The Lady in Number 6. Music Saved My Life,
court-métrage documentaire de Malcolm Clarke

DVD, Universal City, CA, Reed Entertainment, 2013, 39 min

Laurence Manning

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Mots clés : Malcolm Clarke ; court-métrage documentaire ; pianiste ; Alice Herz-Sommer.

Keywords: Malcolm Clarke; documentary short film; pianist; Alice Herz-Sommer.

 

Le court-métrage documentaire The Lady in Number 6. Music Saved My Life (2013), réalisé par Malcolm Clarke, rend hommage à Alice Herz-Sommer (1903-2014), une pianiste juive d’origine tchèque qui a survécu à l’Holocauste. Âgée de 109 ans au moment du tournage en 2013, Herz-Sommer est alors la survivante la plus âgée de la Seconde Guerre mondiale. Elle décède le 23 février 2014, une semaine avant la 86e cérémonie des Oscars, durant laquelle le film de Clarke remporte l’Oscar du meilleur court-métrage documentaire.

Ce petit film de 39 min, produit par Nicholas Reed, raconte l’histoire de la pianiste sous un angle intimiste permettant de découvrir son univers à travers son quotidien, alors qu’elle se trouve au crépuscule de sa vie. Des images de Herz-Sommer au piano sont alternées avec des plans rapprochés de son visage dont l’expression témoigne de toute la force vitale et la joie de vivre de cette survivante déportée à Theresienstadt pendant deux ans (de juillet 1943 à juin 1945). Des photos d’archives sont présentées au fil du documentaire, ainsi que des témoignages de plusieurs amies de la pianiste, dont deux ont également survécu à l’Holocauste : Anita Lasker-Wallfisch (1925-), violoncelliste, et Zdenka Fantlova (1922-), actrice.

Lucide, Herz-Sommer a su composer avec son passé, se créer une vie heureuse et épanouie, entourée des gens qu’elle aime, travaillant encore le piano près de trois heures par jour à 109 ans et remerciant la vie des cadeaux qu’elle lui a apportés, sans entretenir de sentiments haineux à l’égard des nazis. Cette résilience, qui est rapportée dans la littérature à son sujet (voir surtout Stoessinger 2012, Müller et Piechocki 2007), est particulièrement bien traduite dans le court-métrage, avec le témoignage direct de la pianiste dont le regard pétillant est bien celui d’une femme qui a trouvé le bonheur. Son énergie positive est visible et communicatrice pour ceux qui la côtoient, de même que pour les spectateurs du film.

Comme le suggère le titre Music Saved My Life, Herz-Sommer considère que la musique lui a sauvé la vie. Il faut savoir que la pianiste a pu jouer de son instrument à l’intérieur même du camp1À Theresienstadt, les artistes étaient nombreux : la vie culturelle y était tolérée, puis encouragée par les nazis, qui fournissaient des instruments de musique. Il faut savoir cependant que l’équipement était restreint, de même que le temps de répétition. Malgré tout, les musiciens étaient reconnaissants d’avoir la possibilité de jouer de leur instrument en privé, même pour un temps aussi limité que 30 minutes par jour (Müller et Piechocki 2007, p. 136-139). et que sa profession lui a probablement permis d’avoir la vie sauve, même si tel n’a pas été le cas pour de nombreux musiciens en détention2Bruno Giner dresse une liste non exhaustive des musiciens internés dans les camps de concentration ou d’extermination nazis : des huit pianistes énumérés (dont Herz-Sommer), cinq sont décédés dans des camps et trois ont survécu à la déportation (Giner 2011, p. 161-162).. À un autre niveau, la musique s’est avérée salvatrice pour l’équilibre psychologique de Herz-Sommer, en l’empêchant de perdre tout sens à la vie et en lui permettant de garder espoir dans les moments les plus sombres.

 

La musique comme outil de résistance

Avant la guerre, Alice Herz-Sommer mène une carrière de pianiste et enseigne la musique. Elle vit paisiblement avec son mari Leopold Sommer, violoncelliste, et leur fils unique, Stephan Sommer (rebaptisé plus tard Raphaël). La musique constituera un rempart contre la souffrance à venir, une protection face à l’horreur dont Herz-Sommer sera témoin à Theresienstadt.

