néanmoins imposés dans la littérature transformationnelle anglophone. Voir en particulier les ouvrages de Gollin et Rehding (2011) et de Lehman (2018).
7 Il s’agit de Necil Kazım Akses, Hasan Ferit Alnar, Ulvi Cemal Erkin, Cemal Reşit Rey et Ahmet Adnan Saygun.
8 « Since David Lewin’s Generalized Musical Intervals and Transformations one of the primary goals of transformational theories has been to work equally well for both tonal and atonal music, as well as for all kinds of chords and pitch relationships » (traduction en français de l’auteur).
9 Techniquement, il s’agit d’un cas particulier de la triangulation de Delaunay correspondant à un pavage du plan par des triangle équilatéraux, c’est-à-dire des triangles dont les côtés ont tous la même longueur. C’est une abstraction mathématique qui ne correspond pas à l’intuition musicale, du moment où les triangles en question représentent des accords majeurs et mineurs dans lesquels les trois intervalles qui les composent (tierce majeure, tierce mineure et quinte) ne sont évidemment pas égaux.
10 Notons, au passage, que ce point est déjà soulevé par le compositeur et théoricien belge Henri Pousseur dans sa « théorie des réseaux », une version du Tonnetz généralisé dont les origines remontent, selon Pousseur, à Jean-Philippe Rameau (Pousseur 1968).
11 « there can be a variety of ways to explain atonal music through the analytical apparatus of transformational theory » (traduction en français de l’auteur).
12 « each space provides its own set of spatial relationships that allow for new observations, suggestions, and conclusions » (traduction en français de l’auteur).
13 https://github.com/boonh/Music-Production-and-NRTs, consulté le 22 janvier 2025.

ISSN : 2368-7061
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