Durant sa déportation, les concerts constituent des moments précieux pour la pianiste, ainsi que pour les autres détenus. Elle confie dans A Garden of Eden in Hell. The Life of Alice Herz-Sommer (Müller et Piechocki 2007), qu’il lui est arrivé à Theresienstadt de se sentir un peu comme dans un concert normal, comme avant la guerre, avec les mêmes étapes de préparation. Ainsi, lors de son premier récital au camp, elle ressent « a profound sensation of happiness, tension and nervousness, which she always experienced just before a concert » (ibid., p. 156-157) au moment de traverser la salle devant 300 auditeurs. Herz-Sommer a donné en tout plus d’une centaine de récitals à Theresienstadt, interprétant essentiellement des oeuvres de Beethoven, Bach et Chopin.

Pendant la déportation, la musique lui a permis de s’évader notamment par la rêverie. Par sa beauté et sa force expressive, la musique permet de garder son âme intacte sans perdre la tête, car l’expérience de la terreur et de l’horreur peuvent conduire à une sorte de déshumanisation, une perte du sens de la vie. Dans un tel contexte, la beauté de la musique et son sens profond peuvent être une source de réconfort : l’espèce humaine ne peut pas être totalement vaine si elle a créé tant de beauté. En outre, la musique permet de conserver un sentiment de foi en le sens de l’existence et un rempart contre l’angoisse de la déshumanisation et du chaos de la guerre.

Après l’Holocauste, Herz-Sommer reprend ses activités de musicienne et de professeure. La musique l’aura donc accompagnée tout au long de sa vie, comme le montre éloquemment le court-métrage de Clarke. Il est d’ailleurs absolument charmant d’avoir la possibilité d’entendre et de voir jouer Herz-Sommer sur son vieux piano droit, d’autant plus qu’elle avait conservé des habiletés pianistiques étonnantes vu son âge avancé.

 

La résilience par la musique

Dans le court-métrage, Herz-Sommer fait preuve d’une grande sagesse. Un des moments les plus touchants est celui où elle raconte le décès prématuré de son fils bien-aimé, Raphaël Sommer, disparu subitement à l’âge de 64 ans. Malgré la tristesse qui voile son regard, l’espoir renaît lorsqu’elle partage sa profonde gratitude envers la vie pour la mort sans souffrance de son fils qui n’a pas connu les tourments de la vieillesse3« He didn’t suffer, he didn’t know that he would die, and he… It’s a privilege, I have to be thankful he didn’t suffer. He didn’t know what it is to be old » (Herz-Sommer citée dans Clarke 2013, 31:05-31:31).. « It depends on me, if the life is good or not. On me, not on life, on me. Everything is good and bad. I look at the good side », confie-t-elle (dans Clarke 2013, 30:09-32:27).

Extrait vidéo 1 : Malcolm Clarke, The Lady in Number 6. Music Saved My Life (2013), 30:09-32:27.

La philosophie du bonheur de la vie de Herz-Sommer s’explique par le phénomène de la résilience. Ce terme issu de la physique désigne l’aptitude d’un corps à résister à un choc. Dans les sciences sociales, il signifie plutôt « la capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comportent normalement le risque grave d’une issue négative » (Cyrulnik 2002, p. 8). Chez Herz-Sommer, il est indéniable que la musique a eu un effet thérapeutique sur ses souffrances psychologiques subies par la perte de ses proches durant la guerre. Comme l’écrit Virginie Pape, éthologue en neuro-acoustique et musicienne :

La musique est un véritable soutien psychologique. […] La musique nous porte. C’est une aide à la gestion de la douleur, à son accompagnement, et sur les différentes étapes de notre vie. […] La musique, c’est l’émotion à l’état pur, un langage à part entière. Elle a un effet direct sur notre rythme, nos pulsations cardiaques, la pression sanguine, le système nerveux (Pape 2007, p. 293)…

Cyrulnik, grand spécialiste et théoricien de la résilience, souligne également l’importance de protéger son monde intime, par exemple avec la poésie :

C’est celui qui parvient à se réfugier dans son monde intérieur qui résiste le mieux à la cruauté. Les poètes alors deviennent des surhommes. […] Il leur arrive même d’éprouver de grandes sensations de beauté provoquées par leur représentation intime, alors qu’autour d’eux le réel est atroce (Cyrulnik 2002, p. 37).

Alice Herz-Sommer n’est pas la seule musicienne survivante de l’Holocauste que l’on peut qualifier de résiliente. Karel Ancerl (1908-1973), par exemple, chef d’orchestre et compositeur, a été déporté en 1942 à Theresienstadt puis transporté à Auschwitz-Birkenau. Contrairement à ses parents, à sa femme et à son fils, il a survécu à la déportation. Après la guerre, Ancerl a travaillé comme chef d’orchestre jusqu’à la fin de sa vie (Giner 2011, p. 111). Pour sa part, la violoncelliste Anita Lasker-Wallfisch (née en 1925, et que l’on peut voir dans le court-métrage The Lady in Number 6) a été déportée à Birkenau à l’âge de 17 ans. La jeune fille, dont les parents ont été sauvagement assassinés à Izbica (Pologne) en 1942, est devenue « la » violoncelliste de l’orchestre de femmes, ce qui lui a permis de garder un peu de son identité propre. Après la guerre, elle est devenue traductrice et a écrit, plusieurs décennies plus tard, son livre La vérité en héritage (1999) qui témoigne de ce qu’elle a vécu durant l’Holocauste (ibid., p. 130).

Un autre exemple intéressant est le cas de Simon Laks (1901-1983), déporté à Auschwitz-Birkenau (ibid., p. 122-125). Compositeur et violoniste, Laks a été le chef d’orchestre des prisonniers du camp. Il est l’auteur de Musiques d’un autre monde (1948) et de Mélodies d’Auschwitz (1978), écrits après la libération.

Alice Herz-Sommer se distingue parmi les musiciens survivants de la Seconde Guerre mondiale qui ont fait preuve de résilience, notamment par sa longévité exceptionnelle de 110 ans. Son secret ? Elle en a plusieurs : la musique d’abord, qu’elle a pratiquée jusqu’à ses derniers jours, ses amis, l’appréciation des petits bonheurs de la vie et son grand sens de l’humour. Les éclats de son rire sont d’ailleurs particulièrement communicatifs dans le court-métrage The Lady in Number 6. Au début du film, Herz-Sommer se félicite d’être la plus rieuse de son entourage (voir extrait vidéo 2).

Extrait vidéo 2 : Malcolm Clarke, The Lady in Number 6. Music Saved My Life (2013), 02:13-02:38.

 

Conclusion

Malcolm Clarke a visé juste avec son documentaire, car en aussi peu que 39 min, il parvient à livrer l’essentiel du message d’Alice Herz-Sommer : vivre, aimer les autres, aimer la vie, laisser son passé derrière soi et réapprendre à faire confiance à la vie. Le support média de la caméra permet d’ajouter l’élément manquant à la littérature pour compléter le portrait de cette pianiste philosophe : le témoignage vivant de la pianiste tchèque, à la fois visuel et sonore, permettant encore aujourd’hui de s’imprégner de sa philosophie exceptionnelle. La musique, particulièrement celle jouée par Herz-Sommer, apporte grandement au court-métrage.

Le cadre sentimental de ce petit film, amplifié à l’occasion par une musique originale plutôt mièvre – quoique tranquille et contemplative – ainsi que par un effet lumineux floué, n’était cependant pas nécessaire pour que l’auditeur soit touché par l’histoire d’Alice Herz-Sommer. Ce style détonne avec l’énergie vive de la pianiste qui, malgré ses 109 bougies, ne se laisse aucunement abattre par le poids de l’âge et les blessures du passé. En revanche, les passages où l’on peut entendre des extraits du répertoire classique pour piano et les extraits joués par Herz-Sommer, enrichissent le contenu du court-métrage documentaire.

On peut reconnaître à Clarke le mérite d’avoir immortalisé ce témoignage vivant de la pianiste, qui vaut la peine d’être vu et entendu. Encore aujourd’hui, à titre posthume, Alice Herz-Sommer peut toujours transmettre son optimisme, son altruisme, son humour, et surtout, sa joie de vivre.

 

Bibliographie

Clarke, Malcolm (2013), The Lady in Number 6. Music Saved My Life, DVD, Universial City, CA, Reed Entertainment, 39 min.

Cyrulnik, Boris (2002), Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob.

Giner, Bruno (2011), Survivre et mourir en musique dans les camps nazis, Paris, Berg International éditeurs.

Laks, Szymon (1978), Mélodies d’Auschwitz, Paris, Mercure de France.

Laks, Szymon, et René Coudy (1948), Musiques d’un autre monde, Paris, Mercure de France.

Lasker-Wallfisch, Anita (1999), La vérité en héritage. La violoncelliste d’Auschwitz, Lausanne, le Grand livre du mois.

Müller, Melissa, et Reinhard Piechocki (2007), A Garden of Eden in Hell. The Life of Alice Herz-Sommer, Londres, Macmillan.

Stoessinger, Caroline (2012), A Century of Wisdom. Lessons from the Life of Alice Herz-Sommer, New York, Spiegel and Grau.

Pape, Virginie (2007), « La musique nous est offerte avec la vie », dans Joyce Aïn (dir.), Résiliences. Réparation, élaboration ou création ?, Ramonville-Saint-Agne, Érès, p. 287-303.

 


PDF

RMO_vol.3.2_Lady-in-Number_6

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Citation

  • Référence papier (pdf)

Laurence Manning, « The Lady in Number 6. Music Saved My Life, court-métrage documentaire de Malcolm Clarke », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 2, 2016, p. 170-175.

  • Référence électronique

Laurence Manning, « The Lady in Number 6. Music Saved My Life, court-métrage documentaire de Malcolm Clarke », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 2, mis en ligne le 23 mai 2016, https://revuemusicaleoicrm.org/rmo-vol3-n2/lady-in-number-6/, consulté le…


Auteur

Laurence Manning, Université de Montréal

Originaire de Sorel-Tracy, Laurence Manning a étudié le piano au Conservatoire de musique de Montréal avec Louise Bessette, Raoul Sosa et Suzanne Goyette. Depuis l’hiver 2013, elle poursuit des études de doctorat en interprétation piano à l’Université de Montréal sous la direction du pianiste Paul Stewart et de la musicologue Marie-Hélène Benoit-Otis. Ses travaux portent sur la musique pour piano de la compositrice Fanny Mendelssohn-Hensel. Trois bourses d’excellence au doctorat lui ont été octroyées par le Comité d’attribution des bourses des 2e et 3e cycles de la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université de Montréal, dont la bourse Arsène-David.

Notes

Notes
1 À Theresienstadt, les artistes étaient nombreux : la vie culturelle y était tolérée, puis encouragée par les nazis, qui fournissaient des instruments de musique. Il faut savoir cependant que l’équipement était restreint, de même que le temps de répétition. Malgré tout, les musiciens étaient reconnaissants d’avoir la possibilité de jouer de leur instrument en privé, même pour un temps aussi limité que 30 minutes par jour (Müller et Piechocki 2007, p. 136-139).
2 Bruno Giner dresse une liste non exhaustive des musiciens internés dans les camps de concentration ou d’extermination nazis : des huit pianistes énumérés (dont Herz-Sommer), cinq sont décédés dans des camps et trois ont survécu à la déportation (Giner 2011, p. 161-162).
3 « He didn’t suffer, he didn’t know that he would die, and he… It’s a privilege, I have to be thankful he didn’t suffer. He didn’t know what it is to be old » (Herz-Sommer citée dans Clarke 2013, 31:05-31:31).

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